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Du Capitaine Swing à Pancho Villa
--> Résistances paysannes au capitalisme dans l’historiographie d’Eric Hobsbawm

Lu sur : EHESS « Eric Hobsbawm est un homme des Lumières : ne définit-il pas le socialisme comme le dernier et le plus extrême descendant du rationalisme du XVIIIème siècle ?

Ce n'est donc pas étonnant si la distinction entre "moderne" et "primitif" ou "archaïque", occupe une place importante dans ses travaux. Cependant, si l'on examine certains de ses écrits, et en particulier les trois ouvrages des années 1959-69 dédiés aux formes dites archaïques de révolte, on se rend compte que son approche se distingue de façon frappante de la vulgate "progressiste" par sont intérêt, sa sympathie, sa fascination même - ce sont ses propres termes - pour les mouvements "primitifs" de résistance et protestation antimoderne (anticapitaliste) des paysans. Il s'agit de Primitive Rebels (1959), Bandits (1969) et Captain Swing (1969).

Cette attitude - à la fois méthodologique, éthique et politique - implique une prise de distance envers une certaine historiographie, qui tend - à cause de ce qu'il dénonce comme une déformation (bias) rationaliste et "moderniste" - à négliger ces mouvements, en les considérant comme des survivances bizarres ou des phénomènes marginaux. Or, insiste Hobsbawm, ces populations "primitives", notamment rurales, sont encore aujourd'hui - cela veut dire dans les années 50 - la grande majorité de la nation dans la plupart des pays du monde. En outre, et cela est l'argument décisif pour l'historien, "c'est leur acquisition de conscience politique qui a fait de notre siècle le plus révolutionnaire de l'histoire".

En d'autres termes : ce type de mouvement, loin d'être marginal, est à la source ou à la racine, des grands bouleversements révolutionnaires du 20ème siècle, où les paysans et les masses pauvres des campagnes ont joué un rôle décisif : la Révolution mexicaine de 1911-19, la Révolution russe de 1917, la Révolution espagnole de 1936, la Révolution chinoise et la Révolution cubaine… L'idée est seulement suggérée par Hobsbawm, qui ne s'occupe pas directement d'aucun de ces événements, mais elle constitue une sorte d'arrière-plan de ses recherches sur les "primitifs".

Pour comprendre ces révoltes, observe Hobsbawm, il faut partir de la constatation que la modernisation, l'irruption du capitalisme dans des sociétés paysannes traditionnelles, l'introduction du libéralisme économique et des rapports sociaux modernes signifie pour elles une véritable catastrophe, un authentique cataclysme social qui les désarticule complètement (‘’out of joint’’ est le terme anglais intraduisible).

Que cet avènement du monde capitaliste moderne soit un processus insidieux, par l'opération de forces économiques que les paysans ne comprennent pas, ou une irruption brutale, par conquête ou changement de régime, il est perçu par eux comme une agression mortelle à leur mode de vie. Les révoltes paysannes de masse contre ce nouvel ordre vécu comme insupportablement injuste sont souvent inspirées par la nostalgie du monde traditionnel, du "bon vieux temps" - plus ou moins mythique - et prennent la forme d'une sorte de "luddisme politique".

Par exemple, les épidémies de banditisme social sont dans une grande mesure la réaction des communautés paysannes à la destruction de leur mode de vie par le monde moderne. Quant au puissant essor d'anarchisme rural en Andalousie au XIXème siècle - un des plus impressionnants mouvements de "millénarisme révolutionnaire" (nous y reviendrons) - il est à comprendre comme une réaction des paysans à l'introduction des relations sociales et légales capitalistes dans leur région.

Mais le cas de résistance rurale anticapitaliste qu'Hobsbawm a étudié de la façon la plus systématique, c'est la révolte des travailleurs agricoles anglais en 1830, un mouvement protestataire de masse, utilisant des méthodes "archaïques" - incendies de greniers, destruction de machines - qui se réclamait d'un mythique "Capitaine Swing".

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Dans le livre qu'il a dédié, en collaboration avec son ami Georges Rudé, à cette rébellion durement réprimée par les autorités - dix neuf exécutions, 481 déportations en Australie et 644 condamnations à des lourdes peines de prison, pour une révolte qui a détruit de la propriété mais n'a causé aucune mort d'homme chez ses ennemis - il caractérise le mouvement comme une résistance improvisée, spontanée, "archaïque", à la logique du marché, au plein triomphe du capitalisme rural. Ce n'est pas un hasard si les régions du pays les plus avancées du point de vue de la mécanisation de la production et du développement d'une agriculture commerciale - comme East Anglia - ont été les principaux épicentres de la révolte.

Il est difficile de trouver des mots, écrit Hobsbawm, pour décrire la dégradation sociale des travailleurs ruraux anglais en conséquence de l'avènement, au cours des années 1750-1850, de la société industrielle. Une à une, "avec l'inévitabilité d'un drame tragique", les défenses du travailleur agricole contre les maux traditionnels de la pauvreté - maladie, vieillesse, chômage - lui ont été enlevées et il a perdu le peu de droits traditionnels et de sécurité qu'il avait encore. Grâce à des nouvelles mesures établies à partir de 1795 - le célèbre "système de Speenhamland" - les salaires ont progressivement diminué, pour être remplacés par l'atroce "charité" des Poor Laws, avec leurs règles humiliantes, dégradantes et répugnantes. Les ouvriers agricoles se sont trouvés enfermés dans un contexte économique et social plus dur, inégalitaire et inhumain que par le passé. C'est donc une sombre accumulation de rage, haine, ressentiment et désespoir qui a provoqué l'explosion sociale de 1830.

Dans ce contexte il est compréhensible que la révolte du "Capitaine Swing" fût, dans une large mesure, inspirée par la nostalgie du passé, la défense des droits coutumiers des couches pauvres rurales, et le désir de restaurer l'ordre traditionnel qui les garantissait; dans ce sens le mouvement était, selon Hobsbawm, une sorte de "manifeste général du passé contre l'avenir" (contre le présent serait plus précis, il me semble).

Cependant, refusant de suivre une certaine tradition "moderniste" - aussi bien libérale que de gauche - l'historien ne caractérise pas du tout ce mouvement comme "réactionnaire". Loin de le condamner pour "passéisme" il attribue son échec au fait qu'il n'ait pas pu s'étendre aux milieux urbains : "Peut-être la plus grande tragédie de "Swing", c'est qu'il n'a jamais réussi à s'articuler avec la rébellion de la mine, de l'usine et de la ville".

Même l'acte par lequel la révolte entrait directement en contradiction avec le progrès technologique, la destruction des machines trieuses (threshing machines) - le genre de pratiques méprisées par les historiens prisonniers du fétichisme des "forces productives" - lui parait socialement et humainement compréhensible. Ces machines, qui enlevaient aux travailleurs agricoles leur principale occupation pendant les longs et difficiles mois d'hiver, en les condamnant au chômage et à la faim, était pour eux "une tragédie inqualifiable" et le symbole même de leur misère. D'où l'hostilité universelle, la haine générale pour cet outil mécanique qui fut massivement détruit, à coups de marteau et de barres de fer, par les "Swing". A la place de dénoncer ces actes comme "archaïques" ou "irrationnels", Hobsbawm - qui reconnaît que "l'historien de ce soulèvement a été fasciné, touché et ému par son sujet" - considère la destruction des machines à trier et leur neutralisation partielle pendant quelques dizaines d'années comme le résultat le plus efficace de la révolte ! Constatant la supériorité, de ce point de vue, du "Capitaine Swing" sur le "Roi Ludd" il conclut ainsi son bilan historique des événements de 1830 : "Les machines trieuses ne sont pas revenues à l'échelle ancienne. De tous les mouvements de destruction de machines du XIXème siècle, celui de ces travailleurs ruraux faibles (helpless) et inorganisés c'est révélé de loin le plus efficace".

Ce qui vaut pour les "Swing" s'applique aussi à d'autres mouvements de "luddisme politique", de révolution traditionaliste contre "ce que le monde extérieur (...) appelle "le progrès' ", comme les soulèvements paysans en Russie ou en Italie du Sud, au nom du Tzar ou des Bourbons.

Ces mouvements contestent-ils l'ordre établi ? Nous arrivons ici à une des principales questions que préoccupe Eric Hobsbawm : dans quelles conditions et sous quelles formes la révolte "primitive" peut se transformer en mouvement révolutionnaire ?

Dans le cas du banditisme social, le passage est malaisé. Les mouvements pour l'indépendance nationale sont plus compréhensibles pour la culture politique archaïque des bandits sociaux que les mouvements révolutionnaires modernes qui ne sont pas uniquement dirigés contre une puissance étrangère. Il arrive pourtant, comme dans le cas de la Révolution mexicaine de 1911-19, que les deux mondes se rejoignent ; "Le grand Pancho Villa, ce formidable général des armées révolutionnaires, fut amené à la Révolution mexicaine par des hommes de Madero. De tous les bandits professionnels du monde occidental, c'est peut-être lui qui eut la plus belle carrière révolutionnaire".

De toutes les formes de révolte "primitive", les mouvements millénaristes semblent être, aux yeux de l'historien, les plus aptes à devenir révolutionnaires. Il existerait entre millénarisme et révolution une sorte d'"affinité élective" - c'est ma terminologie et non celle d'EH - une analogie structurelle : "L'essence du millénarisme, l'espoir en un changement complet et radical du monde qui se traduira dans le millenium, un monde débarrassé de tous ses défauts actuels, n'est pas limité au primitivisme. Il est présent, presque par définition, dans tout mouvement révolutionnaire, de quelle espèce qu'il soit, et des éléments ‘'millénaristes'’ peuvent être découverts par le chercheur dans n'importe lequel, dans la mesure où il a des idéaux". Les mouvements millénaristes archaïques en Europe ont, ajoute-t-il, trois traits caractéristiques: 1) l'aspect révolutionnaire, i.e. le rejet profond et total du monde néfaste (evil) existant et l'aspiration passionnée à un autre, meilleur; 2) une idéologie de type "chiliastique", généralement d'inspiration messianique judéo-chrétienne; 3) un flou fondamental sur révolutionnarismes modernes, il n'insiste pas moins sur leur parenté (ou affinité) élective : "Même les révolutionnaires modernes les moins millénaristes ont en eux un trait (streak) d'"impossibilisme" qui en font des cousins des Taborites et des Anabaptistes, une parenté qu'ils n'ont jamais déniée".

Cela ne veut pas dire que "tous" les mouvements révolutionnaires sont millénaristes au sens strict ou, pire encore, relèvent d'un chiliasme de type primitif.

Et inversement, tout mouvement millénariste n'est pas nécessairement révolutionnaire, comme par exemple l'agitation messianique autour du prophète - d'inspiration joachimite - Davide Lazzaretti en Toscane autour des années 1870, étudié par Hobsbawm dans "Primitive Rebels".

Il n'empêche : l'affinité entre les deux n'est pas moins une donnée fondamentale dans l'histoire des révoltes paysannes contre la modernisation capitaliste. Il s'agit, il me semble, d'une des hypothèses de recherche les plus intéressantes esquissées par Hobsbawm dans ses travaux de cette époque. Il va illustrer son propos par deux études de cas tout à fait passionnantes : l'anarchisme rural en Andalousie et les ligues paysannes de Sicilie, tous les deux originaires de la fin du XIXème siècle avec des prolongements au XXème.

L'anarchisme agraire espagnol est peut-être "l'exemple le plus impressionnant de mouvement moderne de masses millénariste ou quasi-millénariste". Par son révolutionnarisme simple, par son rejet total et absolu de ce monde pervers et oppressif, par sa foi absolue dans le "grand changement", dans l'avènement d'un monde de Justice et Liberté, ce mouvement communiste libertaire - qui correspondait de façon troublante (uncanny) aux sentiments et aspirations spontanées des paysans andalous et à leur refus du nouvel ordre capitaliste - était "utopique, millénariste, apocalyptique".

L'attitude de l'historien devant les anarchistes andalous est empreinte d'ambivalence. D'un côté il ne cache pas son admiration pour leur énergie sociale, leur ferveur passionnée, leur croyance dans l'éducation, la science et le progrès, leur soif de connaissances - même à dos d'âne, le militant continuait à lire, laissant la bride sur l'animal ! - leur idéal simple et grandiose d'une société juste et libre, et, surtout, leur esprit de solidarité internationaliste, qui rendait "le cordonnier d'un petit village d'Andalousie conscient d'avoir des frères luttant pour la même cause à Madrid et à New York, à Barcelone et à Livourne ou Buenos Aires". Même leurs soulèvements "messianiques" toutes les dix années, toujours voués à l'échec, parce qu’isolés, étaient peut-être "dans les circonstances données seulement la moins désespérée des techniques révolutionnaires disponibles". Bref, l'anarchisme andalou est un phénomène qui ne peut qu'être "intensément émouvant pour toute personne qui s'intéresse au destin de l'être humain".

Il pense cependant - et ici c'est évidemment le communiste anglais qui parle – que par l'absence d'organisation, stratégie, tactique et patience, "leurs énergies révolutionnaires ont été presque entièrement gaspillées". Ce jugement sommaire est en partie démenti par la constatation, quelques paragraphes plus haut, que, une fois les conditions données, comme en juillet 1936, les villages anarchistes ont été bel et bien capables d'accomplir "une révolution classique" - "prenant le pouvoir des mains des autorités locales, des policiers et des propriétaires fonciers».

La preuve de leur inefficacité et de leur caractère irrémédiablement pré-moderne c'est que, selon l'historien, "dans la défaite l'anarchisme est impuissant". En Andalousie seuls les communistes ont été capables d'organiser une activité illégale et des noyaux de résistance armées, après la guerre civile ou à partir de 1944-46

Ce bilan quelque peu unilatéral est mis en question par l'existence de groupes de guérilleros anarchistes, notamment en Catalogne; c'est le cas, par exemple, de celui - il est vrai dans un contexte urbain et non rural comme en Andalousie - sous la direction du militant libertaire Francisco Sabaté, Llopart, dit "Quico", un ancien de la 26ème Division Durruti, qui a mené, de 1945 à 1960, des spectaculaires actions clandestines à Barcelone : "expropriations" de banques, attaques contre la police, etc.

C'est à l'occasion de cette étude de cas d'un "expropriateur" révolutionnaire catalan que Hobsbawm esquisse un autre bilan du mouvement anarchiste, qui, tout en gardant une distance critique, n'est pas moins un hommage chaleureux, qui a peu d'équivalents sous la plume d'un historien communiste : les militants libertaires catalans, écrit-il, "étaient poussés par l'"idée" de l'anarchisme, ce rêve intransigeant et fou que nous partageons tous, mais que peu d'hommes, à part les Espagnols, ont jamais essayé de réaliser, quitte à risquer une défaite totale et à réduire le mouvement ouvrier à l'impuissance. Leur monde était le monde où les hommes sont dirigés par les pures exigences de la conscience morale; où il n'y a ni pauvreté, ni gouvernement, ni prisons, ni policiers, et où il n'y a d'autre obligation et discipline que celles dictées par la lumière intérieure; où n'existent d'autres liens sociaux que ceux de la fraternité et de l'amour; où il n'y a ni mensonges, ni propriété, ni bureaucratie".

Faut-il voir dans cet hommage surprenant l'influence sur l'historien de l'esprit de Mai 68 (le livre a été publié en 1969) ?

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L'autre mouvement millénariste révolutionnaire étudié par Hobsbawm est celui des ligues paysannes de Sicile, qui présente à ses yeux un caractère exemplaire, dans la mesure où il s'agit d'un mouvement agraire "primitif" qui devient "moderne", par l'adhésion au socialisme et au communisme. Comme en Andalousie, qui présente avec la Sicile des ressemblances frappantes, les paysans se sont révoltés, à la fin du XIXème siècle, contre l'introduction des rapports capitalistes dans les campagnes - dont les conséquences ont été aggravées par la dépression agraire mondiale des années 1880. Le mouvement à pris forme avec la fondation et l'expansion des ligues paysannes, généralement sous direction socialiste, suivie d'émeutes et de grèves, à une échelle qui a effrayé le gouvernement italien, le conduisant à utiliser la troupe pour écraser le danger.

Ce mouvement était "primitif" et millénariste dans la mesure où le socialisme prêché par les ligues était, aux yeux des paysans siciliens, une nouvelle religion, la vraie religion du Christ - trahie par les prêtres alliés aux riches - qui annonçait l'avènement d'un monde nouveau, sans pauvreté, faim et froid, selon la volonté de Dieu. Des croix et des images saintes étaient portées dans leurs manifestations et le mouvement, qui comptait avec une participation importante des femmes, s'est étendu, en 1891-94, comme une épidémie : les masses paysannes étaient soulevées par la croyance messianique que l'irruption d'un nouveau règne de justice était imminente. En même temps, comme le montrent d'innombrables témoignages - par exemple les déclarations impressionnantes d'une femme paysanne du village de Piana dei Greci (reproduites parmi les documents en annexe du livre) - "il n'avait pas de doute que ce que ce que les paysans voulaient c'était une révolution, une société nouvelle juste, égalitaire et communiste".

Malgré la défaite en 1894, grâce aux pratiques organisationnelles modernes des socialistes, des mouvements paysans permanents ont pu être constituées dans certaines régions de la Sicile, dont a hérité, après la Grande Guerre, le mouvement communiste. L'histoire du village de Piana dei Greci illustre cette continuité : épicentre des révoltes à la fin du XIXème siècle il est, encore dans les années 50 du XXème, un bastion communiste : "leur enthousiasme millénariste originaire s'était métamorphosé en quelque chose de plus durable : une allégeance permanente et organisée à un mouvement social-révolutionnaire moderne." Cette évolution n'est pas aux yeux d'Hobsbawm un simple remplacement de l'"archaïque" par le "moderne", mais une sorte d"intégration dialectique" - au sens de l' "Aufhebung" hégélo-marxiste - du premier dans le deuxième : l'expérience de Piana "montre que le millénarisme n'est pas condamné à être un phénomène temporaire mais peut, sous des conditions favorables, être le fondement d'une forme de mouvement permanent et extraordinairement coriace et résistant."

En d'autres termes : le millénarisme ne doit pas être considéré uniquement comme "une touchante survivance d'un passé archaïque", mais comme une force culturelle qui reste active, sous une autre forme, dans des mouvements sociaux et politiques modernes. La conclusion qu'il propose à la fin de son chapitre dédié aux ligues paysannes siciliennes a, de toute évidence, une portée historique, sociale et politique plus large et universelle : "Quand il est intégré (harnassed) à un mouvement moderne, le millénarisme peut non seulement devenir politiquement efficace, mais il peut le faire sans la perte de ce zèle, cette foi brûlante dans un monde nouveau, et cette générosité dans l'émotion qui le caractérisent même dans ses formes les plus primitives et perverses. Personne ne peut lire le témoignage de la paysanne anonyme de Piana sans espérer que leur esprit pourra être préservé".

Cette remarque peut être considérée un peu comme la "morale de l'histoire" de l'ensemble de ses écrits sur le millénarisme et sur les révoltes primitives.

Il me semble qu'Eric Hobsbawm a ouvert ici une passionnante piste de recherche qui mérite d'être poursuivie, non seulement par des historiens mais aussi par des sociologues ou anthropologues politiques, studieux de phénomènes actuels (fin du XXème siècle). Je citerais seulement deux exemples de mon propre terrain de recherche comme sociologue intéressé par l'Amérique Latine :

L'Armée Zapatiste de Libération Nationale (EZLN) du Chiapas (Mexique) et le Mouvement des Paysans Sans Terre (MST) du Brésil. Les deux sont des mouvements paysans de protestation (et résistance) contre la modernisation capitaliste, les deux ont des composantes millénaristes qui les rapprochent des phénomènes étudiés par l'historien anglais, et les deux sont des mouvements fondamentalement modernes par leur programme, leurs revendications, leurs pratiques et leur formes d'organisation.

L'EZLN est né de la fusion, dans les montagnes du Chiapas, du guévarisme (qui n'est pas sans avoir lui-même une dimension millénariste) d'une poignée de militants urbains avec la révolte "archaïque" des communautés indigènes mayas, et avec le messianisme chrétien des communautés de base (fondées dans les années 70 par l'évêque du Chiapas, Mgr Samuel Ruiz ), sous l'égide suprême de la légende millénariste d'Emiliano Zapata. Le résultat de ce cocktail politico-culturel et socio-religieux explosif a été une des rébellions paysannes les plus originales des années 90. Le soulèvement zapatiste de janvier 1994 était certes dirigé contre l'oppression séculaire des indigènes mayas par les autorités et par les propriétaires fonciers, mais elle était directement motivée par les mesures de modernisation néo-libérale du gouvernement fédéral : la privatisation des communautés rurales ("ejidos") consacrées par la Révolution mexicaine, et l'accord de libre commerce avec les USA (ALENA), qui menaçait de ruine la culture traditionnelle du mais des communautés indigènes - base, depuis des millénaires, de leur identité culturelle - en ouvrant le Mexique au mais transgénique des entreprises nord-américaines d'agro-business.

Le mouvement zapatiste se distingue aussi par une composante libertaire, qui se manifeste aussi bien dans l'autogestion des villages que par son refus de jouer le jeu politique et même d'envisager la "prise du pouvoir". C'est la raison pour laquelle les mouvements anarchistes ou anarcho-syndicalistes, qui connaissent un certain regain d'activité, notamment en Europe du Sud, on fait de la solidarité avec les insurgés du Chiapas un de leurs principaux axes d'intervention. Quant au MST brésilien, qui a ses racines socioculturelles dans la Pastorale de la Terre de l'Eglise, les communautés de base et la théologie de la libération, il se caractérise lui-aussi par un mélange étonnant de religiosité populaire, révolte paysanne "archaïque" et organisation moderne, dans une lutte radicale pour la réforme agraire et, à terme, pour une "société sans classes". Ce mouvement, à forte composante émotionnelle, "mystique" - c'est le terme qu'utilisent les militants eux-mêmes pour désigner l'état d'esprit des participants - ou "millénariste" (au sens large) - la ressemblance avec les ligues paysannes siciliennes de 1890 est frappante - rassemble des centaines de milliers de paysans, métayers et travailleurs agricoles et est devenu actuellement le plus important mouvement social du Brésil et la principale force de protestation contre la politique de modernisation néo-libérale des successifs gouvernements brésiliens. A juger par ces exemples, le millénarisme révolutionnaire - la forme la plus radicale des résistances paysannes contre la modernisation capitaliste - tel que l'a étudié Eric Hobsbawm, n'est pas nécessairement un phénomène du passé. »

Michael Löwy

Ecrit par Mirobir, à 02:21 dans la rubrique "Pour comprendre".



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