Lorsqu'un physicien théoricien ose prendre position sur des questions de politique
internationale et commet même un essai sur ce sujet, les détracteurs issus des milieux académiques ne manqueront pas de signaler qu'un scientifique ferait mieux de se restreindre au champ spécifique de ses compétences. Par contre, d'autres se réjouiront qu'un scientifique prenne le risque d'investir un champ qui évidemment appartient à tous, puisqu'il concerne chacun.Mais qu'est-ce qui a incité Jean Bricmont à l'écriture de ce livre ? Les premières lignes de l'avant-propos nous en donnent immédiatement l'explication : « Il existe deux sortes de sentiments qui poussent à l'action politique: l'espoir 'et l'indignation. Ce livre a été inspiré en bonne partie par le deuxième sentiment, mais sa publication a pour but d'encourager le premier. » En effet, c'est la guerre du Kosovo qui a initié l'écriture par Jean Bricmont d'une succession de textes polémiques en révolte contre les positions interventionnistes d'une fraction de la gauche. La deuxième partie du livre rassemble six de ces textes, dont le premier fut publié dans le défunt journal Alternative libertaire (Belgique). Ces textes, fort liés à l'actualité, sont précédés par une longue critique de fond de ce qu'il considère comme étant « le principal obstacle à la construction d'un mouvement effectif d'opposition à la guerre » : le discours d'ingérence humanitaire, que l'auteur appelle aussi « l'idéologie des droits de l'homme ».
L'idéologie des droits de l'homme« L'idée de base de cette mouvance intellectuelle est simple: les droits de l'homme étant bien mieux respectés en Occident qu'ailleurs, c'est notre droit et même notre devoir de faire en sorte que ces droits soient étendus au reste de l'humanité. [...] Dans les versions plus dures [de cette idéologie], on demandera que des sanctions économiques et diplomatiques soient prises et, si nécessaire, que l'Occident ait recours à des interventions militaires. Le succès de cette idéologie dans la transformation de la gauche occidentale a été tout à fait remarquable: les droits de l'homme, dont l'invocation avait été, dans les années 1970, une façon pour les États-Unis de redorer leur blason après la débâcle vietnamienne, sont devenus pour beaucoup de mouvements progressistes l'objectif principal, sinon unique, de leur action. Pis, une bonne partie de la gauche intellectuelle pense que sa mission est de critiquer les gouvernements occidentaux pour leur timidité et leur frilosité: à les écouter, on croirait que le principal problème aujourd'hui vient de ce que l'Occident n'ose pas intervenir dans suffisamment d'endroits et avec suffisamment de force pour promouvoir et exporter ses vraies valeurs, la démocratie et les droits de l'homme. »
La propagande de guerre« Le militant anti-apartheid Steve Biko disait que l'arme la plus puissante entre les mains de l'oppresseur est le cerveau de l'opposant. On pourrait ajouter que ce qui fait la force d'un système idéologique est le degré auquel ses présupposés sont partagés par ceux-là mêmes qui pensent en faire la critique la plus radicale' » Un point de départ des thèses développées par Bricmont est en effet une analyse des mécanismes idéologiques de domination, assez proche des analyses libertaires. D'après lui, le mouvement altermondialiste s'est « intéressé aux aspects politiques et médiatiques des stratégies de domination mais il s'est relativement peu préoccupé de l'aspect militaire de celles-ci, et encore moins des facteurs idéologiques qui légitiment l'action militaire ». On peut discuter de ce point, mais on ne peut que le rejoindre dans sa conclusion : « Tout rapport de domination est, en dernière instance, militaire, et il a toujours besoin d'une idéologie pour se justifier. » Le but du livre est en effet une entreprise de démontage systématique des mystifications idéologiques de la propagande de guerre. Pour ce faire, Bricmont choisit des prémisses politiques assez larges, voire consensuelles, telles que les droits de l'homme. Ces derniers servent de socle idéologique à l'argumentation du dis= cours d'ingérence humanitaire; dès lors, ce point de départ conventionnel lui permet de mieux dénoncer l'utilisation hypocrite qui en est faite dans les discours de-:légitimation des stratégies de domination. Il préfère cet angle d'attaque car « comme le discours d'ingérence se présente comme un discours éthique, c'est principalement sur ce plan qu'il faut le combattre ».
Tuer l'espoirChoisir le plan éthique n'implique nullement de se cantonner à des propos déconnectés de la réalité. Au contraire, tout au long du livre on est exposé à une multitude de faits historiques présentés sous un angle original, ou de citations édifiantes tirées de sources trop peu fréquentées. Cela afin de présenter un panorama étendu des « coûts de l'impérialisme », coûts humains il va s'en dire. Coûts directs, mais aussi indirects. Bricmont ne manque en effet pas de rappeler qu'une des conséquences de l'ingérence est d'empêcher le succès de révolutions sociales authentiques.
« On fait souvent remarquer que tous les, régimes socialistes sont des dictatures, mais cela est en grande partie dû au fait qu'une dictature est bien plus difficile à renverser ou à subvertir qu'une démocratie, ce qui fait que les assauts répétés des classes dirigeantes occidentales contre toute forme de socialisme, à la fois à l'intérieur et à l'extérieur, ont provoqué une sorte de sélection artificielle qui fait qu'en matière de "socialisme", seules les dictatures survivent. [...] On raconte que, face à un officier allemand qui lui demandait, à propos de son tableau Guernica : "C'est vous qui avez fait cela?", Picasso aurait répondu : "Non, c'est vous". La même réponse pourrait être donnée, bien que de façon plus indirecte, à bons nombre d'Occidentaux qui s'indignent devant les atrocités commises par des régimes révolutionnaires ou post-coloniaux dans le tiers monde. »
Même en l'absence de perspective révolutionnaire à moyen terme, pousser plus loin la réflexion du mouvement anarchiste sur les conditions nécessaires pour la possibilité d'une révolution sociale libertaire ne pourra éviter d'aborder en profondeur la question de l'interventionnisme des puissances conservatrices, pendant et après un éventuel renversement de régime.
« Bien que le but de ce livre ne soit pas de discuter du socialisme, on peut dire que celuici, loin d'avoir échoué "partout où il a été essayé", comme disent les libéraux, n'a été essayé nulle part. En effet, là où des changements sociaux radicaux ont été possibles, ils ne l'ont été que dans des circonstances tellement violentes que toute possibilité de socialisme était en fait impossible [...]. Une des sources principales des "tragédies du XXe siècle", c'est que la guerre de 14-18 a amené au pouvoir les socialistes les plus enclins à utiliser l'arme de la dictature, les bolcheviks, et a totalement marginalisé ou envoyé à la mort les autres [...]. Évidemment, cet aspect des choses est rarement mis en avant par ceux qui invoquent rituellement les tragédies du Xxe siècle , parce qu'il pourrait inspirer des sentiments pacifistes, ce qui serait l'exact opposé des "leçons de l'histoire" qu'ils souhaitent tirer. »
Les leçons de l'histoire Sortir du néocolonialisme nécessitera non seulement de questionner les droits à l'ingérence mais aussi de procéder à une réévaluation radicale des rapports économiques Nord-Sud. Une telle révolution copernicienne exigerait de regarder en face « notre dépendance par rapport au tiers monde ».
« L'expression peut surprendre puisque nous sommes habitués à penser que c'est "nous" qui "les" aidons. De plus, toute une littérature postcoloniale s'est efforcée de nous convaincre que le colonialisme a joué un rôle limité dans le développement économique de l'Occident. [...] D'une part, le rôle traditionnel des colonies, qui est de fournir des matières premières, ne fait qu'augmenter. [...] D'autre part, une fraction croissante de produits manufacturés provient des ex-colonies [...]
On pourrait évidemment répondre que la dépendance est mutuelle: eux fournissent les matières premières et le travail non qualifié, et nous fournissons la haute technologie. Mais lé développement scientifique et technologique de la Chine et de l'Inde rend cette argumentation douteuse. » D'ailleurs, les transferts de connaissances pourraient s'inverser après le démantèlement progressif du système d'enseignement européen, comme cela est déjà avéré aux États-Unis.
Pour conclure
Bien que le style de Bricmont soit comme toujours singulièrement polémique et provocateur, cette marque de fabrique ne recouvre pas (argumentation qui est claire et bien structurée, ce qui permet à chacun de suivre le fil du discours et de déterminer aisément, le cas échéant, sur quel point précis de l'analyse il peut y avoir désaccord (par exemple, concernant la problématique du soutien). En d'autres termes, Jean Bricmont n'écrit pas pour être aimé mais pour tenter de faire avancer à sa façon un mouvement progressiste, large mais radical. Et le moyen choisi pour le faire consiste à critiquer également, voire surtout, ceux qui lui sont proches. Et les anarchistes ne sont pas en reste (chacun déterminera si les critiques correspondantes sont pertinentes ou non). Bref, ce livre est à déconseiller aux défenseurs autoproclamés des droits de l'homme ainsi qu'aux gardiens du temple. En un mot, ce livre est déconseillé aux bien pensants, de quelque bord qu'ils soient.
Xavier Bekaert
Impérialisme
Humanitaire
de Jean Bricmont
Collection EPO - 2005
ISBN 2-930-402-14-8
256
pages - 18 €
Editions Aden
Le Monde libertaire #1421 du 12 au 18 janvier 2006