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Oulala.net : "Comment l'égalité des chances assure l'injustice des inégalités.
Parmi les beaux discours sur l'égalité destinés à cacher les injustices du présent, il en est un particulièrement pervers, souvent présenté comme emblématique de l'école républicaine, qui se réfère à un concept supposé progressiste : « l'égalité des chances ». L'école, selon ce principe, serait juste et équitable dans la mesure où elle accorderait les mêmes « chances » à tous les enfants, quelle que soit leur origine sociale. Semblable explication repose en fait sur un étrange postulat que, dans la société, les différences de statut entre les gens correspondraient à des places (à prendre, déjà prises, disponibles ou non).
Sous un régime monarchique de droit divin, l'affectation des individus à ces places est prédéterminée par le Créateur. La bonne ou mauvaise chance des uns et des autres dépend uniquement de la volonté de Dieu. Ceux qui croient à la transmigration des âmes assurent même que la chance de naître à la bonne place est conditionnée par les mérites qu'on a montrés lors des vies antérieures. Une place pour chacun et chacun à sa place : tel est l'ordre cosmique que nul ne peut transgresser, sous peine de châtiment. Les riches sont les élus du ciel, et les autres n'ont de choix que de les servir.
Avec l'essor de la libre entreprise et du capitalisme, les nouvelles oligarchies se sont servi de la doctrine de l'égalitarisme pour travestir la nature de l'ordre qu'elles ont établi sur le monde. Désormais, ce n'est plus de la naissance, mais de la concurrence, que vient la différence. Le plus fort n'est pas inscrit d'avance dans un plan divin : il apparaît comme tel, non par magie, mais parce que c'est sa nature (il est doué pour ça). Le hasard, fruit de la providence, cède le terrain à la nécessité de la sélection. Celle-ci est assurée par la structure même de hiérarchies en perpétuelle dynamique de renforcement, qui ne sont plus fixées pour l'éternité (le nombre de bonnes places diminue, et la fortune associée à chacune augmente de jour en jour). La loi du plus fort ne résulte pas d'une volonté céleste (comme le roi brandissait son épée au nom de la divinité), mais s'affirme comme moteur automatique, autrement dit historique ou scientifique, de la distribution des places. Plus encore, n'étant pas réservé aux humains, ce mécanisme explique globalement toutes les différences de la nature. C'est maintenant dans l'ordre immuable des choses que les gros mangent les petits. Il faut donc les laisser faire, puisque c'est de la sorte que l'équilibre naturel est établi. Darwin est promu père putatif de la mondialisation.
En instaurant le principe libéral de « l'égalité des chances », les maîtres de la société se désignent d'avance comme les meilleurs, puisqu'étant ceux qui ont déjà gagné. A la fois examinateurs, correcteurs et candidats de ce concours où jouent pour eux les circonstances les plus favorables, ils ne disent rien, évidemment, des critères grâce auxquels ils se sont vus attribuer toutes les bonnes notes. Ce tour de passe-passe leur permet d'échapper aux prétentions de la vindicte populaire, qui n'a plus ni de trône à renverser ni de transcendance à invoquer. Le mauvais sort du peuple lui est dès lors imputable à sa seule mauvaise conduite, ainsi qualifiable en ce qu'elle l'a mené à de mauvais résultats. Comme on reconnaît l'arbre à ses fruits, la bonne qualité des individus est mesurable à leur compte en banque. A ce stade avancé de la démocratie, est pauvre et misérable celui qui n'a pas su devenir riche et opulent. Grâce à « l'égalité des chances », les moyens justifient la fin : selon cette explication merveilleuse, les privilèges des puissants appartiennent à ceux qui les ont mérités. L'inégalité de pouvoir et l'injustice économique apparaissent comme le produit de la juste application d'un principe d'égalité. On ne peut mieux rêver, quand on a la fortune.
L'exploitation de l'homme par l'homme est de la sorte présentée comme le résultat d'une loterie, équitable puisque statistique. Pour que soit assurée la juste répartition des places, il est essentiel que l'Etat qui la garantit s'affirme démocratiquement, aux mains de gens nécessairement excellents puisqu'ils ont su profiter de leurs chances. Dans ce jeu de type évolutionniste, ceux qui possèdent et dirigent sont toujours ceux qui le méritent, étant donné que chacun est déclaré libre de devenir plus fort que ses frères égaux. Jamais mépris du pauvre n'a trouvé plus aimable soutien qu'à travers cette doctrine prétendument progressiste, dont raffolent notamment les sociaux-démocrates, dont la spécificité est justement de remplacer le gourdin du garde-chiourme par la férule du maître d'école. Sous prétexte d'égalité des chances, on célèbre de manière insidieuse la loi du plus fort, en la déguisant sous des atours démocratiques. Semblable injustice ne peut que renforcer le sentiment d'exclusion des miséreux, l'arrogance des chefs, la violence des voyous, le désespoir des faibles et la tristesse des amoureux.
L'égalité dont il est question ici peut en fait se résumer en l'adage populaire, fort prisé dans les conseils d'administration des multinationales : « un sou est un sou ». Au nombre de sous amassés on reconnaît la fortune du porteur. Pourtant, de toute évidence, les requins de la finance ne sont guère des emblèmes d'humanité. Il est clair que, contrairement aux faux bruits répandus par les politiciens, l'égalité dont rêvent les humains n'est pas une chance pour opprimer les autres. Sans doute serait-il temps d'arracher aux voleurs d'utopie les mots dont les hommes ont besoin pour construire un monde de véritable liberté, égalité et fraternité. La vie n'est pas un concours, et la chance n'a rien à voir avec les différences sociales.
Paul Castella"