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Déconstruction d’une phrase de PROUDHON

En ces périodes troublées, nous voyons ressurgir de tous côtés des discours ou les mots de liberté, d’égalité, de droits, de condition humaine etc… fleurissent allègrement, termes généralement brandis comme des armes « absolues »…

J’ai eu envie de proposer cette petite réflexion sur un extrait de Qu’est-ce que la propriété de Proudhon pour rappeler qu’il faut se méfier des mots et de la manière dont on les utilise.

Voici l’extrait :

« La liberté est un droit absolu parce qu’elle est à l’homme comme l’imperméabilité est à la matière, une condition sine qua non d’existence ; l’égalité est un droit absolu, parce que sans égalité, il n’y a pas de société ; la sûreté est un droit absolu, parce qu’aux yeux de tout homme sa liberté et sa vie sont aussi précieuses que celle d’un autre : ces trois droits sont absolus, c’est-à-dire non susceptibles d’augmentation ni de diminution parce que dans la société chaque associé reçoit autant qu’il donne, liberté pour liberté, égalité pour égalité, sûreté pour sûreté, corps pour corps, âme pour âme, à la vie et à la mort ».

 

A première vue cette phrase, vantant les mérite de la liberté et de l’égalité, est on ne peut plus sympathique… Et pourtant, il suffit juste de la déconstruire un petit peu, pour constater qu’elle ne repose sur quasiment aucune logique.

 

Prenons la première phrase :

 

« La liberté est un droit absolu parce qu’elle est à l’homme (...) une condition sine qua non d’existence »

 

Cette phrase se compose de deux parties qui s’articulent autour d’un stratégique « parce que ». C’est un mode de démonstration très classique que nous utilisons tous : la proposition A est vraie parce que la proposition B l’exige. Pourtant, contrairement à ce que son caractère « pseudo-mathématique » laisse supposer cette proposition n’est en rien garante d’une quelconque vérité. Elle ne nous apparaît « a priori » vraie que parce qu’elle fait appel à des réflexes intellectuels conditionnés qui se contentent généralement d’approximations permettant de vivre sans trop se casser la tête.

 

Ainsi, puisque la phrase de Proudhon apparaît correcte du point de vue de sa syntaxe et qu’elle semble s’articuler d’une manière logique, nous sommes déjà prédisposés à l’accueillir comme étant vraie et à en rester là. Et pourtant, cette phrase repose sur un « bluff » assez grossier, bluff rendu possible par l’usage d’un « parce que » judicieusement placé entre deux propositions qui, au départ, n’ont aucun lien entre elles.

 

La phrase de Proudhon pourrait être réécrite ainsi :

 

Pourquoi la liberté est-elle un droit absolu ? Parce que la liberté est une condition sine qua non d’existence.

 

La question posée est claire : la liberté est-elle un droit absolu ? Y répondre devrait consister à essayer de définir ce que peut être la « liberté », puis ce que peut être un « droit absolu » et enfin de voir si un lien peut être trouvé entre ces deux notions. Mais il est clair qu’ici Proudhon n’est pas dans une logique de vérification d’hypothèse. Pour lui, la réponse à la question posée doit être « oui ». D’où cette idée de « condition sine qua non d’existence » qui déboule d’on ne sait où… Peut importe d’ailleurs d’où cette phrase déboule, ce qui compte, c’est qu’elle sonne bien. L’idée que la liberté puisse être une condition sine qua non de l’existence est agréable à entendre.

 

Mais hélas, ce n’est pas parce qu’une phrase sonne bien qu’elle est vraie et, au final, le lien entre « liberté » et « condition sine qua non d’existence » n’est pas plus explicité par Proudhon que celui sensé unir « liberté » et « droit absolu ».

 

En effet, où Proudhon a-t-il vu que la liberté était une condition sine qua non de l’existence ? Quelle liberté ? Liberté de quoi ? Personne n’est véritablement libre, surtout si on envisage l’idée de liberté dans son sens absolu. Faut-il en déduire (raisonnement par l’absurde) que personne n’existe ? A moins qu’il ne faille prendre l’idée de liberté dans un sens relatif mais, dans ce cas, il devient étrange de qualifier une notion « relative » de « droit absolu »…

 

La phrase de Proudhon ne repose pas sur une logique démonstrative mais sur la force « magique », sur la valeur « incantatoire » des mots utilisés. Contrairement à ce que nous pourrions penser, nous ne sommes pas dans le domaine de la raison, mais dans celui de la croyance.

 

Est-ce parce qu’il a senti que la valeur « mathématique » de sa démonstration était douteuse que Proudhon a choisi d’insérer, en plein milieu ces quelques mots : « comme l’impénétrabilité est à la matière » ?

 

Ce petit tronçon de phrase, bien que ne payant pas de mine, est d’une importance capitale. C’est lui qui vient en grande partie détourner notre attention de la fragilité de la démonstration.

 

Sa position déjà, est stratégique : il éloigne les deux parties (« la liberté est un droit absolu » et l’idée de « condition sine qua non d’existence ») rendant ainsi moins flagrante leur absence de lien.

 

Plus perfide : en établissant un lien parallèle entre l’idée de liberté et l’idée de matière, Proudhon nous incite à penser que la « liberté » relève finalement des mènes lois « physiques » que la « matière ». La phrase est vraie parce qu’elle est, en quelque sorte, prouvée scientifiquement ! Cool, non ?

 

L’adverbe « comme », tout comme plus haut le « parce que », joue un rôle essentiel. Il est là pour nous donner l’illusion que tout ce tient.

 

Pourtant, quand on y regarde de plus près qu’est-ce que l’éventuelle « impénétrabilité de la matière » apporte au débat ? Qu’est-ce que cette hypothèse, même si elle est juste, nous apporte comme information sur le fait que la liberté est ou non un droit naturel ? Absolument rien. Et pourtant, là encore le côté foncièrement « mathématique » de la démonstration tend à nous faire croire que nous sommes face à une vérité indiscutable.

 

*

La seconde phrase de l’extrait fonctionne suivant la même logique : « l’égalité est un droit absolu, parce que sans égalité, il n’y a pas de société ».

Cette fois, Proudhon ne se donne même pas la peine de rajouter une illustration « scientifique » pour renforcer son propos. Il profite de l’effet produit par la première pour enfoncer le clou (puisque la première phrase est passée, il n’y a aucune raison pour que celle-là, construite de la même manière, ne passe pas également).

 

La aussi, l’articulation se fait autour d’un stratégique « parce que » qui est sensé induire un lien logique entre deux propositions que rien ne rattache naturellement. L’illusion du lien repose essentiellement sur le fait que le mot égalité apparaît dans les deux tronçons de phrases.

 

Nous pourrions nous amuser à construire beaucoup de phrases absurdes sur ce modèle qui se veut pourtant logique. On pourrait écrire, par exemple : « l’inégalité est un droit absolu, parce que sans inégalité il n’y a pas de société ». Cette phrase ne veut rien dire ? Qui sait ? Parlez-en à un dignitaire hindou, très attaché au système des castes…

 

En fait, si la phrase de Proudhon nous « parle » plus ce n’est pas parce qu’elle est plus juste d’un point de vue logique, mais parce que nous sommes déjà pré conditionnés à l’accepter et à la trouver logique. Proudhon se contente de retraduire en termes « pseudo-scientifiques » un préjugé commun à beaucoup de monde.

 

*

 

Attaquons nous à la troisième phrase qui fonctionne toujours de la même manière :

 

« La sûreté est un droit absolu parce qu’aux yeux de tout homme sa liberté et sa vie sont aussi précieuses que celle d’un autre ».

 

Au fur et à mesure des phrases, on constate que Proudhon se soucie de moins en moins de soigner l’aspect logique de ses propos. C’est uniquement l’aspect répétitif du « parce que » qui donne un vague aspect logique à cette proposition.

 

Et pourtant, si on y regarde de plus près, on ne peut que constater que l’on s’enfonce dans du grand n’importe quoi ! Que signifie « au yeux de tout homme, sa liberté et sa vie sont aussi précieuses que celles d’un autre » ? C’est un constat ? Un vœu ? Personnellement, je connais plein de types qui considèrent que la vie et la liberté des autres passe sans aucun problème après leur vie et leur liberté à eux… Rien de plus « relatif » que cette proposition sensée pourtant, une fois de plus démontrer la réalité d’un « droit absolu »…

 

Continuons…

 

« Ces trois droits sont absolus, c’est-à-dire non susceptibles d’augmentation ni de diminution parce que dans la société chaque associé reçoit autant qu’il donne, liberté pour liberté, égalité pour égalité, sûreté pour sûreté, corps pour corps, âme pour âme, à la vie et à la mort ».

 

Notons qu’une fois de plus c’est un « parce que » magique qui assure l’articulation « logique » de la phrase…

 

On peut s’étonner que Proudhon ait attendu si longtemps pour nous donner sa définition du « droit absolu » (que nous attendons depuis la première phrase !) Il aurait pu écrire dès le début, par exemple que : « un droit peut être dit absolu s’il n’est pas susceptible d’augmentation ou de diminution. Pour que la liberté, l’égalité et la sûreté soient des droits absolus il faut donc que ces trois notions ne soient pas susceptibles d’augmentation ou de diminution »… Mais la question devenait plus compliquée et risquait trop fortement d’aboutir sur le fait qu’au final liberté, égalité et sûreté n’était peut-être que des droits « relatifs »… Donc pas acceptable pour Proudhon…

 

Au fond, Proudhon est comme tout le monde. Il aime plus le « bruit » des mots que leur valeur logique. Cela se confirme très nettement dans les derniers mots de l’extrait : «liberté pour liberté, égalité pour égalité, sûreté pour sûreté corps pour corps, âme pour âme, à la vie et à la mort »… On se dit que sur sa lancée il aurait pu ajouter « œil pour œil et dent pour dent ».

 

Là encore, Proudhon se sert de la force hypnotique de la répétition pour donner l’illusion que son propos a du poids. Le lecteur, entraîné par le flot des analogies (liberté pour liberté, corps pour corps, âme pour âme etc…) perd de vue le caractère « hors sujet » du propos pour se laisser porter par la musique de l’ensemble. Peut importe ce que veulent dire ces mots « corps pour corps », « âme pour âme », « à la vie à la mort ». Si on y réfléchit bien, il faut même admettre que ça ne veut pas dire grand-chose (ces mots pourraient aussi bien être utilisés par un anarchiste que par un terroriste islamiste ou que par un défenseur d’une justice équitable…). Il s’agit juste pour Proudhon de donner du « corps », de « l’âme » et de la « vie » à des notions qui n’en en pas naturellement (la liberté, l’égalité et la sûreté). La méthode, admettons le, n’est pas des plus honnêtes, intellectuellement parlant…

 

Je pourrais disserter encore plus longtemps sur cet extrait mais bon… Mais le but n’était pas d’être exhaustif, juste de nous rappeler que nous devons toujours être très vigilants quant aux propos qui nous sont proposés, surtout quand ils sont prononcés par des personnes ou des partis qui nous sont « d’avance « sympathiques…

 

C’est Proudhon qui a subi les désagréments de cette déconstruction. Elle pourrait se mener de la même façon avec la plupart de nos penseurs actuels.

Ecrit par stephane, à 21:09 dans la rubrique "Pour comprendre".

Commentaires :

  Anonyme
09-11-05
à 23:58

Déconstruisons

Il n'y a pas besoin de creuser si loin pour descendre Proudhon; je cite:
«La femme ne peut être que ménagère ou courtisane.»
«Nous ne comprenons pas plus une femme législatrice qu'un homme nourrice.»
«Salut à la guerre! C'est par elle que l'homme à peine sorti de la boue qui lui sert de matrice se pose dans sa majesté et sa vaillance. C'est sur le corps d'un ennemi abattu qu'il fait son premier rêve de gloire et d'immortalité.»

Répondre à ce commentaire

  stephane
10-11-05
à 07:26

Re: Déconstruisons

Il ne s'agissait pas tant de "démonter" Proudhon en tant que tel que de montrer à quel point il fallait se méfier des discours qui coulent tout seul dans les oreilles.

Donne moi le nom de tes auteurs de chevet, je suis sûr qu'on peut effectuer le même travail...

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