De l'influence du développement du capitalisme privé sur l'anticyclone des Açores
Lors de notre séjour en Chine, il y a un an, nous avons été frappés, au hasard des rencontres, par l'intérêt de nos interlocuteurs sur les événements sociaux survenus en France: révolte des banlieues et mouvement anti-CPE (1). Ainsi, à Pékin, un marchand ambulant, nous résuma le sens qu'il donnait à ces mouvements réunis en un seul, à partir des images glanées à la télévision: « C'est des jeunes qui ne veulent pas travailler pour presque rien pour être ensuite mis à la porte selon le bon vouloir du patron. » Ou encore, à Shanghaï, cette réflexion d'une ouvrière métallurgiste à la retraite découvrant que les jeunes se révoltent contre la généralisation de la précarité, « Mais c'est comme chez nous, ce que veulent les patrons, c'est exploiter les travailleurs au maximum! »IL SEMBLE ainsi que l'unification mondiale du capitalisme - mouvement dont la Chine est désormais un des éléments importants engendre une compréhension commune et immédiate de la condition d'exploité. Comme si les conséquences sociales des lois du profit avaient trouvé une lisibilité nouvelle au-delà des barrières nationales.
Voyons quel est le cadre général des rapports de classes.
La prochaine approbation de la loi sur la propriété privée par le pouvoir chinois constitue une adaptation inévitable du cadre juridique à la progressive transformation de l'ancien système capitaliste d'État en une économie de marché. Cette transformation, menée par l'État-parti dans des circonstances historiques particulières et sous la surveillance d'un système répressif totalitaire, a profondément modifié la structure de classes en Chine. L'émergence d'une classe capitaliste privée s'est faite à partir de l'ancienne nomenklatura du Parti, tandis que les transformations de la structure économique et l'ouverture sur le marché mondial faisaient naître une nouvelle classe moyenne. Exaltée en Occident, celle-ci ne représente encore qu'un petite partie de la société chinoise. Sur le 1,3 milliard d'habitants que compte la population chinoise, ces nouveaux riches, anciens dirigeants devenus nouveaux capitalistes, cette classe moyenne, consommatrice de marchandises, représentent seulement 200 millions de personnes. Il reste, en dehors de cet univers marchand occidentalisé, une énorme masse de prolétaires, peuplant la campagne chinoise et, de plus en plus, les zones urbaines qui poussent comme des champignons au coeur de l'Empire du Milieu. Ce sont eux, prolétaires et paysans pauvres, qui subissent le plus violemment les conséquences des transformations économiques. Et ce sont leurs révoltes le plus grand facteur d'incertitude pour l'avenir du modèle capitaliste chinois.
Le démantèlement de l'ancien système collectiviste dans l'agriculture a provoqué la migration massive de deux cents millions de paysans vers le marché du travail urbain, les mingong. Plus récemment, le démantèlement, le saucissonnage et la privatisation des anciennes industries d'État aboutissent au licenciement massif des travailleurs de ce secteur - le tout ayant comme résultat une précarisation des conditions de vie de millions de prolétaires. Les énormes écarts de revenus et de conditions de vie, la violence de l'exploitation, l'arrogance et l'autoritarisme de la vieille bureaucratie et des nouveaux riches, caractérisent désormais les rapports de classe en Chine. Facteurs majeurs d'instabilité sociale dans une Chine qui surfe en déséquilibre sur une croissance à deux chiffres, tel un moteur qui s'emballe.
La fin de la dissidence et le renforcement du système concentrationnaireLa dissidence était naguère une forme de résistance politique indissociable du capitalisme d'État. Inévitablement, les transformations économiques ont provoqué son épuisement puis sa disparition. La grande majorité des dissidents a été avalée par la montée de la classe moyenne et l'essor d'une économie de consommation moderne. Dans le meilleur des cas, la critique du régime s'organise comme une tendance réformiste dans le seul cadre politique autorisé, celui du parti unique. Plus généralement, l'énergie contestatrice de la jeunesse étudiante a été neutralisée par la compétition scolaire, l'idée de démocratie et de liberté étant identifiée à celle de la liberté du commerce et à l'initiative marchande individuelle. C'est ainsi que le lel mai 2007 - jour très officiellement honoré comme « Journée des travailleurs » - a été choisi par le gouvernement comme date de mise en application de la nouvelle loi sur le franchising, laquelle rend plus libre l'enregistrement de nouvelles marques commerciales! Comme pour rappeler que l'élargissement des libertés est bien celui de la déesse marchandise.
La transformation de la société et le creusement des différences de classe ont accusé la séparation entre les couches intellectuelles et la grande masse des exploités. Le Printemps de Pékin de 1989 fut le dernier mouvement où les volontés de réforme portées par les étudiants ont pu susciter la solidarité des couches populaires, la dernière fois que la jonction s'est faite entre des étudiants en colère et des activistes de la classe ouvrière révoltés. Un large fossé sépare aujourd'hui les aspirations de démocratisation du régime portées par quelques intellectuels et les revendications immédiates exprimées dans les révoltes populaires. Ces deux niveaux de contestation ne sont pas opposés, mais les conditions matérielles de la société rendent pour le moment leur fusion difficile sinon impossible.
A ce propos, il importe de rappeler que ta peur reste un des sentiments le plus partagés en Chine. La peur de la répression touche toutes les classes de la société, elle est sans doute le fait de la mémoire historique le plus ancré dans le quotidien. Si la répression semble avoir disparu ou s'être effacée au profit de la liberté marchande, le système concentrationnaire (la réforme par le travail, laogai, et la rééducation par le travail, laojiao) reste l'élément charnière du contrôle social. Il touche avant tout les classes exploitées et les pauvres, toutes les formes de rébellion populaire, religieuse, voire de marginalité et d'activités illégales, même marchandes. Ce vaste archipel concentrationnaire reste nécessaire au maintien de taux d'exploitation extrêmes, et donc de la croissance à deux chiffres qui plaît tant au capitalisme mondial.
Les tribulations de la classe ouvrière en ChineLes transformations de l'économie chinoise ont eu pour première conséquence sociale la destruction des anciennes communautés de prolétaires organisées autour des grands complexes industriels et des communes populaires. Ces communautés de l'époque maoïste, au-delà de leurs aspects totalitaires, créaient un sentiment d'appartenance de classe et des valeurs de solidarité collectives. Tout cela a été balayé par l'introduction du capitalisme de marché et des valeurs qui lui sont propres L'atomisation, la destruction physique et morale, l'individualisme et la concurrence entre les prolétaires sont les nouvelles valeurs dominantes. Chez les prolétaires migrants de l'intérieur, les mingong, l'appartenance à une même collectivité villageoise attise parfois la révolte. Mais, le plus souvent, la communauté est ici synonyme de respect des hiérarchies traditionnelles, lesquelles entretiennent la soumission collective à l'exploitation. La crise des valeurs collectives, paysannes ou ouvrières, la résignation à une exploitation violente et sauvage, la misère des conditions d'existence caractérisent le moment actuel, moment particulièrement tragique dans l'histoire de la classe ouvrière en Chine.
La montée du religieux et le développement des réseaux mafieux sont, eux aussi, des phénomènes qui peuvent être mieux compris si l'on tient compte de la crise de ses valeurs collectives, du désarroi des pauvres face aux bouleversements des conditions de vie, y compris la destruction de l'environnement.
Il en est de même pour ce qui est du culte d'un mythique passé maoïste. Dans ce nouveau mythe populaire, la figure de Mao est expurgée des expériences de la sauvagerie totalitaire, des massacres et des désastres de l'époque, pour exprimer les aspirations de justice et d'égalité sociale d'aujourd'hui. La persévérance de ces aspirations démontre un rejet populaire de la propagande qui présente la logique économique comme un progrès social.
De nouveaux mouvements sociauxQue penser des nouveaux mouvements de révolte qui secouent aujourd'hui la société? Dès qu'on s'éloigne du monde balisé des classes moyennes, affairistes et commerçants de tout poil, on découvre le désir quasi obsessionnel des travailleurs de quitter la Chine et d'émigrer vers l'Amérique, l'Europe, l'Australie... Malgré la vigueur des sentiments nationalistes, fuir le pays est devenu le but de l'existence! Peut-on voir là un clair symptôme du manque de confiance dans l'avenir radieux de la croissance à deux chiffres et l'expression d'une prise de conscience que le sacrifice de toute une génération se fait au profit d'une poignée-de-capitalistes ?
L'augmentation des conflits sociaux, grèves, émeutes et révoltes témoigne de cette insatisfaction (2).
Plusieurs tendances se dégagent de cette nouvelle vague de luttes qui déferle désormais sur l'ensemble de la Chine.
Ce sont, tout d'abord, des luttes qui restent isolées localement, même s'il arrive de plus en plus que les révoltes débouchent sur des manifestations de rue et se généralisent à l'échelle des villes. Cela étant, il est indiscutable qu'on assiste à une unification des revendications au niveau national, contre les conditions d'exploitation, les bas salaires, l'omnipotence du patronat et la corruption des politiciens à leur service. Cette unification, si elle n'est pas explicitement assumée dans les luttes, est présente dans les esprits. Et ces revendications sont globalement partagées par la grande masse des travailleurs chinois. Qui plus est, les luttes sont de plus en plus violentes; les affrontements avec les forces répressives et les attaques contre les institutions et les fonctionnaires du Parti sont devenus courants au niveau local. Cette dernière précision est importante, comme on le verra plus loin.
Une des grandes institutions du Parti communiste, le syndicat unique - l'ACFTU (All China Federation of Trade Unions) - a du mal à s'adapter aux transformations économiques. Ce syndicat tirait son autorité de sa fonction de contrôle de la force de travail dans les grandes entreprises d'État où il jouait à la fois le rôle de service du personnel, de gestionnaire des oeuvres sociales et de police interne. La privatisation de l'économie est venue dévoiler sa faiblesse, tant ce syndicat était perçu par les travailleurs comme le bras de l'État communiste et un des supplétifs policiers des bureaucrates exploiteurs. Aujourd'hui, l'ACFTU est en passe de devenir une gigantesque bureaucratie sans base. Aussi cherche-t-elle à reprendre sa fonction de syndicat traditionnel, lance des campagnes de propagande pour redorer son blason, annonce son intention de défendre les travailleurs dans les multinationales, cherche à organiser les travailleurs migrants.
Cette absence d'encadrement syndical dans les entreprises, fait que, dans la pratique, toute action collective ou grève démarre de façon spontanée, à la base. L'atomisation et la crise des anciens repères collectifs des travailleurs jouent, bien sûr, contre tout embryon d'auto-organisation. Mais c'est surtout le système répressif et la peur qui pèsent sur l'action collective. Dans ces conditions, la forme de l'organisation est la grève elle-même, la manifestation ou l'émeute et, invariablement, les travailleurs qui s'exposent le plus disparaissent dans les méandres du système concentrationnaire. Il faut ici souligner combien les nouvelles technologies de communication l'Internet et, surtout, le téléphone mobile jouent un rôle important dans le déclenchement de ces luttes, puissantes et éphémères à 1a fois.
Le double jeu de l'État-partiDans cette situation, l'État-parti est amené à jouer un double jeu. Les luttes sociales mettent en relief les difficultés de l'État. Ces difficultés découlent en partie du décalage qui s'est installé entre un système politique centralisé, géré par un parti totalitaire et une économie en forte croissance, où les intérêts particuliers des nouveaux capitalistes se heurtent souvent aux besoins du système. Autrement dit, l'État peine à soumettre les forces capitalistes particulières à l'intérêt général du système, à ses intérêts géopolitiques. Comment gérer de façon centralisée une économie où une forte croissance a fait émerger de nouvelles couches exploiteuses avec des dynamiques et des intérêts propres et souvent contradictoires? Ces intérêts particuliers s'affirment souvent à l'échelon des provinces, recoupent des inégalités régionales croissantes et alimentent une gigantesque corruption qui gangrène toute la société. Au point qu'on peut aujourd'hui parler de plusieurs Chine.
Ce développement économique inégal trouve son pendant dans un relatif éclatement de la classe politique et du Parti. D'où la difficulté de l'État à faire appliquer ses choix et ses orientations dans les provinces d'une part et l'affirmation d'une certaine autonomie des bureaucraties locales (y compris dans l'interprétation plus ou moins souple des libertés formelles) d'autre part. C'est dans ce cadre instable que les révoltes sociales prennent de plus en plus un contenu politique, face aux potentats locaux, avec une ambiguïté qui limite les perspectives radicales: l'appel fréquent au soutien de l'État central contre les bureaucrates locaux. Ainsi légitimés, les organes centraux de l'État utilisent ces révoltes, les désastres industriels et miniers, comme moyen de pression pour mettre au pas et sanctionner les bureaucrates locaux.
Pourtant, la haine de la bureaucratie et de ses valets qui s'exprime dans ces révoltes ronge de plus en plus les fondements du régime, rendant chaque jour plus délicat ce jeu et ces manipulations.
Au-delà d'une résistance de classe à la violence de l'exploitation, les révoltes et les grèves laissent apparaître une critique du travail salarié qui est tout à fait nouvelle en Chine. Derrière le rejet des terribles conditions de travail, pointe un doute plus général sur l'idéologie productiviste de l'effort, du sacrifice, que certains avaient un peu trop vite attribué à une pseudo « nature du peuple chinois» ! Quelques phénomènes récents illustrent cela. Il y a, d'une part, le ralentissement des mouvements d'émigration internes et même le reflux des travailleurs migrants vers leur région d'origine. Quitte à rester en Chine, on préfère désormais gagner moins plutôt que mourir au travail. Malgré l'énorme réserve de main-d'oeuvre qui existe en Chine, certaines entreprises peinent désormais à recruter, d'autres sont forcées d'augmenter les salaires et d'autres encore doivent délocaliser vers les régions de l'intérieur (voire au Vietnam ou au Laos) pour trouver une main-d'oeuvre plus docile. Il y a, ensuite, et de façon plus générale, un refus croissant des misérables conditions de travail et de salaire, un manque de confiance dans la propagande du développement, du nécessaire sacrifice d'une génération. On comprend alors pourquoi des luttes comme celles contre le CPE en France ont pu avoir un retentissement en Chine. « .On nous explique que la précarité actuelle est le sacrifice nécessaire pour que la Chine rejoigne les pays occidentaux et voilà que les jeunes en Europe se révoltent contre la précarité! ? » Ainsi, devant les écarts de revenu, l'arrogance des nouveaux riches et des nababs de la spéculation, l'insatisfaction et la rage couvent et sont palpables partout en Chine.
L'incidence des luttes en Chine sur les sociétés « développées » Les augmentations de salaires et la délocalisation des industries à fort taux de main-d'oeuvre vers le centre de la Chine ont, comme première conséquence, une perte de compétitivité des marchandises produites. Le mouvement reste faible mais c'est une nouveauté depuis que la Chine a intégré le marché mondial. S'il venait à se confirmer, il aurait d'énormes répercussions sur le fonctionnement du capitalisme à l'échelle globale.
On l'a compris, lorsqu'on parle aujourd'hui de l'état de la Chine et surtout de la violence des rapports de travail ainsi que des résistances qu'ils suscitent, on parle aussi de notre vie et de l'avenir des sociétés occidentales. La dynamique capitaliste actuelle dépend en effet pour une bonne part de l'exploitation des travailleurs chinois, des profits obtenus par les grands groupes capitalistes mondiaux et du poids du bas prix des marchandises produites en Chine sur nos salaires. Les conditions de vie misérables du prolétariat chinois cachent la paupérisation croissante des travailleurs dans nos sociétés, paupérisation que les politiciens, séduits par le modèle chinois, tentent d'accélérer en démolissant le cadre juridique actuel.
C'est dire combien la résistance que les prolétaires chinois sont en mesure d'opposer à la folle course au profit, à la destruction de leur environnement, comptent fort pour notre avenir. L'évolution de l'anticyclone des Açores en dépend, les perspectives d'une possible émancipation sociale aussi.
Charles Reeve
Hsi Hsuan-wou
1. Voir « La déesse de la démocratie changée en déesse marchandise (entretien avec Hsi Hsuan-wou et Charles Reeve) », ML, n° 1444, juin 2006. Les auteurs préparent un livre sur la situation chinoise à paraître début 2008 aux éditions Verticales, Paris.
2. Parmi d'autres publications, China Labor Bulletin (www.cbl.org.hk/public/main), animé à Hong Kong par d'anciens dissidents, répertorie un grand nombre de conflits, grèves et manifestations qui ont heu en Chine. On peut lire en français. « Les "Neuf vies" d'une ouvrière chinoise. Mlle Zhang raconte sa vie », entretien paru dans Échange, n° 120, printemps 2007, Paris.
Bibliographie sommaire
- Ai Chongguo, Chine: l'envers de la puissance, En clair Mango, Paris, 2005.
- Philippe Cohen et Luc Richard, la Chine sera-t-elle notre cauchemar?, Mille et une nuits, 2005.
- Liao Yiwu, l'Empire des bas-fonds, Bleu de Chine, 2003.
- Lau Sanching, Dix ans dans les camps chinois, L'Esprit frappeur/Dagorno, 2001.
- Hsi Hsuan-wou et Charles Reeve, Bureaucratie, bagnes et business, L'Insomniaque, 1997.
Le Monde libertaire Hors série n°32 12 juillet 2007