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Place publique : Comment en êtes-vous venu à travailler sur la question de l’amour ?
Miguel Benasayag : Au milieu des années 80, j’ai écrit un bouquin qui s’appelait La critique du bonheur.
J’y développais l’idée qu’une société en quête permanente du bonheur
est une société condamnée à la canaillerie et... au malheur, de
surcroît ! J’avais déjà l’intuition que l’amour est quelque chose qui a
peu à voir avec le bonheur ou le malheur, mais que ça, notre société ne
peut pas le comprendre. C’est ce que j’ai voulu étudier dans un autre
livre, Le pari amoureux : je me suis posé la
question de ce qu’était vraiment la passion amoureuse, quelles étaient
les voies de canalisation de l’affect, comment tout cela était né en
Occident et avait changé historiquement. Et je suis arrivé à la
conclusion que ce qui est né en France voilà mille ans, ce qu’on
appelle l’amour-passion, est profondément subversif. Car il fait partie
des trois ou quatre sujets qui ne seront jamais du côté de l’ordre.
La
question qui m’intéresse, ce sont les mouvements qui nous
désubjectivisent. Pour Deleuze ou pour Spinoza, l’amour n’est pas
quelque chose de subjectif. Pour le dire d’une certaine manière, à
travers les amants, l’amour existe. Mais ce ne sont pas les amants qui
s’aiment. L’ordre, ce serait de dire : "Comme Marinette aime Popaul,
l’important c’est Marinette et Popaul... le crédit épargne-logement, la
bague que tu m’as achetée, où on va vivre, le nombre d’enfants qu’on
aura, quelle éducation on leur donnera... " Tout cela, c’est la
subjectivation à partir d’une réalité amoureuse. Mais lorsque la
subjectivation prend le dessus, l’amour est déjà mort...
P.P. : Comment, alors, peut-on définir cet amour ?
M.B. :
L’amour, tel que nous le parlons en Occident depuis Abélard et Héloïse,
est ce vécu qui ne s’identifie ni au lien ni aux individus. Héloïse
était une jeune parisienne brillantissime, de 18 ans, une sorte de
féministe avant l’heure parce qu’elle étudiait, écrivait, jouait de la
musique... En 1080, elle entend parler d’un philosophe révolutionnaire
de 40 ans, Pierre Abélard, et dit à son oncle, qui était chanoine : "Je
veux des cours de philosophie avec Abélard". Ils font de la
philosophie, ils s’aiment, ils jouent de la flûte, ils se marient en
cachette...
Mais quand l’oncle d’Héloïse le découvre, pour punir
Abélard, il paye quelqu’un qui va le châtrer. Abélard s’enferme alors
avec des amis dans un couvent de rebelles. Et Héloïse, à ce moment-là,
décrit leur amour en ces termes : "J’adorais faire l’amour avec vous.
On ne peut plus, mais l’amour, ce n’est pas ça. J’adorais philosopher
avec vous. On ne peut plus, mais l’amour, ce n’est pas ça. J’aimais
vous voir. On ne peut plus, mais l’amour, ce n’est pas ça." Elle
décline ainsi toutes les formes de l’amour, mais à chaque fois, elle
dégage l’amour de toute forme. Donc l’amour, tel qu’inventé par
Héloïse, est cette sorte d’énergie érotique, transversale, qui, en
donnant vie à toute forme, ne correspond à aucune forme. Ca n’est pas
non plus platonicien : l’amour ne peut pas exister sans formes. Mais il
ne s’épuise pas dans la forme. Si la forme quelle qu’elle soit
s’identifie avec l’amour, ce n’est plus de l’amour...
P.P. : N’y a-t-il pas là un rapport avec les grands mystiques, comme Thérèse d’Avila ?
M.B. :
Les mystiques font effectivement le pari d’un amour sans formes et
tentent d’y parvenir à travers une ascèse. La différence avec
l’amour-passion, c’est que celui-ci engendre des formes, et tente même
d’en inventer, mais sans s’identifier avec aucune de ces formes. C’est
vrai que la passion amoureuse désubjectivise : les amants sont là juste
pour que quelque chose d’autre puisse exister à travers eux. Mais elle
désubjectivise à travers des sujets différents, à travers les amants.
Alors que chez les grands mystiques, l’amour absolu désubjectivise, un
point c’est tout !
P.M. : Pouvez-vous mieux expliquer ce processus de désubjectivisation ?
M.B. :
Je vais prendre un exemple. Je ne suis pas entré dans la résistance en
Argentine pour "faire de la politique", mais parce que j’étais un hippy
qui jouait de la batterie, que je faisais du théâtre, que j’aimais la
vie et que, quand on aimait la vie, il fallait résister au fascisme...
Et chacun résistait à sa façon. Moi, comme je suis quelqu’un d’assez
méthodique, le jour où je suis arrivé à la conclusion qu’il fallait une
branche armée, j’ai décidé d’en faire partie. Je ne suis donc pas
devenu un combattant par amour de la politique, mais par un dégoût
total, pasolinien, de la politique...
Dans ce combat, j’ai perdu
tout le monde, avec la charge supplémentaire que j’étais le premier -
parmi ma femme, mon frère, les amis les plus proches... - à avoir dit,
à un moment donné, qu’il fallait entrer dans la résistance. Parmi tous
ceux qui m’ont suivi, il n’y a aucun survivant, sauf moi. Et les gens -
les fascistes, les militaires, mais aussi les partis de gauche - ne
comprenaient pas pourquoi on prenait ce risque-là. La désubjectivation,
c’est exactement cela : pouvoir prendre des risques considérables pour
des choses qui ne te regardent pas en tant que sujet ; là, tu
participes de quelque chose dans laquelle tu acceptes de te dissoudre,
au nom de quelque chose d’autre. Deleuze dit : "Plus on agit au nom du
moi, moins on agit en son propre nom".
Dans l’amour, c’est plus
difficile à comprendre : on croit qu’on y agit en tant que sujet, avec
un autre sujet. Or, l’amour est ce qu’il y a de moins intersubjectif au
monde. Dans l’amour tel qu’Héloïse le décrit, c’est comme si, à travers
chaque amant, l’amour s’aimait. Dans un état amoureux de ce type, au
lieu de dire "Je suis au plus près de moi", il vaudrait mieux dire :
"Cet état me met au plus loin de moi".
Je suis convaincu que dans
chaque couple qui s’aime, il y a tous les couples du monde et de
l’histoire qui sont en train de s’aimer. C’est pour cela que l’amour,
peut-être qu’il est joyeux au sens philosophique, mais pour qu’il soit
léger, il faut se lever de bonne heure, car c’est quand même assez
lourd !
Deleuze a écrit : "La vie n’est pas quelque chose de
personnel". Autrement dit, la vie consiste à être le plus possible dans
des multiplicités... De même, l’art n’est pas quelque chose de
personnel... Tout créateur, comme tout amant, est sur ce fil du
rasoir : d’un côté, pour vivre cette passion-là, il doit s’absenter au
maximum ; et, en même temps, c’est bien à travers lui qu’elle existe.
Je crois que c’est sur ce fil du rasoir que tout se joue. C’est le
propre de l’amour, de l’art, de la politique libertaire (c’est-à-dire
la politique qui se préoccupe de la liberté et de la justice, et non
pas de gérer des gens) et de la recherche scientifique : ces quatre
devenirs où il y a de la passion, et où il y a des vérités...
P.P. : Plutôt que de désubjectivation, ne s’agit-il pas de distinguer l’ego et le "je" ?
M.B. :
Dans mes bouquins plus théoriques, je distingue la "personne", qui est
le sujet traversé par des multiplicités, et l’"individu", qui serait
l’ego "moi-ïque". Il y a deux citations à ce sujet qui me viennent en
tête. La première est celle de Novalis, qui dit : "Est-ce que tu peux
dire que tu aimes si tu ne trouves pas tout l’univers dans la personne
aimée ?" C’est-à-dire que l’amour n’est jamais quelque chose en vase
clos, quelque chose de personnel et d’intime, selon Novalis qui, avec
Hölderlin, fait partie des grands romantiques du début du XIXe siècle.
Cela veut dire aussi que si l’autre est trop "chaussure à ton pied", il
faut se méfier !
La seconde citation, de Georges Canguilhem, a
davantage à voir avec le sens. Il constate que "tout organisme vivant a
tendance à développer sa nature, son essence, même au prix de sa
survie". Je pense à une bande de pigeons que je connais. J’essaye de
voir comment ce que je sais de la neurophysiologie s’applique à eux.
Qu’est-ce que j’observe ? Quand je leur donne à manger, il y a toujours
assez pour tous, mais il y a des pigeons qui, plutôt que de manger,
préfèrent perdre leur temps à chasser ceux qui ne sont pas de la bande.
Pourquoi ? C’est bien parce qu’il y a là quelque chose de leur nature,
de leur essence... Un artiste ne fait pas autre chose : pour développer
sa nature, son essence, il va faire des choses que son banquier - ou
son psychologue - vont considérer comme ridicules ou pathologiques.
Le film Le peuple migrateur,
très beau par ses images mais très peu scientifique sur le fond, a pour
idée centrale que si tous ces oiseaux volent si loin, c’est pour aller
manger. Pourtant, on voit bien que non : ces petits oiseaux vont au
pôle pour crever de froid et ne rien trouver à manger ! La nature
montre que tous les organismes vivants ont autre chose à faire que
s’assurer leur survie. Ils assurent leur survie, aussi ! Il n’y a que
l’homme occidental, avec la technique, le consumérisme, le
rationalisme, qui a cru quelque chose d’aussi stupide - et c’est pour
ça qu’il y a l’économisme ou l’urbanisme criminel... - que de croire
que la fonction principale de l’être humain, c’est la survie, et après
seulement la vie !
En psychiatrie, on le voit tous les jours :
quand une jeune femme anorexique arrive en consultation, il y a
toujours un toubib pour dire : "Il faut d’abord qu’elle grossisse,
après on s’occupera de sa vie... " Et il se met le doigt dans l’œil !
Il ne faut pas manger pour vivre ; il faut vivre - dans le sens de
désir - pour manger. Lorsque ces jeunes femmes arrivent à débloquer un
désir, elles se remettent à manger : parce qu’on désire, on mange. Et
c’est pareil pour les oiseaux : parce qu’ils migrent, ils mangent, et
non l’inverse. C’est cela la confusion : un oiseau migrateur n’est pas
migrateur génétiquement ; il faut encore qu’il migre. C’est le devenir.
Autrement dit, personne n’EST d’un point de vue de stabilité ; il faut
pouvoir le faire, il faut devenir, il faut assumer ce que l’on est.
C’est
pour cela que, dans l’amour, la déclaration amoureuse est gravissime.
Dire "Je t’aime", ça ne veut rien dire, parce qu’il n’y a que des actes
d’amour. Tout reste à faire. C’est en cela aussi que l’amour est
subversif.
P.P. : Vous vous insurgez contre tous les experts qui prétendent nous expliquer comment aimer...
M.B. :
Dans notre société, il y a des sexologues, des psychologues, des
conseillers matrimoniaux qui sont là pour dire comme il faut bien
s’aimer... alors même que l’amour est un pur dysfonctionnement pour la
personne qui "tombe" en amour... La seule question qui se pose est de
savoir si elle aura le courage de vivre ces dysfonctionnements. Car il
n’y a aucune raison pour que l’amour protège nos fonctions vitales. Il
n’y a aucune raison pour que l’amour nous rende heureux. Il n’y a
aucune raison pour que l’amour nous garantisse qu’on aura une vie bien
construite.
Il me semble qu’il ne faut pas trop psychologiser ces
questions-là. La psychologie est une dimension, mais elle n’est qu’une
des dimensions. Toute personne qui parle de l’amour d’un point de vue
"psy" confond les soubassements avec ce qui se passe. C’est comme si on
expliquait un tableau de Dali en décrivant les matières et les couleurs
qui le composent : on a raison, bien sûr, sauf que le tableau lui-même
est passé à l’as !
Le problème des "psys", c’est qu’ils confondent
les émotions avec les sentiments. Les émotions, c’est ce qu’on sent
d’un point de vue factuel ; mettre des sentiments là-dessus, c’est un
pas abusif. Moi, en tant que psy, je n’ai rien à dire sur l’amour !
Sauf en tant que clinicien : dire que c’est terrible comme les gens
confondent l’amour avec le lien. L’autre jour, dans ma consultation, la
mère adoptive de deux enfants m’a dit : "Miguel, je ne les aime pas !"
Je lui ai dit : "Bien sûr. Je le sais depuis longtemps... Mais ça ne
gomme en rien le lien." Elle est partie libérée car elle souffrait avec
cette idée qu’il lui fallait aimer.
P.P. : Vous pensez qu’il faut absolument distinguer l’amour et le lien ?
M.B. :
Souvent, les gens pensent que, puisqu’il n’y a plus d’amour, il n’y a
plus de lien... Alors, ils se séparent, et après ils vont très mal !
Parce qu’ils se sont trompés : ce n’est pas parce qu’il n’y a pas
d’amour qu’il n’y a pas de lien.
L’un des problèmes graves de
notre société, c’est que nous n’osons pas aimer (parce que ça fait très
peur, cette "non-forme" créatrice de toute forme) mais que nous ne nous
sentons pas non plus responsables des liens. Dans des sociétés comme
les pays arabes, où les gens ne se marient pas par amour mais par lien,
l’amour existe toujours "de traviole", mais on s’unit par des liens, et
les gens s’en sentent responsables.
A nous, tout cela nous semble
horrible, car nous croyons que nous sommes dans l’amour. Or, la plupart
du temps, nous ne sommes ni dans l’amour ni dans le lien. Parce que
l’amour c’est trop, et le lien ce n’est pas assez ! C’est pour ça que
10 000 vieux peuvent mourir de la chaleur un été en France : parce que
nous ne sommes pas dans l’amour de "mémé-pépé", mais nous n’assumons
pas non plus le lien. On voit très bien tout cela dans les films
américains : ils se disent tous "I love you", avant de raccrocher...
C’est pour faire semblant que le lien est fondé sur l’amour. Mais plus
on fait semblant, moins il y a de lien et moins il y a d’amour !
Le
lien, c’est ce qui dit qu’entre toi et moi, il y a quelque chose qui
existe. C’est constater que je ne peux pas continuer ma vie si toi, tu
vas mal. Je peux tourner le dos au lien, je peux éviter le lien, je
peux créer le lien, je peux être un salaud dans le lien... mais c’est
quelque chose qui dit que je ne finis pas dans les limites de mon
corps : c’est cela, le lien.
Heureusement qu’il peut y avoir des
liens sans amour ! Sinon, vous imaginez : l’amour est quelque chose de
beaucoup trop chaud, beaucoup trop déstructurant, beaucoup trop
subversif... Tant qu’existe l’amour, le lien reste très fragile, parce
que très peu sclérosé. Si tous les liens étaient fondés sur l’amour, ce
serait un vrai désastre !
P.P. : Comment reconnaît-on ces quatre passions porteuses de vérités qui nous dépassent ?
M.B. :
Se lancer dans la passion, comme l’a expliqué Sartre, signifie
s’engager en ignorant où on va. Dans la passion amoureuse, qu’est-ce
qui fait peur, sinon une ignorance qu’il faut assumer et qui est
consubstantielle avec l’amour ? Si on sait trop où l’on va, il y a
quelque chose du côté du lien, donc de la "visibilité" ou du "moi" ;
mais plus il y a de "moi" personnel, moins il y a de place pour la
passion.
On a tendance à croire que l’état amoureux est un état
dans lequel on existe en tant que soi. Or, l’état amoureux, à l’instar
de l’art, de la politique libertaire ou de la recherche scientifique,
suppose que, plus on est vraiment dans la chose, moins on existe
soi-même. Dans l’amour, on peut aller jusqu’à la remise en cause de sa
propre survie biologique. Voilà pourquoi on ne peut pas assimiler,
comme le fait l’Occident, amour et bonheur.
Le bonheur est quelque
chose qui a à voir avec un tas de composantes, très aléatoires, donc
qui peut être là ou n’être pas là : ça va, ça vient... On ne peut donc
pas dire que le fait d’être heureux soit une sorte de symptôme de
l’état amoureux : parfois oui, parfois non. C’est comme un peintre qui
est en train de souffrir pour réaliser un tableau. Il est écrasé par
son art, et il y a toujours quelqu’un pour lui dire : "Mais au moins,
tu es heureux". Et le peintre, il a envie de le tuer, de lui dire :
"Mais qu’est-ce que tu veux que ça me foute, espèce de connard !".
C’est une agression de dire à un créateur qu’il est heureux... Parfois
il peut être d’un bonheur total, parfois dans un malheur absolu, mais
c’est autre chose qui oriente sa vie. Notre société est dans
l’incapacité totale de comprendre que, dans l’amour comme dans l’art,
le bonheur est de surcroît.
P.P. : Vous critiquez les illusions de
l’Occident sur l’amour. Comment se passe, de ce point de vue, la
rencontre avec les jeunes issus de l’immigration ?
M.B. :
Je suis convaincu que l’érotisme est une "boucle autonome" (d’un point
de vue physiologique, cela veut dire un élément qui - comme les
cellules photosensibles d’un papillon qui le poussent à aller vers la
lumière - fonctionne de façon autonome par rapport à l’ensemble). On
passe notre temps à chercher à théoriser pourquoi on bande, pourquoi on
mouille, pourquoi on s’excite... à vouloir expliquer cela par le "plus"
ou "moins" d’amour... alors que l’érotisme s’explique très bien par
l’observation des comportements animaux : on se reconnaît à tous les
coups quand on voit une femelle qui bouge les fesses, ou bien un mâle
dominant malheureux s’il y en a une qui ne le regarde pas...
Les
sociétés traditionnelles arrivent assez bien à "gérer" ces boucles
autonomes en les réprimant pour qu’elles ne désorganisent pas trop la
société. Gérer assez bien, attention : cela veut dire aussi l’excision
ou l’enfermement des femmes... En Amérique latine, c’est autre chose :
cette boucle autonome est acceptée, et les gens savent quoi faire avec.
A Buenos Aires, par exemple, tous les trois pâtés de maisons, il y a un
"hôtel de passe" pour les couples illégitimes ! Il y a le discours
officiel qui dit "Nous sommes fidèles", mais tout le monde couche avec
tout le monde... Il y a une sorte d’acceptation de la chose, qui vient
du mélange entre les noirs africains, les indiens, les européens...
L’Occident,
lui, a fait le pari de l’émancipation des femmes. C’est un pari
ontologique : une société qui a 100 % de ses corps et de ses cerveaux
libérés est plus puissante qu’une société qui n’en a que 25 % (il faut
compter qu’un homme qui soumet une femme est lui-même à moitié
soumis) ! Cette déterritorialisation des boucles autonomes a produit
une puissance énorme, mais l’Occident cherche a posteriori à se donner
de bonnes raisons : c’est pour la liberté, c’est pour l’amour.
Résultat : les gens culpabilisent tout le temps parce qu’ils s’excitent
là où il ne faudrait pas s’exciter...
On voit ainsi apparaître
trois modèles de gestion de la boucle autonome érotique : celui de la
répression, dans les pays du Maghreb ou d’Orient ; celui de la
banalisation, en Amérique latine ; et celui de l’Occident, où l’on ne
sait pas trop quoi faire avec ça... Ici, un devenir amoureux peut
coïncider avec la boucle autonome érotique, mais il peut aussi ne pas
coïncider. Or, on continue à faire comme si le pas en avant qu’avait
fait l’Occident sur cette question était au nom de l’amour et de la
liberté. Quand les gens venus d’Orient trouvent chez nous cette
déterritorialisation, d’abord ça les excite beaucoup, ça leur plait
mais ça leur fait aussi très peur...
Nous sommes arrivés à un
point où la déconstruction des liens est beaucoup trop forte. Le fait
historique majeur, aujourd’hui, c’est que l’être humain, du fait de la
puissance de la technique et de la science, est à la veille de pouvoir
modifier son espèce... alors même que nous sommes plus enfantins que
jamais, parce que plus déboussolés que jamais !
P.P. : N’est-ce pas ce qui explique la ré-émergence du droit ?
M.B. :
Oui, mais seulement comme nécessité. Le droit arrive comme quelqu’un
d’essoufflé, quand les choses importantes se sont déjà passées. Le
droit ne peut pas créer du lien. Le problème, aujourd’hui, c’est qu’il
n’y a plus rien de sacré. Au sein du conseil national d’éthique, quand
les représentants des religions interviennent, ils parlent de choses
qui ne renvoient à rien. Ils s’expriment "au nom du sacré de la vie",
et les scientifiques se disent : "Mais de quoi tu me parles, à moi qui
travaille sur des molécules ?" Notre société ne sait plus au nom de
quoi orienter ou limiter ces pratiques. Notre société ne connaît plus
les "au nom de quoi ?" C’est pourquoi beaucoup de jeunes se tournent
vers les intégrismes de tous poils : ils cherchent un totem qui
établisse des tabous.
Je crois qu’il faut vraiment tout faire pour
résister à la démolition utilitariste et marchande du monde. Il faut
répondre à l’appel, ne pas dévier le regard. Il faut vraiment
s’oublier, même plus que ce que l’on souhaiterait. Non pas dans une
vision ascétique - l’ascétisme est puant parce que c’est moral -, mais
dans une recherche d’une vie qui ne soit pas simplement cette merde !
Qui doit faire cela ? Chacun de nous est appelé, à la façon d’un oiseau
migrateur, et doit partir. Chacun de nous, à travers une infinité
d’affinités électives, entend cet appel-là. Cet appel, on peut
l’oublier, l’écraser, ou on peut l’entendre, mais c’est une question
d’exercice quotidien. Dans son Phédre, Platon
dit : "Les hommes sont des anges déchus. Mais il y en a parmi eux qui
sentent encore la démangeaison des ailes." A 50 ans, malheureusement
(je dis malheureusement parce que toute ma vie j’ai lutté contre cela),
je suis convaincu que Platon a raison quand il parle de "certains"
seulement.
Il faut renoncer à vouloir "éveiller" les gens. Ni
l’art, ni la science, ni l’amour, ni la résistance politique n’ont
besoin d’une masse de gens pour exister. C’est pourquoi j’adhère à
l’idée de "devenirs minoritaires" chère à Deleuze : nous n’avons pas à
devenir majoritaires, nous avons à créer de multiples devenirs
minoritaires. C’est là que réside mon optimisme, mais il est freiné par
le fait que tout le monde aujourd’hui, y compris à gauche ou à
l’extrême gauche, tente de tenir une parole majoritaire. Le devenir
minoritaire - en amour comme en politique - consiste à écarter tout
modèle global. Les devenirs minoritaires n’ont qu’à faire l’effort
d’exister. Et au milieu de la jungle, au milieu de l’oubli, au milieu
de la tristesse... des liens, des appels, des réponses, des échos se
font. Les choses se font comme ça : tout à coup, au fond du trou, il y
a comme un appel. On peut l’entendre, ou ne pas l’entendre. Ce qui est
sûr, c’est que plus on commence à entendre, plus on a l’oreille fine...
P.P. : Cette démangeaison des ailes peut-elle devenir contagieuse ?
M.B. :
Je ne suis pas un pédagogue mais un passeur. La première responsabilité
d’un passeur, c’est de sentir là où il y a quelqu’un qui sent les mêmes
choses que lui. Je me promène comme un martien sur la terre, et c’est
un profond bonheur chaque fois que je trouve un autre martien ! C’est
pour ça, par exemple, que je m’investis dans le mouvement alternatif,
même si j’y suis très minoritaire. Soit on est dans les miradors, soit
on est en bas : dans les miradors, il peut y avoir des positions de
gauche ou même d’extrême gauche, mais cela reste des miradors... Et
ceux qui sont là-haut détestent ceux qui ne veulent pas monter parce
qu’ils savent très bien que ces contestataires continueront de les
emmerder... Etre un passeur, c’est n’être jamais du côté du pouvoir,
donc se moquer de la notoriété et s’installer dans la durée.
P.P. : L’art, la recherche scientifique
ou la politique libertaire ont leurs propres finalités. Mais l’amour ?
Qu’est-ce qui fait que ça vaut le coup d’y aller ? Qu’est-ce que ça
produit pour le genre humain ?
M.B. :
Personne n’est obligé de vivre, ne serait-ce qu’un seul jour, dans
l’une de ces quatre procédures-là. On peut vivre dans des procédures de
l’immédiat, de l’individu, sur le mode "Après moi, le déluge !". Mais
il nous est donné la possibilité de déborder cette forme un peu fermée,
qui n’est qu’une illusion. Même sur un plan physiologique, c’est une
illusion de penser que je finis là où finit ma peau. Nous sommes dans
un bouillon d’atomes et d’énergies : il y a des singularités, mais
elles sont incompréhensibles si elles ne font pas partie d’un tout...
Alors,
qu’est-ce qu’on a à gagner ou à perdre ? Le problème, c’est qu’il y a
deux modes de pensée concernant le "gagner" ou le "perdre". Il y a un
mode individualiste, utilitariste, qui consiste à parier sur son
existence en tant qu’individu. Mais il nous est donné la possibilité de
déborder cela en nous intéressant à des questions profondément
scientifiques pour lesquelles tout cela est un mystère total. Ces
questions-là, ça fait appel chez certains, et chez d’autres non...
Personnellement, je pourrais mourir plutôt que d’arrêter ces
recherches-là.
L’amour est une autre de ces procédures à travers
lesquelles on éprouve la joie existentielle de participer à un tout.
Spinoza parle de ces expériences à travers lesquelles on éprouve cette
vérité que ce qui existe en nous a toujours existé et existera
toujours, donc on réalise qu’on est éternels. Non pas immortels, dit
Spinoza, mais éternels. C’est-à-dire qu’à travers des questions
scientifiques, à travers l’art, à travers certains gestes libertaires
et à travers l’amour, les hommes et les femmes (et, j’en suis
convaincu, les bêtes) expérimentent cet "au-delà" de notre personne.
P.P. : Vous dites que la passion nous tombe dessus : nous n’avons donc aucune possibilité d’en être acteur ?
M.B. :
L’Occident s’est construit sur une culture qui croyait que, pour être
libre, il fallait dominer. Dominer la nature, ses instincts, ses
passions... Les gens qui viennent s’allonger sur le divan ne viennent
pas chercher autre chose : apprendre à maîtriser des boucles autonomes
qui échappent de tous les coins pour être libres. L’Occident pense que
tout destin est fatalité. Le grand défi de notre époque, c’est de
réarticuler l’idée de liberté, non comme libre-arbitre mais comme
assomption du destin. Car qui n’assume pas son destin se le reçoit sur
la gueule comme fatalité. Le destin, c’est l’appel : ce n’est pas moi
qui décide de tomber amoureux, ce n’est pas moi qui décide que telle
couleur va me travailler toute ma vie ou que le théâtre me happe.
Nous
sommes tous une résultante - au sens physique - de données multiples.
Parmi ces données, le "moi" n’est pas ce qui dirige, c’est juste un
élément de plus. Ce que nous nommons, d’un point de vue scientifique,
"essence" ou "destinée" n’a rien à voir avec la transcendance. Les
appels que nous ressentons ont à voir avec une multitude de données
(notre histoire, notre peuple, les climats, l’écologie, les
étoiles...). Le problème de l’Occident, c’est qu’il croit que la
conscience devrait orienter la résultante, alors qu’elle n’est qu’un
élément de plus. Quand nous sommes happés, nous expérimentons que nous
sommes une multiplicité qui ne s’identifie pas avec notre personne ou
notre carte d’identité. Les romantiques allemands avaient parfaitement
compris cela.
Cette résultante, mouvante et changeante bien sûr,
c’est ce qu’on appelle le "destin" de quelqu’un. Alors, plus je veux
être moi, moins j’existe puisque je m’identifie avec un seul élément de
la multiplicité. Un toxicomane identifie sa multiplicité à une seule
boucle, et il en souffre. Mais l’homme d’affaires est dans la même
impasse, puisqu’il identifie sa multiplicité à une seule boucle :
gagner des sous. Et l’homme de pouvoir, idem.
Dans l’amour, on est
happé, au milieu de sa tranquillité, par un devenir amoureux qui vient
déranger l’équilibre qu’on peut avoir. Alors qu’est-ce qu’on peut
demander à l’amour ? Rien, car ce n’est pas notre partenaire. On peut
juste essayer de l’assumer en apprenant petit à petit - et c’est un
chemin lent et infinitésimal - à ne pas tout détruire ou à se suicider
ou à casser tous les liens parce que la passion est trop forte. C’est
un apprentissage, à l’instar du peintre : celui qui est happé au début
par deux ou trois couleurs et quelques formes, il doit apprendre petit
à petit. Si tu es happé, et bien tu dois te mettre à travailler. Ca
peut sembler aberrant, mais l’amour c’est exactement le même devenir.
Il s’agit d’explorer, comme le peintre, les nouveaux sentiments, les
nouveaux liens, les nouveaux rapports... Si on crie "ça y ’est !", on
tue l’amour. C’est la fainéantise du monde qui refuse de passer par le
chemin de dépouillement qu’a suivi un Miles Davis, par exemple. Le
désir, ce n’est que de l’appel au travail.
Propos recueillis par Philippe Merlant
(à partir d’une intervention au Théâtre de Chelles,
devant la compagnie NAJE, le 23 novembre 2003)
(1) Citons notamment, parmi les plus récents :
- La fabrication de l’information (avec Florence Aubenas, La Découverte, 1999) ;
- Parcours (Calmann-Lévy, 2001) ;
- Résister, c’est créer (avec Florence Aubenas, La Découverte, 2002) ;
- Che Guevara. Du mythe à l’homme - aller-retour (Bayard, 2003).
(2) Le pari amoureux (avec D. Scavino, La Découverte, 1995)