De l'aliénation de l'individu à la révolution sociale ( minorités et contre-culture )
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Androzine : "Individuel et collectif. On entend beaucoup parler d’étiquettes : les jeunes des cités, les homosexuel-le-s, les étranger-e-s, les français-es, etc… Il y a même aujourd’hui une montée de ces étiquettes. De même, les individus sont davantage considérés pour leur fonction sociale que pour eux-mêmes. Ce fonctionnalisme nie l’individu, justifie la division de la société en classes, idéologise l’injustice, instaure la dictature par l’argent.
On range ainsi les êtres dans toutes sortes de catégories, de pseudo “ identités collectives ”. Or, elles sont de simples paramètres. Certes, ils existent, ont leur importance, mais chaque individu a surtout ses goûts, ses choix, son identité propre, individuelle, tributaire de très nombreuses références. De telles références nous servent à être un individu unique, et, par là même, à exister socialement. C’est pourquoi les catégories peuvent avoir leur raison d’être en fournissant parfois des références collectives, mais il faut surtout pouvoir les dépasser, considérer avant tout l’identité individuelle, l’individu.
L’individu est un être à la fois unique et social. Ainsi, nous avons toutes et tous, de façon latente ou épanouie, une originalité et une unicité individuelles, tout comme une dimension sociale. Trop d’individus sont victimes à cause de ces étiquettes d’un rejet gratuit. La bêtise ne veut voir que l’étiquette avant l’individu (par ex. l’étranger-e, sa prétendue différence, là où est avant tout un être humain). Une société authentique serait en revanche la plus ouverte possible sur toutes les différences, réelles ou imaginaires, permettrait que se mêlent les contrastes et originalités, que se nouent les liens de l’humanité, que s’épanouissent les individus, les références propres, la libre interaction sociale.
Pour une autre société
L'opposition à la société actuelle se justifie en considérant que chacun est important, et que chaque individu possède une dimension, une originalité propre et inaliénable, le droit entier de conduire lui-même ses propres affaires. Or, qu’est-ce que l’individu dans notre société ? On lui prête une étiquette, on le range dans une catégorie, où c’est un rapport féodal de domination qui opère, en l’occurrence l’argent, et c’est cela qu’on appelle aujourd’hui “ société ”… Une telle société n’a guère de social que la racine du mot. Elle nie profondément l’individuel et le collectif.
Au lieu que la société puisse être un instrument, organisée par et au profit de l’ensemble de la population et des individus, la société est constituée sur la base de la domination de l’individu, de la coercition générale, au seul profit de l’argent, au bénéfice de la seule classe des possédants et dirigeants.
La propriété morcelle l’espace comme le temps : en effet, cette société esclavagiste récupère et exploite pour le profit marchand tout ce qui est disponible de temps et d’espace humains. Elle manipule les consciences. Elle tend à supprimer de plus en plus toute dimension véritablement sociale dans les rapports entre individus, ceci au seul bénéfice du profit marchand et du renforcement de son pouvoir, de la division sociale et de l’exploitation économique.
Gérons nous-mêmes nos propres affaires
A chaque individu doit revenir le doit imprescriptible et inaliénable à une entière autonomie : s’épanouir librement, gérer soi-même et directement ses propres affaires, être maître de l’ensemble de sa vie, la société optimale étant la valeur ajoutée de toutes les libertés individuelles, le fédéralisme (organisation sociale de bas en haut), le communisme anarchiste : sans classe ni état.
Je tente, par cette précédente phrase, de définir ce en quoi j’adhère, et qui a nom l’anarchisme. Anarchistes ou alternatif-ve-s, nous avons compris et vérifié, dans nos organisations et dans les luttes, qu’on peut très bien s’organiser sans chef, et que c’est alors la meilleure organisation sociale qui soit, la plus démocratique possible, et en même temps celle qui donne les meilleurs résultats. L’histoire a, en outre, prouvé que la population a, ici ou là, pu abolir le pouvoir et prendre en main ses propres affaires, organiser sa propre gestion de façon intégrale : il y eut notamment la Commune (1871), l’Ukraine (1918-1919), Kronstadt (1917-1921), la Révolution espagnole (1936-1939), et dans une certaine mesure les barricades de 1968. Il y eut aussi toutes ces innombrables expériences collectives, passées sous silence officiel, de gestion directe, de communisme anti-autoritaire, de contre-culture anarchiste. Cette lutte pour l’abolition des pouvoirs se poursuivra jusqu’à la victoire, tant que des individus voudront exister socialement, tant qu’existera le double instinct de révolte et de fraternité universelle.
Réformisme ou révolution
Queer, j’aurais pu, comme beaucoup, aspirer seulement à ce que ma propre minorité bénéficie des mêmes droits que la majorité. Une fois gagnée cette reconnaissance, ayant trouvé par elle mon bonheur illusoire au sein de la société de consommation, j’aurais alors sûrement fermé les yeux, avec beaucoup d’auto-satisfaction, sur le sort d’autres minorités moins chanceuses : sans-papiers, par exemple…
Ou bien, j’aurais pu choisir de me battre uniquement contre l’homophobie ou la transphobie, parce que des personnes minoritaires luttent quelquefois sur le seul terrain de leur oppression spécifique. Je comprends ces luttes et ces causes, à la fois justes et indispensables, mais il est une montagne de causes qui dispersent nos forces, puisque il est une montagne d’iniquités et d’injustices.
En réalité, “ rien de ce qui est humain ne m’est étranger ”. Je suis/nous sommes aliéné-e-s socialement par un ensemble d’assujettissements : la domination hiérarchique ou économique, le nationalisme, assassinent rien qu’à eux d’innombrables personnes, enrégimentent l’ensemble des populations, broient des peuples entiers. L’oppression est un tout qu’on ne combat vraiment que globalement. C’est ce tout là dont la liberté individuelle est ennemie.
Pendant qu’un progrès social, arraché de haute lutte, se réalise contre l’un des fronts de l’oppression, le pouvoir s’arrange pour faire reculer la liberté individuelle sur un autre front. Les droits qu’on obtient sont sans cesse remis en cause. En 20 ans, on a avancé sur quelques points (par ex. quant à la liberté des mœurs ou sur quelques aspects juridiques), on a aussi globalement reculé (protection sociale amoindrie, chômage, exploitation accrue, “ fracture sociale ”, montée du nationalisme et de la xénophobie étatiques). L’oppression se transforme et se perpétue, quand elle ne se renforce pas.
Et comment la population obtient-elle de tels droits ? En manifestant elle-même directement et publiquement sa colère ; jamais par les élections, mais par la révolte sociale (contre-propagande, manifestations autorisées mais souvent sauvages, grèves et occupations expropriatrices et gestionnaires, etc…). Quant à elles, les élections sont pour les politiciens un prétexte à ravir aux populations leurs prérogatives pour les exploiter. Au lieu d’entretenir une inutile coterie de pontifes cannibales, c’est à chacun de décider directement de ses propres affaires (gestion directe). S’il faut à l’occasion mandater quiconque, que ce mandat soit au moins contrôlé intégralement par la base et en vue d’une tâche bien définie, et que ce mandat soit révocable à tout moment par la base… cela empêchera le vol de la “ démocratie ” par une poignée d’imposteurs incontrôlés. C’est aussi valable pour la lutte sociale, toujours sujette à être récupérée par les pouvoirs.
Quant à l’éparpillement des luttes, il est bien sûr légitime (et parfois vital) de lutter sur le terrain de son oppression spécifique, mais la libération ne peut être que la fin de toutes les oppressions pour tous les individus. Si cette fin arrive, ce sera par fusion de toutes ces luttes dans la révolution sociale.
C’est évident, l’anarchisme ne peut être coupé d’aucune de ces luttes sociales. Il les justifie toutes, en révèle la composante essentielle : l’aspiration à la liberté et au choix individuel. La dernière révolution n’est pas pour demain. Et lorsque le réformisme et la révolution ont les mêmes buts, il est vain de vouloir les opposer (à ceci près que le parlementarisme n’est pas un réformisme : toute hiérarchie ne conduit à aucun progrès mais à la réaction).
Selon moi, toutes ces raisons font que l’anarchisme coupé des luttes concrètes risque d’être coupé des masses, tandis que l’anarchisme qui se joint à elles doit le faire intelligemment, non pour se perdre soi-même dans le réformisme ambiant, mais en solidarité active pour la révolution sociale.
Quand la base ne répond plus
Vis à vis de toutes les tentatives permanentes de contrôle social, la spontanéité vitale est subversive ; elle libère l’individu du carcan de la domination et de l’exploitation ; elle permet à l’individu de rétablir sa dimension individuelle, et d’exister, d’être souverain de ses propres affaires. La révolte est fête. (Et elle n’a pas nécessairement de programme prévu à l’avance : personnellement, je pense même que toute construction sociale authentique est spontanée, en devenir ; c’est une “ dynamique ”). Au contraire, cette société, elle, existe par la négation de l'individu, en soumettant ce dernier à la plus puissance coercition : la dépossession de sa liberté. Cette société est l’enterrement gigantesque de l’individu.
Coercition et sexualité
La répression sexuelle ou la fausse libération sexuelle imposée est aussi le moyen, pour tout pouvoir, de s'emparer de la sexualité de la victime pour prendre le contrôle de cette dernière. L’épanouissement individuel ne saurait être prédéfini. Sur le plan de la sexualité, il peut inclure aussi bien des situations d’amour platonique, de relation amoureuse, que de sexualité purement physique, mais il ressortit du choix individuel, et non d’une soumission à des préceptes venant d’autrui.
le “traitement séquentiel de l’humanité”
L’interchangeabilité des êtres : une notion militaro-industrielle de la personne humaine. L’anonymat social : une mise en séquence de l’individu dans le CV, le formulaire à remplir, le portillon automatique de la ratp, etc.. La société de masse traite les individus comme s’ils étaient des unités rationnalisables, classables, voire interchangeables, indistinctes en somme, touches grises d’une fresque totalitaire, comme de simples boîtes de conserve à l’infini, munies de leurs étiquetages. Les individus sont désormais au service de la société, au lieu que ce soit idéalement l’inverse. Ce qu’on peut appeler la “société du traitement séquentiel de l’individu” a anéantit une possible société authentique permettant que s’expérimentent collectivement les épanouissements individuels.
Filtrer les gens un maximum, voilà une nouvelle mode qui nous conduira à une société de sans-abris. Les “ inclus ” calquent leur comportement sur le cloisonnement général, se protègent en fermant les yeux, voire en cautionnant l’injustice et en adoptant l’élitisme, le bunker comme idéal.
Dans ce contexte, nous n’avons certes pas besoin de nous opposer sur la base de différences illusoires (telles que le racisme ou la justification des inégalités sociales), mais de mettre fin au conformisme et à la coercition marchande ou étatique, et de tisser des liens authentiquement humains, débarrassés des mensonges liés à l’argent, à la hiérarchie, au rejet de l’altérité, à l’utilisation des gens.
Le fric conçoit l'individu soit comme propriétaire, soit comme instrument. Il affirme culturellement le standard contre la singularité, le conformisme et la soumission contre l’autonomie ; il promeut l’élitisme du “ sur-homme ”.
Métro, boulot, dodo… l’individu est mis en cage dans les espaces thématiques qui jettent les personnes autour de critères exclusifs. L’être humain marchandise est mis en conserve, transporté et mangé. Ou bien, volontairement ou non, disposé, socialisé dans un placard-ghetto. C’est le résultat de tout un monde: celui de l’inféodation de l’individu aux intérêts soi-disant exemplaires de la masse, seule pourvoyeuse officielle d’identité, de normalité, de “ bonheur ”.
Nous serons libres quand l’individualité sera pleinement reconnue, quand la différence, l’autonomie et l’entr’aide seront socialement naturelles, et les pouvoirs anéantis.
Survivre… socialement ou moralement ?
L'aliénation sociale existe. Pour caricaturer sa méthode, elle veut réduire la vie de la majorité des individus à deux choix, ce dont le citoyen lambda a d’ailleurs parfaitement conscience :
1) le confort illusoire dans la soumission, l'obéissance, le déni de soi-même, dans le but de survivre à tout prix sans nécessairement se poser de question.
ou bien :
2) être en dehors du système, et donc, mises à part quelques exceptions, être socialement mort, ne bénéficier que d’une “ liberté ” illusoire, car sans aucun moyen, mais faite de mille dangers, de besoins vitaux inassouvis, de pure désocialisation.
N’est-ce pas ainsi que fonctionne une dictature ? C’est un choix impossible, contre quoi on est obligé-e, si l’on souhaite garder à la fois son intégrité morale et un minimum de confort, de repenser sans cesse sa propre démarche et ses actes…
Soumission morale ou suicide social, c'est ce dualisme imposé qui est à la base de la maladie de cette société de masse : ainsi, les comportements actuels de conformisme, d'exclusion sociale et de repli sur soi qu’on observe se révèlent également dans la montée des identités collectives (notamment le racisme) et de l’exploitation économique ; les consciences manipulées sont malades des murs que l’inégalité leur impose…
Pour la plupart d’entre nous, être intégré ou exclu est en réalité plus ou moins subir. Voici pour l’individu d’un côté le charnier de l’exclusion sociale, et de l’autre l’exploitation des travailleurs et des travailleuses, et partout la vitrine médiatique, le sourire hostile du mensonge publicitaire, et l’omniprésence sanglante de l’uniforme, du garde-chiourme.
Tant que l’oppression subsiste, être vivant dans ses choix, c'est vouloir réagir contre un tel dualisme imposé, contre toutes les divisions illusoires (c’est à dire pour l’abolition des classes, du racisme, du sexisme, de l’homophobie, des hiérarchies) ; c’est vouloir vivre autrement, acquérir contre toute fatalité voulue une conscience autonome. C’est, en outre, par ses actes qu’une telle conscience se traduit : elle signifie être concrètement solidaire contre les hiérarchies et injustices sociales.
Notre libération sera l’abolition à la fois des murs et des hiérarchies.
L’acculturation est l’arme des pouvoirs
Les clergés ont formalisé la spiritualité pour leur fond de commerce, et les publicitaires et politiciens nous volent aujourd'hui la pensée et la culture.
Tout savoir qui est l’apanage des élites ne peut que mentir plus ou moins. La culture ambiante dans son ensemble, ainsi détournée, devient suspecte, à juste titre, mais la pensée toute entière risque de le devenir à son tour… ce discrédit permet de perpétuer l’ignorance. C’est au contraire un autre savoir, authentique celui-là, qui permet la manifestation de la vérité : la révolution sociale, c’est une contre-culture en train de se réaliser.
Un individu n’est pas qu’un amas quelconque de cellules vivantes, exploitable à merci, c’est l’individu, avec tout à la fois son unicité et son universalité. Toute construction sociale devrait n’avoir pour base que la liberté des individus.
Cette dimension de l’Individu appelle ce combat anarchiste pour une société à la fois fraternelle, mais multiple, ouverte sur toute différence, et en cela universaliste. L'anarchisme est la confiance dans l'individu et dans la société authentique de l'entr'aide ; il est collectivement la mise en pratique de l'égalité.
Le langage de la fraternité est élémentaire, mais pourtant plus aucun media à la solde ne semble s'y risquer, par ex. au sujet des sans-papiers. Et c'est très grave que personne, au sein même des élites, ne les défende comme les individus et les êtres humains qu’ils sont avant tout. Les politiciens, particulièrement la "gauche plurielle", les ont transformés en thème électoral et purement utilisés jusqu’à vouloir les broyer. A travers le sort des sans-papiers, c'est l'humanisme le plus élémentaire qui est maintenant menacé par la montée fasciste des “ identités collectives ” (en fait, des étiquettes racistes) qui tendent ainsi à réduire l’être humain au rôle d’instrument social afin de renforcer la coercition.
Sortir d’un silence imposé
Pour que chacun puisse s’affranchir, il faut en premier lieu que chacun ait toute possibilité de s’exprimer librement et personnellement, pouvoir ainsi se réapproprier l'autonomie de sa conscience. C’est sortir du silence imposé que pouvoir être assez libre jusque de ses approximations, parce que la réappropriation de sa propre autonomie est avant tout une dynamique : ce qui est important, c'est plus de parvenir à se poser honnêtement des questions, en débattre, pouvoir corriger ses erreurs, progresser, aiguiser son sens critique, que de trouver des réponses sur-mesure dans le rabachage d’un prêt-à-penser.
La lucidité d’un individu ne commence pas dans l’apprentissage d’une doctrine ou d’un vocabulaire prédéfini, mais dans celle de l’objectivité, ce que seule une observation et une recherche personnelle peuvent découvrir, au prix d’un inévitable tâtonnement. Dans ces conditions, la lucidité d’un individu est naturellement toujours perfectible, mais sa propre pensée demeure d’abord son exercice personnel, ce qui peut le mener le plus naturellement à l’autonomie ; c’est alors que devient nécessaire l’acquisition des connaissances d’autrui.
Conséquences de la négation de la dimension individuelle
— l'être humain instrument.
La domination (en l’occurrence par l’économique) se substitue à l’échange social véritable. Ce rapport de force (ici par l’argent) colonise, utilise, détourne tout l'espace et le temps humains pour les vider de leur dimension authentiquement collective. La relation inégalitaire fait alors de l’individu le simple moyen d’une fin (ce qui permet de sacrifier les individus à cette fin). La réalité même des individus (leur bonheur) a été entièrement séparée des objectifs et du discours de la société. Celle-ci a acquis une finalité et une dimension propres, inhumaines, un caractère artificiel sans rapport avec l'individu, comme la bourse n'a plus de rapport avec le travail réellement produit. L’actuelle “ crise ” (une restructuration économique) aliène en fait davantage l’individu aux intérêts du Capital — elle élimine d’autant les rapports proprement humains : on voit croître le cloisonnement social, la solitude. La négation générale de l’individu par ce rapport de force, et le cloisonnement social qui en découle, favorisent de plus en plus les troubles psychologiques, notamment collectifs (les opiums des peuples ou les psychoses individuelles).
Lorsque l’individu devient instrument, la société se mue en jungle, la jungle en collection de clans, de fauves ou de victimes.
— une société imposée comme fin et non comme moyen
La “ valeur ” par excellence n'est plus celle de l’individu, mais des mécanismes de l'économie pour eux mêmes, et non en vertu du moyen qu'ils constituent en vue du bien être collectif. On justifie donc un esclavage des individus par un genre d’argument utilitariste (de type nationaliste économique : le stakhanovisme + l’austérité). La réalité que nous sommes est ramenée par le haut à ces dogmes artificiels que sont le “ développement ”, le “ peuplement ”, la “ démographie ”, l’ “ économie ”, la “ rentabilité ”, la “ flexibilité ”… comme si les humains étaient de pures abstractions sans dimension propre, modifiables comme on modifie le comportement d’un pantin.
Il se crée ainsi une société de masse sans individus, la solitude au sein des foules, où l’individu n’est plus lui-même mais un rouage jugé plus ou moins fonctionnel.
— le recul de l’humanisme
Tandis qu’elle détruit les moins forts, la domination abolit l’espace social : elle engendre en effet ses clivages sociaux, ses “ ruptures ”, ses peurs de l’autre. Elle alimente alors une culture du repli sur soi. Les groupes se retranchent derrière leur sentiment d’appartenance, et à l’impression d’être victimes des autres groupes, alors qu’ils sont en premier lieu victimes (à des degrés divers) de la division inhérente au capitalisme. La destruction de la société (la société en tant qu’espace social) atomise l’individu, rigidifie la culture, prône ouvertement la défaite de l’humanisme. Montée des égoïsmes de survie, fin des solidarités et de la contestation sociale, montée des antagonismes (racismes, etc…), et implosions psychologiques des plus faibles…
Les identités collectives, le repli sur soi, et le discrédit savamment orchestré de l'humanisme s'additionnent ainsi dans la montée des sectarismes, des nationalismes et des racismes.
Un antifascisme primaire pourrait n’être du racisme que l’image en miroir. L’ antifascisme proprement dit tendra à abolir toutes les haines qui scindent la société, aura comme objectif une véritable fraternité et la fin de tous les préjugés, de toutes les injustices sociales, le dépassement de tous les clans sociaux.
— la récupération de la spiritualité par les hiérarchies; l'illusion politique exploitant la part irrationnelle de l'humain.
Durant la nuit des temps, les humains ont enraciné leurs cultures dans le symbolisme, justifié leurs coutumes sur la base de l’irrationnel. Et ils ont toujours plus ou moins aspiré à un ailleurs qui leur promette un salut. Ce langage irrationnel et cette aspiration trouble ont été exploités, détournés et récupérés par les clergés et les pouvoirs en place, au profit de l’élitisme ; le résultat est devenu les religions.
Aujourd’hui, les pouvoirs politiques et économiques continuent d’utiliser la propension inconsciente des humains au mode de pensée irrationnel pour manipuler les esprits.
Grâce aux mythes de la “ nation ”, du “ drapeau ”, du “ président ”, de l’ “ entreprise ”, de l’ “ origine ”, ou du “ sexe ” social, la propagande des élites utilise le symbolisme non dans un sens positif, pour rapprocher les humains et faire que tout individu soit respecté et inclus dans la société, mais pour perpétuer la domination et les murs : les exclusions, les exploitations, les hiérarchies, la soumission.
La publicité commerciale ou politique utilise amplement les images les plus archaïques des cultures humaines.
Par exemple, l'idée archaïque de renouvellement des pulsions de vie (le réveil de la nature) : “génération mitterrand” se déclare le renouveau mais afin de canaliser cette pulsion en masse et pour un chef, alors que le slogan spontané de 68 dit: “jouir, saillir, sourdre” contre le contexte social.
Dans le même registre de recyclage du religieux, il y a aussi le marxisme, qui imite la civilisation capitaliste par sa vision irrationnelle du futur, fonctionnelle de l'économie, et par le maintien, dans la “ dictature du prolétariat ”, de l'individu au rang d'instrument (au rang de simple moyen de la société de masse aux mains d’une élite).
La montée des sectes représente quant à elle sans doute le besoin inassouvi de dimension autre dans le quotidien, et ce, de la part d'individus auxquels on n'a jamais appris à penser de façon autonome ni permis de se réaliser soi-même socialement.
Par ailleurs, le fascisme tente de faire main basse, avec son “paganisme”, sur la part irrationnelle de la mentalité humaine mais afin d'exalter l'antagonisme racial (ou encore, contre les peuples soi-disant déracinés, le terroir et son fantasme paranoïaque d’enracinement).
Mais dans de tels exemples, qu’y a-t-il d’honnêtement “ spirituel ” ? Les images irrationnelles ainsi véhiculées le sont par les pouvoirs et leurs épigones, au seul profit des mythes hiérarchiques, nationalistes ou économiques, au détriment extrême de l’autonomie et du respect des individus.
L’irrationnel n’en constitue pas moins une arme dangereuse : dans tous les cas de manipulations qu’on constate partout, une malheureuse tendance humaine au ‘symbolisme’ — tendance qui, en soi, eût pu être relativement contrebalancée — est récupérée par et pour des élites, est utilisée pour le maintien ou le renforcement de l'aliénation sociale de l'individu. L’individu est alors hautement manipulé à son insu (et en définitive, par son point le plus faible : l’inconscient).
— la hiérarchie dans la métaphysique
Au lieu de développer longuement sur ceci, je laisse soin à chacune et à chacun de méditer l’anathème suivant, jeté par l’Eglise dans l’antiquité :
“Si quelqu’un dit que l’essence ou la substance de Dieu ou des choses est une et la même, qu’il soit anathème.” (Conc. Vatican, Canones, I, 3, ES, 1802).
Hiérarchie, je t’y prends ! Tu as développé tes putrides surplombs, non seulement sous forme de despotes royaux, mais aussi de souverains imaginaires… Monarchiques et élitaires, tes créations et tes paradis ne sont encore que les moyens de nous détourner de ceux qui sont à la portée… de nos révolutions.
“ Notre chemin deviendra une longue marche vers la fraternité ” (1968)
Pour conclure, je considère personnellement que tout ce qui défend l’Idéal d’égalité sociale et d’originalité de chaque individu, de coexistence et d’ouverture maximale sur les différences, est porteur d’une même contre-culture authentique. Dans celle-ci, chaque individu est respecté et valorisé par tous les autres dans son originalité unique, dans sa prise de parole, dans la prise en main intégrale par lui même de ses propres affaires, grâce à une pleine égalité sociale.
Encore une fois, ce qui compte, c’est notre libération sociale à toutes et tous, et la fin des hiérarchies et des inégalités, à la fois dans notre perception globale du monde, dans nos objectifs, dans nos pratiques concrètes.
Et c’est parce que l’oppression est à la fois une et multiple que la contre-culture l’est aussi.
Le discours dominant est détenu par une élite, formée dans un moule, et à la solde des puissants. Il vise à empêcher les populations de développer leur propre culture libératoire. Tout ce qui touche à la pensée devient ainsi suspect, à juste titre. Pourtant, aucune libération n’est envisageable sans une définition des objectifs et méthodes en vue de construire une autre société. Bref, la contre-culture n’est ni le savoir en cours, ni l’absence de savoir. Il y a une rupture profonde (et non pas une simple “ révolte ” formelle et marchande) à trouver contre la pensée dominante, contre toutes entraves à la différence personnelle et l’égalité collective.
Exploité-e-s et ordonné-e-s, contrôlé-e-s socialement, manipulé-e-s par les médiats, menacé-e-s de chantage à l’emploi, et parfois exclu-e-s de tout droit, victimes des répressions, privé-e-s, en un mot, d’une dignité essentielle, celle d’être libres et solidaires, qu’attendons-nous pour prendre en main, directement, révolutionnairement, nos propres affaires ? Du sans-logis au salarié, c’est, en somme, une même classe qui, à des degrés divers, subit quotidiennement la même coercition sociale, la même destruction de l’humain, la même dépossession de soi qu’on nomme aliénation sociale. On peut collectivement imaginer et commencer de pratiquer le projet d’une civilisation sans hiérarchie, axée sur la liberté, la responsabilité, la participation pleines et entières de tous les individus, bref : sur le fédéralisme et le communisme anarchiste. C’est également le projet d’une contre-culture anarchiste, multiforme, libertaire au sens large, active, à la fois la plus ouverte possible et consciente de son unité. Ce sont enfin des comportements concrets de résistance à l’autorité, qui restaurent une indispensable solidarité avec les luttes spécifiques. Pour que, demain et dès aujourd’hui, vive la révolution sociale.
Olivier Manfredi
Tract de la Fédération Anarchiste (fichier .pdf) pour la Lesbian et Gay Pride 2000
GAY PRIDE...
Un jour par an nous est donné pour nous embrasser dans la rue, inverser l'ordre des choses et, pour un moment, dehors, être les plus nombreux. Un jour par an , nous nous montrons aux braves gens, nous prenons de force la possibilité d'être nous-mêmes, nous nous revendiquons, comme personnes et comme communauté. Avec, dans une certaine mesure, quelque part derrière la tête, l'idée de présenter une alternative à la vie "straight".
C'est du moins la version officielle et militante des choses; mais au-delà...
Drôle de manifestation, bariolée, éclectique, sans slogan ni revendication- du moins précise, sans volonté politique, juste se montrer; et encore, montrer quoi, une surface clinquante, mensongère. Le jour de la Gay Pride, nous nous grimons pour faire bonne mesure. Nier sa misère, l'étourdir de disco. Le jour de la Gay Pride est le jour où on se ment à soi-même et aux autres encore plus que d'habitude. Le jour où le monde extérieur n'a plus besoin de nier notre souffrance: nous le faisons nous-mêmes. C'est donc cela la fierté gay ?
Moi qui ai quitté le ghetto homosexuel (pour un autre: le ghetto squat), il y a longtemps que je n'avais pas eu autant l'impression d'être l'enjeu d'un commerce... A croire que les luttes pour la possibilité d'exister tel(le) que l'on est passent désormais par la fructification des comptes en banque des capitalistes gay.
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Par leurs luttes, nos grands frères et sœurs nous ont obtenu des "droits". Et comme de juste, dans l'interstice de permissivité accordé par l'Etat, des modes de vie ont fleuri. Il y en a eu pour tous les goûts. Mais que ces façons de vivre se soient construites en réaction à une oppression quotidienne et qu'elles se situent en marge de la normalité sociale n'implique malheureusement pas qu'elles soient moins aliénantes ni même plus libres.
Il y avait pourtant parmi nous le projet plus ou moins théorisé d'inventer d'autres modes de vie, d'autres rapports avec les autres, mais ça n'a jamais été très loin, pourquoi ?
Parce que nous envisagions cela non comme un but à atteindre, mais comme un aboutissement naturel. Contre les hétéros qui nous crachaient dessus, il était confortable de penser que nous étions forcément mieux, que nous tenions en nous-même, comme par essence, la fin de l'aliénation. Nous avons pensé qu'il suffisait de se libérer des hétéros, et que le reste découlerait obligatoirement. Position intellectuelle qui avait l'avantage d'éviter de se mettre soi-même en question comme individu. Pour une entreprise de libération, c'était déjà mal parti...
Mais surtout parce que, et ce, tant au niveau des groupes que des individus, on a, d'une manière générale, refuser de parler, de théoriser notre souffrance intime, préférant, en croyant ainsi y échapper, la nier ou la renvoyer au domaine du privé. Si bien que ce qui nous a, à nous, finalement échappé, c'est la possibilité de l'assumer pour la retourner en un outil de notre lutte, et la possibilité de s'en saisir pour s'en débarrasser absolument.
Les conséquences de cette trouille de soi-même ont été importantes. La plus immédiate a été de limiter notre champ revendicatif à la sexualité, et dans son sens le plus étroit (grosso modo: "avec qui je couche"). Cela nous a ainsi fait passer à côté d'une critique plus générale, plus politique de l'oppression de l'individu, critique qui, soit dit en passant, si elle avait existé aurait, parce qu'elle aurait parlé concrètement de souffrance, d'aspiration au plaisir, au bonheur, porté une contradiction bénéfique à nos habituels révolutionnaires genre cause-du-peuple-sans-lui-demander-son-avis... Mais passons... Car le résultat -logique- de tout cela a été de faire tomber la lutte dans le domaine du droit (Mais quel est ce monde où on demande le "droit" pour aimer ?) et de l'intégration. Dès lors, il ne s'agit plus de contester une société qui nous nie (et pas que nous d'ailleurs), mais de s'y tailler une petite place, en reprenant à son compte les moyens et les valeurs qui sont ceux de cette société.
Voici comment on en arrive au "mariage gay", ou comment on a laissé le terrain de nos modes de vie à l'initiative capitaliste, dont le but n'est pas de faire vivre l'idée d'une libération de l'humain, mais seulement de prospérer pour son propre compte, sur le dos des gens.
Car il est clair que notre libération comme êtres (c'est-à-dire: un peu plus que le "droit" de coucher avec qui on veut) ne peut pas passer par cet espace de consumérisme effréné, de soumission aux modes, aux apparences, de confort moral payé au prix de notre confinement dans le ghetto. Le capitalisme gay et la consommation sont au contraire le plus sûr moyen de nous faire rentrer dans les rangs.
J'affirme pour ma part que l'identité homosexuelle ne tient pas à des pratiques sexuelles, mais seulement à cette part de souffrance qui résulte nécessairement des mutilations émotionnelles et sensibles qui nous sont infligées. Et si d'ailleurs on a passé vingt ans à courir après une hypothétique communauté homosexuelle pour ne trouver finalement qu'un ghetto, ceci vient sûrement de cela...
Mais aujourd'hui on ne dit plus "ghetto", on dit "village". Cela permet d'évacuer allègrement la conscience que ce mot impliquait. Toujours cette même honte de soi, ce même reniement.
Ghetto, j'en dis du mal... Ghetto pourtant si nécessaire, parfois, pour ne pas se flinguer. Mais doit-on pour autant s'oublier ?
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Ce que nous avons en commun c'est d'être, à des degrés divers, des sinistrés. Privés de nous-mêmes, traqués, trompés sur notre propre compte, niés, éclatés, défigurés, meurtris. Plutôt que d'aléatoires "droits", ce qu'il nous faut reconquérir et peut-être construire c'est nous-mêmes, comme êtres pleins, et entiers, et libres.
Et c'est en fait une sorte de chance, une chance à rebours que nous avons, de ne pas entrer dans le cadre de la normalité hétéro, de n'avoir, quoi qu'on en dise, pas d'autre passé que celui de notre négation, pas de culture sauf récente. Cela nous rend possible une critique radicale et sans concessions d'un monde où certes nous n'avons pas notre place, mais où celle imposée aux hétéros (et des deux sexes) n'est peut-être pas si enviable.
Echappant à la famille, "ciment social", (comprendre: cellule minimale de l'Etat, lieu d'oppression première des individus), dépourvus d'utilité reproductrice (non, nous ne serons jamais des "prolétaires"...) et des obligations qui lui sont liées, nous échappons par tous les bouts au système social. Mieux, nous le mettons en danger: notre sexualité toujours potentiellement réciproque, c'est-à-dire mieux comprise, socialement inutile donc ouvertement tournée vers le plaisir comme fin en soi, notre incontournable égalité à priori entre nous, et, si nous étions logiques, cet au-delà du tabou bien-pensant, cette désuétude du couple traditionnel, font de nous des contestations vivantes des dogmes sociaux. De même, ces femmes échappant aux hommes, forcément autonomes, vivant d'elles-mêmes et pour elles-mêmes, ces hommes échappant à leur rôle, en porte-à-faux par rapport à la virilité, cette androgynie qui guette, cette peut-être un jour possible égalité entre les sexes, minent l'ordre social dans ses fondations.
Cet hors-norme qui d'emblée nous caractérise est aussi une ouverture vers tous les possibles humains. C'est une liberté en puissance, et la construire est un travail sans fin.
Pourtant, au lieu de tenter le tout pour vivre, mais vivre vraiment, aujourd'hui on se trouve en train de pleurer pour obtenir des "droits" comme ceux des hétéros, ces droits qui ne sont rien d'autre que le droit de se faire mener paître...
KRISTEL"