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Bretagne, envoyée spéciale.
D’abord, on ne la voit pas. Planquée derrière les sourires bienveillants et les mots qui racontent la passion du métier, elle se soustrait à l’attention et aux regards, captés par les paysages herbeux où broutent les vaches indolentes. Dans les champs, les maïs finissent d’être récoltés. Dans les fermes, les éleveurs s’affairent à l’ensilage des tiges et des épis qui serviront de rations pour les bêtes pendant l’hiver. Rien d’autre ne bouge que les bras des hommes et la pelle des tracteurs, dont le ronflement se perd dans l’air cotonneux d’octobre. Tout est calme. Ou presque. Car elle se dévoile peu à peu. Lentement, pudiquement, après un effeuillage méthodique. Elle se montre une fois les explications terminées, l’analyse achevée, la colère exprimée. Simple et brute comme l’évidence : la détresse.
Pascal Limoux résume : « D’ici un an, peut-être que nous n’aurons plus rien à transmettre à notre fils. » Un garçon de vingt ans, mordu par le métier, engagé dans un BTS de production animale avec l’idée de reprendre l’exploitation comme l’avaient fait, avant lui, ses parents. « Je ne sais pas combien de générations se sont succédé dans cette ferme, reprend l’éleveur. Mais à coup sûr, mes arrière-grands-parents étaient là. » La pensée de tout perdre lui laisse au fond des yeux la trace d’une angoisse indicible.
Le 10 septembre, Pascal Limoux, quarante-cinq ans et l’air d’en aligner dix de moins, producteur de lait à Illifaut, près de Merdrignac, dans les Côtes-d’Armor, s’engageait dans la grève du lait lancée par l’Association producteurs de lait indépendant (APLI). Sur les 25 producteurs que compte le canton d’Illifaut, 23 en faisaient autant. Avec la Normandie, la Bretagne compte parmi les régions où l’initiative a été le plus suivie. Les bâches peintes aux couleurs de la lutte s’égrainent encore le long des routes pour en témoigner. Le gouvernement et les entreprises ont évoqué 7 % à 10 % de grévistes. L’APLI, elle, en revendique près de 50 %. L’association rassemble des paysans de tout bord, gauche, droite, extrême droite, syndiqués et non syndiqués.
Pendant treize jours, ils ont cessé de vendre leur lait aux entreprises et aux coopératives. Ils en ont jeté des litres et des litres à la fosse et en ont distribué sur les marchés. Ils en ont épandu, surtout, des milliers dans les champs, sous l’oeil de caméras enfin intéressées. Un geste désespéré, pour résister à une situation désespérante quand, depuis près de cinq mois, beaucoup ne perçoivent plus de salaire pour fabriquer leur lait. La tonne, qui leur coûte près de 310 euros à produire - sans compter leur rémunération - ne leur est plus payée que 280 euros environ. La grève n’est pas l’unique signal d’alarme tiré dans la région. On évoque les suicides. Pas deux ni cinq. Mais treize, en moins de trois mois. On cite une femme de trente-six ans, une autre de cinquante-cinq ans, et un jeune gars, encore. Bien sûr, les difficultés précédaient. Au reste, la chambre d’agriculture régionale dit ne pas avoir eu écho des drames. Mais on le sent : la crise est un élément déclencheur. « C’est difficile à prouver dans la mesure où l’on est chacun dans notre exploitation », explique Marie-Hortense Guehenec, productrice près de Languidic, dans le Morbihan. « Mais il faut mesurer la détresse, vraiment. » Elle qui vit de ses 314 euros mensuels de pension d’invalidité - une polyarthrite rhumatisante sévère - cite le cas des autres. Celui d’une femme dans le bourg d’à-côté à qui la banque a repris sa carte et son chéquier. Ou celui d’un garçon de trente-cinq ans qui avait investi dans un robot de traite et se voit aujourd’hui dans l’incapacité de faire face. « On lui propose le RSA. Vous vous rendez compte ! À un chef d’entreprise. » Injustice : le mot traverse toute la région. Nous sommes punis pour des erreurs que nous n’avons pas faites, martèlent les producteurs, qui accusent l’Europe d’avoir poussé aux investissements et à la surproduction. « En 2007-2008, quand la conjoncture était bonne, on nous a assuré que cela durerait cinq ans, trois minimum », reprend Pascal Limoux. Cela n’en a pas tenu deux.
Il y a peu, encore, certains n’auraient pas cru à une telle déconfiture. « En 2008, les gars de l’EMB (l’European Milk Board, dont fait partie l’APLI - NDLR) m’ont parlé des risques de la dérégulation des marchés », raconte Anthony Rouillé, producteur à Saint-Vran. « Je n’y ai pas cru », poursuit-il. L’époque était à l’embellie. Boosté par les déboires de la Nouvelle-Zélande, leader mondial des produits laitiers, confrontée à une sécheresse historique, le prix du lait s’envolait en Europe. Jusqu’à 400 euros par tonne payée aux éleveurs. « On savait bien que la fin des quotas allait bouleverser les choses, reprend Anthony Rouillé. Mais la pyramide des âges était vieillissante. On pensait que moins de producteurs, ce serait plus de volumes pour ceux qui resteraient. » Jusqu’en mars dernier. « Là, je me suis dit : c’est quoi ce délire ? »
Depuis, lui et sa femme se serrent la ceinture. « On vit grâce aux indemnités prévues dans le cadre de notre assurance, poursuit-il. Mais on fait extrêmement attention à toutes nos dépenses. » Pas le choix. Car si le prix du lait dégringole, tout le reste - alimentation du bétail, engrais ou essence - a eu tendance à flamber. Dans les exploitations, les découverts s’accumulent, qui s’ajoutent aux emprunts contractés pour mettre les bâtiments aux normes européennes.
Alors on met les factures en attente. Paiements des frais de comptabilité ou de vétérinaire sont reportés à plus tard, faisant ricocher la crise sur l’économie locale. « Depuis juin, notre chiffre d’affaires a chuté de 30 % », explique Yvonick Dinet, commercial chez Duval Frères, concessionnaire de tracteurs et de machines agricole. « Nos clients demandent un étalement des factures. Et beaucoup de banques refusent des financements. » Solidaires des producteurs, il les soutient dans une bagarre qui est aussi la sienne. « Si la situation ne s’est pas rétablie au printemps 2010, nous serons forcés de réduire les effectifs. » Certaines entreprises ne fonctionnent déjà plus que trois semaines par mois, assure-t-il.
Les producteurs de l’APLI restaient, la semaine dernière, dans l’attente des conclusions de la réunion qui s’est tenue hier à Bruxelles, espérant qu’elle pencherait en faveur d’une régulation des volumes de productions. Certains avec optimisme, d’autres pas.
Marie-Noëlle Bertrand