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Collectif Première Embûche-Nanterre : " L'enfer est pavé de bonnes intentions ". Comme Albert Hirschman l'a bien montré, la rhétorique des effets pervers est la grille d'analyse classique de la pensée libérale pour critiquer les réformes sociales. On n'a pas manqué de l'appliquer aux institutions les plus emblématiques de l'Etat-Providence : c'est ainsi que la protection de l'emploi, poussée trop loin (dans la formulation la plus bienveillante), se retournerait contre l'emploi, en décourageant les nouveaux recrutements.
Le trait le plus singulier de la polémique autour du CPE est que, pour
la 1ère fois, peut-être, la rhétorique des effets pervers pourrait bien
s'appliquer à une réforme libérale. En effet, il y a un risque élevé que
le CPE aggrave, au lieu de le diminuer, le chômage des jeunes, contrairement
aux intentions de ses promoteurs. Et ce pour deux raisons techniques,
non encore mentionnées dans le débat public, sans doute parce qu'elles
mobilisent des schémas théoriques du marché du travail, encore trop peu
diffusés.
Voici la 1ère raison. Admettons pour le moment qu'il y ait bien une catégorie
spécifique et homogène, sur le marché du travail, appelée " jeunes de
moins de 26 ans ". On sait que le taux de chômage de cette catégorie d'âge
est considérablement plus élevé que celui de la tranche d'âge immédiatement
suivante, et surtout très supérieur à ce qui est observé dans les autres
grands pays industriels (1). L'erreur commence quand on en déduit immédiatement
que les " jeunes " seraient moins employables que les autres. L'indicateur
" taux de chômage " dans le cas des " jeunes " est deux fois trompeur
: une première fois parce qu'une fraction importante de cette classe d'âge
poursuit ses études plus longuement que dans les pays anglo-saxons, ce
qui minore automatiquement le poids des actifs par rapport auxquels sont
mesurés les chômeurs (2); une seconde fois, parce que les approches dites
stock-flux du marché du travail nous ont appris à décomposer le taux de
chômage en une variable de durée et une variable d'incidence (d'effectifs
entrant en chômage). Le taux de chômage (en régime permanent) est égal
au produit du pourcentage de la population active rentrant en chômage
par la durée moyenne des périodes de chômage. Le Prix Nobel d'économie
George Akerlof donne cet exemple : un même taux de chômage de 1/12 = 8,33
% correspond soit à une économie où toute la population active passe au
chômage une fois par an, mais pour une durée moyenne d'un mois, soit à
une autre économie où " seulement " 1/12 de la population active connaît
le chômage, mais pendant une année entière. On se doute que le problème
du chômage est d'une nature (et d'une gravité) toute différente dans les
deux cas.
Or que nous disent les statistiques sur la durée moyenne de chômage des
" jeunes " ? Elle est significativement plus faible que celle de toutes
les autres classes d'âge : 3 mois de 20 à 24 ans, contre 10 de 40 à 44
ans (3). C'est-à-dire que les " jeunes de moins de 26 ans ", toutes choses
égales par ailleurs, sortent du chômage, en moyenne, plus vite que les
autres salariés. Autrement dit, ils ne sont pas moins employables, ils
sont plus employables (toujours en acceptant de raisonner sur une moyenne).
Comment est-ce compatible avec un chômage relativement plus important
des " jeunes " ? La réponse est cachée dans l'autre variable composant
le taux de chômage : à chaque période, les jeunes, qui sortent en moyenne
plus vite du chômage, sont aussi proportionnellement encore plus nombreux
à entrer en chômage. La réconciliation de ces deux constats tient en une
seule expression : emplois précaires. Les jeunes passent plus souvent
que les autres sur le marché du travail, parce qu'on leur propose et qu'ils
acceptent, plus souvent que les autres, des emplois de courte durée.
Dans ces conditions, il faut faire preuve d'un optimisme scientifiquement
infondé pour voir dans le CPE un remède-miracle contre la précarité qui
est à la racine du chômage des jeunes. Bien au contraire, le CPE rajoute,
à une liste déjà bien fournie, un nouveau facteur de rotation des emplois
: le droit de licencier sans explication à tout moment pendant un délai
maximum de 24 mois !
Voilà une 1ère raison de douter du remède proposé : cette façon de rechercher
la flexibilité au niveau des jeunes risque de produire plus de précarité
qu'elle n'en éliminera.
Mais il y en a une 2ème, plus pernicieuse. Tout ce qui précède suppose,
comme le fait explicitement le CPE, que l'on doit mettre à part dans le
fonctionnement du marché du travail les "jeunes de moins de 26 ans " :
ceux-ci formeraient une catégorie statistique homogène. Or il n'en est
rien. L'approche institutionnaliste du marché du travail nous a appris
que le chômage est associé à une dynamique de sélection de salariés, et
qu'il est concentré sur les actifs peu ou pas qualifiés, avant toute considération
d'âge. Il conviendrait donc au minimum de distinguer, au sein des " jeunes
de moins de 26 ans ", ceux qui sont peu ou pas qualifiés, ceux qui ont
une qualification décalée par rapport aux demandes des entreprises et
ceux qui sont très qualifiés. Leurs problèmes éventuels de chômage appelleraient
chaque fois un traitement spécifique. A dire vrai, les promoteurs les
plus avertis du CPE en conviendraient volontiers. Malheureusement, cela
n'empêchera pas le CPE de produire son impact structurant, ou plutôt déstructurant.
Là encore l'approche institutionnaliste (avec la philosophie du Droit)
nous rappelle que le Droit peut rendre effectives des catégorisations
qui ne s'imposeraient pas a priori - simplement parce qu'il fournit aux
agents économiques des repères et des instruments pour leur action.
Cela passe par deux mécanismes, bien connus en théorie économique : il
y a d'abord un effet de signalement, qui confirme à tous les recruteurs
qu'embaucher un " jeune de moins de 26 ans " est une opération tellement
aventureuse qu'il faut des avantages exceptionnels pour la rendre économiquement
rationnelle -en l'occurrence rien moins qu'une suspension d'une partie
du code du travail ! Il y a ensuite un effet de coordination et d'institutionnalisation
: cette catégorie nouvelle, dans la mesure même de son succès, va s'intégrer
aux pratiques de gestion des effectifs par les entreprises. Sur quelle
base va se faire ce processus d'homogénéisation artificielle ? La probabilité
est élevée que ce soient les peu ou pas qualifiés qui vont déteindre sur
les autres segments, plutôt que l'inverse : on verra des jeunes qui auraient
pu accéder à un CDI standard devoir se contenter d'un CPE, sans qu'on
voie par quel miracle la situation des jeunes les moins qualifiés tirerait
un quelconque bénéfice de la dégradation du sort de leurs congénères mieux
lotis. A nouveau cette façon de concentrer la recherche de la flexibilité
sur l'ensemble des jeunes risque de se révéler contreproductive, cette
fois en créant de la précarité là où il n'y en avait pas !
Certes le principe du vaccin consiste à inoculer le mal pour mieux s'en
protéger. Ainsi (peut-être) de la flexibilité et de la précarité. Encore
faut-il ne pas se tromper de dose.
Notes:
(1) 22 % en 2004, pour les 15-24 ans, contre (par exemple) 12% au Royaume-Uni,
d'après Eurostat
(2) Rapporté à toute la classe d'âge des 15-24 ans, le taux de chômage
tomberait à 8,1%, le même taux qu'en Suède, légèrement au dessus du taux
Britannique : 7.6%
(3) ancienneté médiane de chômage, selon l'enquête emploi de 2003
Olivier Favereau
Professeur de sciences économiques
Université Paris X
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