Côte d'Ivoire : Le bonheur n'est pas dans le cacao...
D'APRÈS LE REPRÉSENTANT du secrétaire général des Nations unies, le professeur Albert Tévoédjrè, en visite à Bouaké le 30 octobre 2004, « la guerre n'est pas à l'ordre du jour en Côte d'Ivoire ». (1)
Il aurait mieux fait de se taire, celui-là! La suite, on la connaît!
Quelques jours plus tard, l'aviation ivoirienne bombardait Bouaké et Khorogo, dans la zone nord du pays. Si la guerre n'était pas prévisible, pour les naïfs, les idiots ou les menteurs, en tout cas ça chauffe depuis ce jour-là. Du reste, tous lés observateurs sérieux, ainsi que les acteurs de la crise, percevaient la tension. Bref, c'est la guerre, la ô combien tragique guerre!
Pouvait-on la prévoir? Assurément ! (2)
! Peut-on discerner les responsables ? Absolument!
Depuis les accords de Linas-Marcoussis, le 24 janvier 2003, la Côte d'Ivoire vit dans une sorte de paix armée imposée, entre les rebelles (Forces nouvelles), qui occupent la zone nord du pays, et les forces gouvernementales FANCI contrôlant le sud. Sur le terrain, l'armée française est présente dans le cadre de l'opération Licorne, mais aussi en vertu d'un accord de défense datant de la pseudo-indépendance (1960). On y trouve en plus les casques bleus africains de l' ONANCI.
Depuis la mort d'Houphouët-Boigny, le vieux dictateur, la lutte pour sa succession à déjà occasionné maints épisodes tragiques. Dans ce pays, pendant longtemps fleuron de la Françafrique, les intrigues des différents prétendants se tissent avec les enjeux de contrôle des marchés internationaux. Sur fond d'une grave crise économique, provoquée par la corruption des décideurs autant que par celle des mandataires internationaux, par les systèmes de distributions clientélistes internes, ainsi que par les mesures d'étranglement du plan d'ajustement structurel du FMI, la Côte d'Ivoire est devenue une véritable poudrière.
Avec l'ivoirité, comme valeur identitaire xénophobe installée sur le devant de la scène politique par les dirigeants ivoiriens successifs, l'ethnicisation des problèmes socio-économiques du pays aboutit à un « Rwanda potentiel ». En effet, le tiers de la population ivoirienne ne possède pas la nationalité.
Avec les accords de Linas-Marcoussis, censés régler la paix, le ver était déjà dans le fruit.
Les négociations marathon se déroulèrent à huis clos, regroupant les différents protagonistes enfermés dans un château français proche de Paris. Sous l'invite de Dominique de Villepin, alors ministre des Affaires étrangères, les ministères de la Sécurité et de la Défense ivoiriens, hautement stratégiques, sont attribués aux rebelles. Gbagbo ne peut l'accepter, pas plus que les lois de révision du code de la propriété foncière et de la nationalité, inscrites dans ces accords.
Plus récemment, les accords d'Accra III signés cet été devaient aboutir à la mise en oeuvre des accords de Marcoussis. En particulier, les rebelles devaient déposer leurs armes à partir du 15 octobre. Mais ces derniers ne sont pas chauds à l'idée d'abandonner leurs outils, pas plus que le gouvernement du FPI (le parti de Gbagbo) ne veut renoncer à ses prérogatives politiques. Les rebelles ne désarmèrent donc pas. Les avions de Gbagbo décollèrent donc.
Une partie importante de l'opinion publique condamne le régime ivoirien comme l'unique responsable des événements actuels. Ce n'est pas nous qui irions défendre ce régime nationaliste et raciste. Les violences contre les minorités ethniques ou étrangères sont alimentées par les médias proches du pouvoir, les dirigeants politiques et les mouvements extrémistes comme celui des « Jeunes Patriotes » (milices du FPI, le parti gouvernemental). Depuis la reprise des hostilités, les sièges des partis politiques d'opposition, ainsi que ceux des journaux qui leur sont proches, ont été saccagés.
Quant aux violences anti-françaises, dont on parle beaucoup en comparaison des autres violences, elles peuvent se comprendre: la France est identifiée à juste titre comme la puissance coloniale, ce qui explique beaucoup de choses. Soit dit en passant, l'armée française a très brutalement réprimé les étudiants qui manifestaient à Abidjan contre l'interventionnisme français, en tirant dans le tas à balles réelles, causant ainsi plusieurs dizaines de victimes. (3)
Condamner Gbagbo n'est certainement pas suffisant. L'ingérence française est dénoncée par les deux parties belligérantes (rebelles et gouvernementaux), quoique la France peut légitimement être comptée comme troisième partie, dont l'importance est loin d'être négligeable, car elle pèse très lourd dans la balance par sa puissance de feu, et sa volonté d'initiative. Chirac a beau déclarer que la France est l'amie de la Côte d'Ivoire, ce qui l'intéresse avant tout, c'est de conserver les marchés ivoiriens sous l'emprise des multinationales françaises, malgré les beaux rôles qu'elle met en avant pour leurrer l'opinion internationale, à savoir, protéger ses ressortissants (les autres, on s'en fout?), et s'interposer dans les combats.
Les magouilles semblent d'ailleurs avoir bien fonctionné, car, comme exemple, c'est « avec le pistolet sur la tempe »(4) que l'État ivoirien a attribué à Bouygues la construction du futur terminal des conteneurs, une extension importante du port d'Abidjan... au détriment de la Chine qui était pourtant deux fois moins chère.
Et, en plus, c'est un coup double, la France a obtenu un cachet en blanc pour son action sur le terrain de la part des organisations internationales.
Actuellement, on évacue les ressortissants français, ce qui vient illustrer les propos de François Xavier Verschave, pourfendeur de la Françafrique, « la position de l'armée et des ressortissants français pourrait devenir rapidement intenable», « la France pourrait se voir contrainte de cesser sa tutelle militaire, ce qu'elle aurait dû faire dès 1962 » .(5)
Oui, c'est ça, que la France laisse les
Ivoiriens vivre en paix et qu'elle renonce à
son rôle de puissance coloniale, ça serait
vachement bien...
Manuel Sanschaise
1. Panapress, 31 octobre 2004.
2. Pour en savoir plus: « République cacacotière de Françafrique », Manuel Sanschaise, le Monde libertaire, n° 1361,27 mai 2004.
3. China Radio Internatinale, Côte d'Ivoire: 64 morts et 937 blessés, selon le dernier bilan officiel des violences, 11 novembre 2004.
4. « La grande fatigue des Ivoiriens » , Colette Braeckman, le Monde diplomatique, septembre 2004.
5. Interview pour le compte de l'AFP, « La France pourrait se voir contrainte de cesser sa tutelle militaire », 8 novembre 2004.
Le Monde libertaire #1373 du 18 au 24 novembre 2004