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Le
cahier des charges de cet appel ressemblait à : « Un jeune cinéaste,
Joachim Gatti, perd un œil à cause d'un tir de flashball à Montreuil ;
à vos machines, il faut répondre par les moyens du cinéma ». C'est à
cette injonction qu'ont répondu les auteurs de ces films. Or déjà
l'énoncé de la commande était partiellement vrai. Les flics ne visaient
pas un cinéaste, mais tous ceux qui étaient rassemblés devant la
Clinique ce soir-là. Et, au delà, ils ont tiré sur les expérimentations
politiques qui s'y menaient depuis des mois : occuper des maisons
vides, lutter contre les arrestations de sans-papiers, tenir une
permanence sociale, occuper des pôle-emploi et des CAF, organiser des
concerts, faire un ciné-club et un magasin gratuit, une radio de rue
les jours de marché, une cantine collective, écrire un journal mural
chaque semaine, tisser des liens avec d'autres collectifs à Paris et
dans d'autres villes...
Lorsque nous avons reçu la première moisson de films du projet «
Outrage & Rébellion », nous nous sommes réunis dans une maison
occupée à Montreuil pour les regarder. Beaucoup furent agités dans la
nuit par ces quasi-horreurs.
Peu de cinéastes ont cherché à prendre position depuis l'événement.
Quand on regarde ces films, ce qui apparaît au premier plan, ce sont
les réalisateurs, leurs noms, leurs tics, leurs problèmes, leur
stylistique, leurs compagnons, leurs appartements, leurs lubies, leurs
banques d'images, leurs disques, leurs livres préférés et finalement
leurs Curriculum Vitae en ligne sur Médiapart. Le sentiment qu'ici, on
se donne à voir plus que l'on ne donne à voir.
L'accumulation fait sens et l'absence absolue de réflexion commune
aussi. Ces films finissent par produire une réponse collective
paradoxale : ce qui fait « collectif », c'est l'effet collection,
l'effet exposition conduite par une commissaire. Ces objets mis bout à
bout donnent à voir les dispositions stylistiques que nous sommes
invités à choisir sur le grand marché des tendances culturelles.
Ici point de surprises, ces gestes cinématographiques s'inscrivent en
rab sur l'événement et se distinguent soit par une plus value
narcissique, soit par un surplus de jouissance, soit les deux. La
plupart de ces objets sont dédicacés à Joachim puis signés par les
auteurs avec un copyright. Ainsi, le caractère tristement public de ce
qui s'est passé retourne, par le cinéma, dans la sphère du droit des
usages et de la propriété. C'est aussi de pornographie qu'il s'agit :
de l'exhibition de la toute puissance de la police - « Mon dieu, toute
cette police costumée quand même, quelle horreur... » - à la
turgescence ridicule d'un Georges Bataille lue par une jeune fille en
fleur, le pas a été franchi ; honte sur eux.
Ce qui spécifie ces réponses, c'est qu'elles ne se tiennent même pas à
la hauteur d'un compte rendu de paparazzi. Nous pourrions nous en
réjouir, mais non. Chaque film présenté nous vend une salade vaguement
formelle, vaguement politique, vaguement révoltée, plutôt
compassionnelle, jusqu'au document interminable sur les difficultés de
travail de la police racontées par un syndicat de gauche. La figure
principale, récurrente jusqu'à la nausée, est la puissance de la
police. Au fil des films la vacuité de sa détestation s'impose. Ce qui
est sûr, c'est que le monde sensible qui s'exprime dans ces travaux
n'est pas le nôtre. Pas tout à fait. Cela ne serait pas un problème si
ces films pouvaient nous aider à penser. En réalité, ils ne font que
nous rabattre sur les mêmes pauvres visions du réel qui déjà nous
étouffaient et contre lesquelles nous essayons de lutter.
Que les choses soient claires : chacun est libre de répondre avec les
outils qu'il se donne aux sirènes qu'il entend. Le problème c'est que
tout cette « matière filmique », montée et accumulée, va à l'encontre
de ce qui se cherche à Montreuil et ailleurs, jusqu'à le rendre absent.
Depuis quelques années, le capitalisme s'est fait remarquer par une
disposition à coudre deux affects considérés jadis comme inconciliables
: l'opportunisme et la sincérité. Ces travaux sont une des monstrations
possibles de cet état de faits. Ils nous attristent et nous révoltent
aussi pour cette raison.
Des spectateurs non réconciliés
Contact : circulez.voir@gmail.com