La préoccupation dans laquelle se tint Charles Angrand de décliner de manière égotiste le soi en des formes diverses et évanescente paraît non seulement étrangère, mais en opposition à un idéal artistique à visée sociale, théorisé par nombre de penseurs politiques de la seconde moitié du XIXe siècle (en exceptant Proudhon): Jean Grave, Pierre Kropotkine, Adophe Tabarant, Bernard Lazare, Fernand Pelloutier, Roger Marx, Léon Rosenthal, ou Jean Lahor, dont pour certains l'artiste se réclame.
Comment définir l'articulation entre ce versant essentiel de l'art d'Angrand, que nous avons soulevé dans Les Autoportraits de Ch. Angrand - Aspects des expressions du soi, dégagé des contingences, tendu vers l'atemporalité de la représentation du soi, et les réalisation vouées à des publications ancrées dans une actualité pressante, brûlante, telles celles qui s'inscrivent Les Temps Nouveaux de Jean Grave ? Par suite : Comment concilier cette recherche d'un autoportrait foisonnant, métaphorique, pour ne pas dire métaphysique, avec la fréquentation nourrie, la longue amitié avec le peintre des figures d'ouvriers, des démobilisés, l'illustrateur du Père Peindard, l'anarchiste Maximilien Luce ?
Il convient d'interroger ce qui peut articuler cet art éminemment
personnel, axé sur l'expression du soi, et les préoccupation du soi, et
les préoccupations d'ordre social dont l'artiste se fait chantre, quand
bien même la tentation serait grande d'y voir deux aspirations
distinctes, traversant l'oeuvre, sans lien : deux facettes, l'une
tournée vers l'extérieur, l'autre, plus ou moins dissimulée, tendue vers
une appropriation illimitée d'un soi éclaté sous différents aspects
révélés, réfractés et fragmentaires, qui s'apparente par certains
aspects à la démarche qu'entreprit van Gogh.
Une réalisation cristallise cette difficulté à laquelle a été confronté
l'artiste pour penser cette articulation entre l'individuel et le
collectif, entre l'art pour soi et l'art social : l'oeuvre en question
est la lithographie Dehors ! (1899), entreprise qui vient clore le cycle
des Maternités, et qui, dans le même temps, est destinée à l'album
d'images propagandistes de l'anarchiste Jean Grave.
Nous savons que dès mars 1896, Jean Grave fit part de son intention de
publier un album de lithographies dans une lettre adressée à Camille
Pissarro, en des termes génériques : "Le dessin devrait par quelque côté
que ce soit, avoir trait à l'idée, mais l'auteur aurait la liberté la
plus complète pour le choix du sujet" [c'est moi qui souligne].
L'album sorti, précise Aline Dardel, comprit trente planche et un
frontispice, il nécessita pour voir le jour, au lieu des 18 mois
initialement envisagés. En 1903, ajoute-t-elle, les séries complètes
seront vendues 75 ou 150 francs selon l'édition.
Charles Angrand met un terme à ce travail délicat, précis, du rendu
lithographique auquel il s'est cantonné 6 semaines durant, en
partenariat avec l'artisan lithographe Tailliardat, en décembre 1899.
Dans un courrier classé en novembre dans la Correspondance publiée, mais
plus vraisemblablement de décembre, pour ne pas précéder sur celle
adressée à Maurice Dezerville, il annonce à Jean Grave y avoir travaillé
un mois et demi, et fait part de son expédition :
"Je vous envoie ce soir jeudi en même temps que cette lettre ma
lithographie. Je vous l'ai fait attendre, mais mon excuse est que depuis
le commencement d'octobre, je m'en suis occupé exclusivement. (...) Que
va-t-elle donner au report ?"
A aucun moment, il ne semble douter de sa publication, il la titre :
Dehors ! , et en préfigure les tirages : "Si vous consentiez (écrit-il
dans la même lettre), je prierai M. Tailliardat, à titre d'expérience,
d'essayer un tirage de 25 sur du Ingres que je prierai Berville de lui
faire tenir à domicile", ce qui accrédite qu'il est pleinement satisfait
du rendu.
Il n'imagine pas une seule seconde, compte tenu de la qualité artistique
de l'équilibre des masses claires et foncées du rendu lithographique
(ce que le neveu essaiera de nier constamment), le refus de Jean Grave.
Or, c'est bien ce qui eut lieu, le motif ne correspondait pas à "l'idée"
pour reprendre le terme utilisé par Grave, ou à l'idéal anarchiste, tel
que s'en faisait l'éditeur.
La publication des lettres que le principal rédacteur des Temps Nouveaux
fit parvenir à Angrand, conservées certainement par le neveu, inédites,
aurait été à ce titre bien éclairante.
En l'absence de ces documents, le refus soulève plusieurs questionnements.
En premier lieu, la question de la critique, et des spécialistes de Charles Angrand.
La première biographie de 1982, signée par M. Lespinasse, reproduit
Dehors !, mais ne mentionne aucunement dans le déroulé du texte, ni dans
le récit de vie, l'unique pièce lithographique connue d'Angrand,
importante en ce qu'elle augure de sa participation au courant
anarchiste du tournant du siècle; elle est l'ignorée d'une biographie
sur lequel plane l'ombre du neveu, auteur Gallimard. Qu'y avait-il là à
dissimuler ?
Cinq années plus tard, en 1987, Aline Dardel, docteur en Histoire de
l'art, consacre un dossier publié par le Musée d'Orsay à "la propagande
par l'image de l'hebdomadaire des Temps Nouveaux", dans lequel est fait
mention et reproduit Dehors !, en petite dimension, faut-il le préciser,
de sort qu'il est difficile au lecteur d'en faire une analyse précise.
"Toujours insatisfait du résultat, malgré de nombreux essais (écrit la
rédactrice), l'artiste ne voudra pas publier sa lithographie".
Nous le savons, l'assertion est inexacte. L’œuvre est achevée et envoyée.
L'universitaire y revient un peu plus loin : "Certains promettront un
peu vite, et ne pourront tenir leur promesse dans les délais comme
Willette, D'Espagnat, Angrand". A nouveau est invalidée cette dernière
proposition : Dehors ! est finalisé en 1899, la dernière lithographie à
être livrée pour l'album de Jean Grave, de Steinlein, la sera en
novembre 1902, soit 3 ans après l'envoi d'Angrand !
Sans nul doute, l'auteure de l'étude prit-elle conseil auprès du neveu de l'artiste qu'elle remercie en exergue.
De fait, au terme d'un troisième essai, la lithographie réalisée par
l'artisan Tailliardat est agréée par l'artiste, nous l'avons montré, qui
l'estime suffisamment accomplie pour l'expédier en décembre plutôt
qu'en "novembre" 1899.
Le fonds Jean Grave conservé à l'Institut français d'Histoire sociale
porte à 4 les courriers de Charles Angrand consacré à ce seul travail.
Nous savons par une lettre adressée à Paul Signa qu'Angrand avait reçu
"toute la collection disponible" des lithographies destinées à l'album.
Il avait donc des modèles et pouvait s'en inspirer et se couler dans
l'esprit de l'hebdomadaire. Il choisit pourtant de s'en écarter.
Guère étonnant si tenté que l'on mesure l'originalité dont faire preuve
Charles Angrand dans ses envois destinés aux Temps Nouveaux par rapport
aux illustrations de ses camarades.
Aline Dardel, dans une conférence de janvier 2006 consacré aux
"Illustrateurs des Temps Nouveaux", passe en revue des thèmes de
prédilection abordés. Elle indique dans un premier temps que "le dessin
d'humour est totalement absent des Temps Nouveaux", ce qui est inexact
en ce qui concerne la participation d'Angrand : "On tue ce qu'on peut...
Superbe, ce Marocain-là!", après la mort de l'artiste, en forme
d'hommage, en 1927.
Un humour que l'artiste avait conservé de l'aventure des Arts
Incohérents, alors qu'il fut, pour reprendre les mots de
Riout-Grojnowski, "le seul Incohérent que les historiens de la peinture
reconnaissent comme peintre dans le plein sens du mot", ce qu'il osait
proposer face au sérieux de l'entreprise Grave. Il est remarquable, à ce
titre, que Grave supprimât la légende de la réimpression du dessin,
qu'il en vidât par conséquent l'ironie et le caractère journalistique,
ponctuelle (la guerre du Maroc), pour n'en retenir que la charge
symbolique.
Dans sa conférence publiée, Mme Dardel dégage les thèmes privilégiés de
l'illustration des Temps Nouveaux: "les inégalités sociales, et surtout
l'éternel miséreux. Il fallait montrer au peuple la laideur de la vie
contemporaine, comme le recommandait Kropotkine.
Ce sont les vagabonds, précise-t-elle, qui donnent lieu aux dessins les
plus poignants. Errants, trimardeurs, exilés, mendiants, chômeurs,
solitaire ou en famille, c'est tout un peuple misérable vivant sur les
routes. Ce thème de l'errance et du chemin omniprésent".
Or, ce thème est quasi absent des productions d'Angrand pour l'hebdomadaire.
En second lieu, elle énonce "la révolte contre l'autorité. Le
Démolisseur, l'Incendiaire, l'homme libéré de ses chaînes deviennent les
symboles de l'action révolutionnaire". Angrand n'utilise pas davantage
cette ficelle-là, trop voyante.
Fait symptomatique, l'auteure liste des dessinateurs aussi divers que
Luce, Signac, Walter Crane, Lucien/Camille Pissarro, Constantin Meunier,
Van Rysselberghe, Van Dongen, Kupa, Steinlein, Hermann-Paul, Delannoy,
Willaume, Grandjouan, Jossot, Hénault, Raieter, Naudin, Bradberry, mais
escamote purement et simplement le nom de Charles Angrand. Elle prend le
parti d'éluder une participation qui totalisa 6 dessins publiés de 1903
à 1927, soit sur un laps de temps de 24 années...
De fait, la plupart des dessins d'Angrand ne correspondent pas à la
nomenclature dressée par Mme Dardel, et échappe donc à la démonstration.
Dehors ! est refusé par Grave (1899); "Frontière", qui fait le
frontispice de Patriotisme-Colonisation (en 1903), s'il représente bien
un cavalier errant qu'attendent deux vautours, joue cependant avec les
codes et les stéréotypes de l'exercice anarchiste puisque en même temps,
les charognards se penchent au-dessus de la signature de l'artiste
posant là un ars pictura.
Le Semeur (1907) ne correspond pas davantage à la nomenclature énoncée;
ni "On tue ce qu'on peut..." de la même année, on l'a dit; pas même
Femme à l'enfant de 1914, à l'orée de la Guerre, en couverture; ni même
la couverture expressionniste par le trait, symboliste par le motif, de
La Loi et l'Autorité... Il est à souligner que le dessin qui se
rapproche le plus du topos anarchiste dressé par Mme Dardel, est le
deuxième destiné à Jean Grave, après un premier refus donc, imprimé au
frontispice de l'édition Patriotisme-Colonisation, comme si Grave
l'avait mis en avant dans le but d'effacer son refus précédent.
Mme Dardel ne sachant comment intégrer Charles Angrand à son étroite
grille de lecture a préféré tout bonnement l'ignorer - dévoilant a
contrario l'originalité, la variété et la richesse imaginative du
travail d'illustration de cet artiste.
Pour s'en tenir à l'oeuvre lithographique Dehors !, nous observons
qu'aucun autre dessin de l'artiste publié par Jean Grave ne nécessita un
tel échange de courriers, passé ce refus aucune autre lettre ne portera
"Mon cher Camarade Grave" en en-tête, et ne se clora par l'enthousiaste
"Je tâcherai d'intéresser le plus d'amis possibles à notre cause"
(novembre 1899)...
Une lettre inédite (numérotée 13 au fonds Jean Grave) que nous pouvons
situer à l'orée septembre 1899, par comparaison avec une lettre à Paul
Signac par laquelle Angrand prend conseil auprès de son camarade pour sa
lithographie, indique tout à la fois ses atermoiements d'artiste et sa
volonté à finaliser un travail déjà bien avancé :
"Mardi matin
Mon cher Camarade Graven
Excusez mon retard. Après les courses à bicyclettes par ces chaleurs, j'ai été indisposé.
Ce matin je reprends courage - et ma plume.
Vous me demandez peut-être une chose impossible -savez-vous ?- mais pour
laquelle cependant je m'empresse de vous dire que je ferai tout le
possible.
Je n'ai qu'une fois en effet essayé une litho - et malgré que j'aie
repris mon sujet, je n'ai pu y réussir. Monsieur Tailliardat pourtant
avait mis sa bonne grâce à me guider et ses soins à tirer mes épreuves.
Les premières furent trop pâles. Les secondes - du fait que j'avais par
réaction trop chargé mon dessin - se noyèrent sous la presse. Aussi j'ai
toutes raisons de craindre qu'une troisième expérience ne soit encore
satisfaisante. Pourtant je vous promets de la tenter. Je demanderai
prochainement à Berville (chaussée d'Antin) de m'envoyer du papier
lithographique et des crayons et je me mettrai à mon sujet -
probablement quelque scène rustique. Vous dire quand je pourrai vous
l'annoncer finie, je ne saurais. Je puis vous assurer toutefois que je
mettrai à ce travail toute ma ferveur. Luce vous a dit combien j'étais
lent, même dans les exercices où j'ai acquis quelque doigté! Mais quoi
qu'il m'ait préparé auprès de vous une excuse je vous donne l'assurance
que je n'abuserai pas de votre attente. Quand vous le verrez
transmettez-lui ma poignée de main. C'est à lui que je m'adresserai si
je me trouve trop embarrassé.
Comptez donc sur ma collaboration et agréez ma vive cordialité.
Charles Angrand" (Source: I.F.H.S., fonds Jean Grave).
Le troisième tentative, dont il est question, fut effectivement
considérée comme aboutie, suffisamment en tout cas pour être envoyée en
décembre.
Un article paru dans Témoignages de La Réunion intitulé "La
falsification Pierre Angrand" du 15 juin 2015 se penche sur l'analyse
qu'en fait Aline Dardel dans le dossier qui fut publié par le Musée
d'Orsay. Elle décrit sommairement le sujet en ces termes : "Il s'agit
d'un chat regardant au travers d'une fenêtre vers la lumière, la
liberté."
Quelques lignes plus loin, elle y revient : "Toujours insatisfait du
résultat, malgré de nombreux essais, l'artiste ne voudra pas publier sa
lithographie". Ce qui, on le sait, est rigoureusement inexact. La
lithographie, d'une grande qualité d'exécution, est achevée.
Le contenu de l'analyse montre que, conseillée par Pierre Angrand, Mme
Dardel fait un contresens manifeste. Une simple observation suffit pour
s'en convaincre : le rebord de la fenêtre est bien visible: c'est ce
qu'on appelle un appui de fenêtre, en légère pente pour l'évacuation des
eaux de ruissellement; on y distingue l'oreille de l'appui qui en
déborde le battant droit et vient prendre naissance sur le mur
extérieur; le spectateur attentif y voit un volet.
Le chat n'est donc pas enfermé à l'intérieur d'une pièce à la recherche
d'une quelconque liberté du dehors, comme l'indique la rédactrice,
puisqu'il est déjà à l'extérieur: il quête plutôt un geste du dedans
pour pouvoir entrer. D'où l'injonctif "Dehors!" que l'artiste lui donne
en titre.
Au reste, la lettre qu'Angrand fit parvenir à Signac en décembre 99
était à ce titre on ne peut plus explicite : "le sujet vraiment ne vaut
pas le temps que j'y aurai consacré (écrit-il) : un chat laissé dehors
le soir et qui se silhouette sur l'appui d'une fenêtre éclairée" [c'est
moi qui souligne].
Mais voilà, cela n'était pas du goût de ce que le neveu, professeur
d'université, voulait qu'on y voit : la lithographie se faisant le récit
d'une vérité plus intime, celle d'un chat chassé, laissé à la porte,
qui raconte la douceur d'un foyer, et rapporte une volonté de dépendance
domestique, cohérent en cela non seulement avec le travail de l'artiste
qui pense souvent par cycle (le cycle des noirs et blancs, des
intérieurs nuit), mais avec les crayons Conté des Maternités qui lui
sont contemporains et qu'elle prolonge.
Le bonheur, semble dire l'artiste, réside non dans la conquête d'une
liberté extérieure, toujours à repousser, dans une lutte permanente, ais
dans la protection d'un en-soi, dans le repliement chaleureux et
bienfaisant d'un foyer, faisant d'un même mouvement du monde extérieur
le domaine de l'éparpillement vain. "Cultive ton jardin", répétait
inlassablement Candide, c'est là que se trouve ton bonheur.
Si l’œuvre est emblématique, elle ne l'est pas tant par son motif que
par sa destination. Charles Angrand avait en vue sa publication dans un
ensemble dont il avait en partie connaissance, et dont il s'écarte,
avant que d'en être écarté... Il concentre toute l'ambiguïté du travail
de l'artiste : art social pour lui (qui évoque une "cause" commune) et
art pour art pour Jean Grave...
Avant de questionner l'aspect social revendiqué par l'envoi de cette
représentation, il convient d'en revenir au fil de la critique.
Après le décès du neveu, en 2006, plus libre de ses propos donc, M.
Lespinasse publie une seconde biographie 'toilettée'. Il corrige l'oubli
de l’œuvre, mais avance de manière tâtonnante, de sorte à ménager à la
fois la chèvre et le chou : "La lithographie ne fut pas commercialisée
par Grave devant le décevant résultat". Décevant pour qui ? Pour
l'artiste, ou son destinataire ? A quoi tenait cette déception ?
L'auteur passe à autre chose de sorte à laisser planer une ambiguïté
malséante, à faire place à une béance qui se refuse à l'analyse.
Il est fort probable que le biographe ne souhaitait pas contrevenir aux
affirmations énoncées par Aline Dardel, docteur en Histoire de l'art,
dans son dossier du Musée d'Orsay, édité par le Ministère de la culture,
propos que soutenait par ailleurs le neveu du peintre agrégé de
l'université, auteur Gallimard.
Si l'on s'en tient aux archives, l'artiste ne reprendra contact avec
Jean Grave qu'en 1903, l'année de la publication du dessin "Frontière",
en frontispice de l'épais livre Patriotisme-Colonisation, plus en accord
avec la stéréotypie des attentes de Jean Grave. Il commence sa lettre
par s'excuser "pour le long temps qu'il a laissé passer sans lui
répondre"... Le refus a sans doute laissé des traces, et il lui vaudra
du même coup un retrait relatif par rapport à d'autres de ses camarades
artistes: à titre de comparaison, tandis qu'Angrand fournit 1 couverture
des publications des Temps Nouveaux, Signac ou Delannoy en fourniront
2, quant à l'ami Luce, il en l'auteur de 9...
De toute évidence, les critères d'Angrand ne sont pas ceux -
caricaturaux- qu'énonce Aline Dardel dans son étude. Pour appréhender de
manière profitable le mouvement, il convient plutôt de se référencer
aux articles de Georges Roque et de R.L. Herbert.
Mais pour saisir la démarche, toute en nuance et atypique, de l'artiste,
autant faut-il cerner l'actualité de l'Art social fin de siècle.
Adolphe Tabarant crée en 1889 le Club de l'art social, regroupant des
militants tels que Jean Grave, Poujet, Louise Michel, des hommes de
lettres dont Léon Cladel, Rosny, Ajalbert, Lucien Descaves, et des
artistes comme Camille Pissarro et Rodin.
En 1890, il est à la rédaction d'un article, "Le Club de l'art social"
publié dans La Revue socialiste dont le dessein est d'en faire connaître
les objectifs.
S'en suivent des conférences organisées en 1896, et leur publication :
L'art et la société de Charles Albert, L'écrivain et l'art social de
Bernard Lazare... L'objectif visé étant le développement harmonieux de
la collectivité sur la base d'un idéal artistique.
Lazare n'est pas un inconnu de Charles Angrand, il se trouve cité à deux
reprises dans la Correspondance qui nous apprend que l'écrivain s'était
porté acquéreur d'un des dessins, au crayon Conté fort probablement,
Paysan au fumier, en 1893.
En 1896, voit se constituer le groupe des Cinq, qui deviendra "L'Art
dans Tout" deux années plus tard. En cette fin d'année 1896, Charles
Angrand retourne s'installer en province, il a été certainement
spectateur de cette effervescence.
L'essai sur L'Art social de Roger Marx, publié en 1913, aide à saisir la
portée révolutionnaire de la lithographie refusée par Grave.
Le critique aspire dans son ouvrage à un Art social qu'il définit comme
un art de "mesure et de simplicité" qui doit tendre dans une proximité
immédiate vers le peuple. "Dans une société vieillie, perméable aux
influences extérieures, précise-t-il, le penchant à la complication peut
l'emporter passagèrement: le naturel ne garde guère à reprendre le
dessus". "Sous l'action précipitée des ambitions ardentes, on s'est plus
préoccupé, au début, du décor que de la construction, plus des
enjolivements que de l'harmonie des proportions et du juste rapport des
volumes", Angrand n'aurait pas écrit autrement, lui qui cherchait la
synthèse, et l'écrivain de conclure : "l'effort des dernières
générations tend à activer le retour à la simplicité, à la clarté qui
constituent le fond même de la tradition nationale. Cette tradition se
nuance d'accent de terroir dont il est bon de prolonger la survivance".
Un art social fait de simplicité en accord avec ce qu'il appelle le
terroir, le travail d'Angrand s'inscrit pleinement dans cette acception.
Fils d'instituteur, normalien, répétiteur au lycée de Rouen, puis à
Chaptal à Paris, la correspondance de l'artiste nous renseigne sur
l'intérêt qu'il portait aux valeurs pédagogiques égalitaires.
"Quand, débarrassé des exploiteurs qui l'abrutissent, le travailleur
aura le temps de penser et de s'instruire, il appréciera toutes les
diverses qualités de l’œuvre d'art", écrivait Signac dans l'édition du
13 juin 91 de La Révolte. Le Normand ne souhaite pas attendre davantage
que le peuple soit libre pour le toucher ; Dehors! ne sonne pas
autrement que comme un nécessaire appel au retour des pères au foyer, en
place de courir les assommoirs et les lupanars qui gangrénèrent la
société parisienne de la 'Belle Epoque' dans l'espoir qu'ils retrouvent
la beauté du foyer, qu'ils profitent de la présence de leurs enfants,
pour parfaire et jouir de leur éducation avant qu'il ne soit trop tard.
"Je me demande, écrivait Roger Marx sur ce point, s'il est juste
d'imputer à l'ouvrier les hontes de l'alcoolisme, quand sont si rares
les diversions aptes à l'en éloigner". La lithographie fait réponse à
ces travers sociaux. Ce versant n'a pas été saisi par Jean Grave dont
les vues étaient plus tournées vers la destruction de l'ordre ancien que
vers la construction préalable des esprits de ceux qui devaient la
renverser.
"Ne demandons au peuple de ne rien admettre qu'il ne comprenne, de ne
rien admirer qu'il ne sente", demandait Romain Rolland en 1903 dans un
même esprit que celui qui animait Dehors !
Dans le milieu anarchiste, comme chez les bourgeois, l'originalité
foncière de Charles Angrand fut peu accepté, du moins incomprise, alors
que la thématique de la lithographie était accessible au milieu ouvrier,
et qu'elle épousait les thèses de la cause solidariste.
Ce que dit encore le refus de Dehors !, ce sont les tensions qui agitent
la sphère anarchiste: entre artistes d'une part, et les propagandistes
stricts de l'autre dont font partie Grave et Kropotkine.
En dépit des avertissements de Lucien Pissarro ou ceux de Paul Signac,
Grave a réfréné comme on le voit avec son refus, l'initiative
artistique. "La distinction que vous établissez entre l'Art pour l'Art
et 'Art à tendance sociale n'existe pas (prévenait-il dans une lettre à
Jean Grave, publiée dans Les Temps Nouveaux du 25 novembre 1895]. Toute
production qui est réellement une œuvre d'art est sociale (que l'auteur
le veuille ou non), parce que celui qui l'a produite fait partager à ses
semblables les émotions les plus vives et plus nettes qu'il a
ressenties devant les spectacles de la nature."
Signac ajoutait : "Le peintre anarchiste n'est pas celui qui
représentera des tableaux anarchistes, mais celui qui, sans souci de
lucre, sans désir de récompense, luttera de toute son individualité
contre les conventions bourgeoise et officielles par un apport
personnel" (vers 1902).
Le critique R.L. Herbert dans ses articles, dans "Les Artistes et
l'anarchie d'après les lettres inédites de Pissaro [sic], Signac et
autres", le pointe : les artistes, dont Charles Angrand
particulièrement, résistaient au piège d'un réalisme socialiste. "L'art
doit-il être didactique ? demandait Bernard Lazare, dans une conférence
de 1896. Non, répondait-il, il doit être vivant."
Herbert précise : "L'autonomie même que revendiquait les anarchistes
doit aussi s'appliquer aux artistes, qu'on n'a pas le droit d'asservir à
une esthétique dictée par quelque collectivité que ce soit." C'est cela
même que revendiquait l'envoi de Ch. Angrand. Il est singulier qu'il
ait été censuré par celui qu'on surnomma d'un paradoxal mais certain
"pape de l'anarchisme".
"Le cas de Signac, d'Angrand, de Cross et de tous les autres, analyse
justement Herbert, est plein d'enseignement : à l'aube de l'art
abstrait, ils se posèrent le dilemme et en vinrent finalement à la
solution qui depuis a prévalu parmi les artistes: un artiste ne doit
être fidèle qu'à sa propre sensibilité esthétique, car c'est par son art
même et non par les thèmes qu'il peut développer qu'il contribue à
détruire l'ordre ancien." Herbert escamote cependant la singularité du
sujet pour mettre l'accent sur le style.
Dehors! comme la majorité des recherches de Ch. Angrand au crayon Conté
témoigne de sa tentative de concilier le blanc et le noir, l'intériorité
et l'extériorité, unis par l'harmonie de l'arabesque et du fondu
enchaîné. Fourier aspirait de ses vœux "l'emploi harmonique des
discords"; Jean Grave, lui-même, en appelait à "la somme, au mariage, à
la fusion des éléments antinomiques et cependant cohésifs". On comprend,
dès lors, les "Mon cher Camarade Grave" qui montrent qu'Angrand avait
une vision haute de l'Anarchisme, et plus libre que celle de Grave.
Le blanc n'existe qu'en parité avec le noir, dans une harmonie
souhaitable et souhaitée. "L'équilibre qui correspond au calme implique
un rapport égalitaire des tons et des teintes", écrit Georges Roque qui
cite Jules Christophe qui portait dans le numéro des Hommes
d'aujourd'hui de 1890 consacré à Seurat, le grand ami d'Angrand: "le
calme de ton, c'est l'égalité du sombre et du clair, du chaud et du
froid". Ce que Charles Angrand identifiait du mot d'Harmonie.
Dans un futur monde idéal, l'harmonie servira à triompher de la
fragmentation de la vie et les différentes parties de l'homme formeront à
nouveau un tout; Dehors! se réclamait de cette harmonie de l'homme et
de la femme autour de l'enfant.
Pour l'artiste parisien et normand, l'expression du soi n'était pas un
obstacle à l'art social, au contraire, à partir du moment où chacun
pouvait se retrouver dans la figure projetée de l'artiste, à la
condition même que l'artiste se projetât dans une forme suffisamment
diverse pour accueillir la forme de tous. Tour à tour le chat fut le
réceptacle, mais aussi le cochon, le bateau, le cheval, le scieur de
long, le semeur, et autres, jouèrent ce rôle dans l'espoir d'agrandir la
vision, de briser les codes et les réflexes de l'égoïsme et de
l'égocentrisme qui cimentent l'univers bourgeois...
S'il efface enfin les visages, c'est pour introduire la dimension de
l'hétérogène marqué du sceau de la différence, et donner une place
entière aux formes exclues.
Jean-Baptiste Kiya.
(extrait des Autoportraits de Charles Angrand
(1854-1926) - Aspects des expressions du soi par Jean-Baptiste Kiya,
éditions Kiya, 161 p., Saint-Denis de La Réunion, 2019 -chapitre XVI. 75 Euros).