Boycotter Libération? «Euh... oui... bah... non.»
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Le plan B : "Le référendum du 29 mai a montré qu'il était possible de remporter une victoire politique
malgré les médias et même contre eux. Pourtant, les porte-parole de la contestation continuent d'offrir leurs tribunes et leur caution à des journaux dont ils déplorent la nullité. La brigade d'intervention téléphonique du Plan B les a tarabustés. Faire une brève apparition dans les colonnes du Monde et de Libération ou contester les lieux communs antisociaux véhiculés par ces journaux? La plupart des chefs médiatisés de la gauche radicale ont tranché: ils quémandent aux deux quotidiens la possibilité de publier leurs «tribunes» et s'abstiennent de critiquer leurs hôtes. Situation paradoxale: l'information-marchandise n'est plus considérée comme un enjeu de lutte par ceux qui combattent l'ordre marchand.
Un grand écart de moins en moins apprécié par des militants désormais décidés à porter le fer dans la plaie du capitalisme médiatique. Ce dernier n'est en effet pas moins redoutable que les autres. À l'automne 2005, la direction de Libération a décidé puis mis en oeuvre la suppression de 15 % de ses effectifs. Peu après, le quotidien de Rothschild accusait d'antisémitisme le président du Venezuela Hugo Chavez au moyen d'une citation à la fois tronquée et détournée de son contexte. «Cette attaque contre Chavez, c'est la goutte d'eau qui fait déborder le vase, fulmine Jean-Claude Amara, vice-président de Droit au logement, contacté à ce sujet par Le Plan B. Il faut vraiment que ce canard, un vrai torchon, disparaisse dans les poubelles de l'histoire». Faut-il alors boycotter ce «torchon»? Pas si vite, se ravise le militant du DAL: «Pour nous, le boycott collectif, c'est pas possible, parce que certains camarades pensent qu'on ne peut pas se mettre à dos ce journal aux dépens des luttes collectives.» S'il insulte le Venezuela de Chavez, Libération a les yeux de Chimène pour le Chili de Pinochet. «Finances publiques saines, inflation faible, commerce extérieur au beau fixe, croissance forte... En Amérique latine, le Chili fait figure d'exception.» Grâce à qui? «Grâce surtout aux Chicago boys, et leurs disciples chiliens [...] qui ne jurent que par un maître, Milton Friedman, prix Nobel d'économie en 1976 (1)» (Libération, 17.1.06). Réaction de Gérard Filoche, militant du PS qui s'est trompé de parti (il est opposé au Medef): «Les médias sont comme ça à 90 %. Mais les 10 % qui restent permettent de s'exprimer.» Libération ne figure apparemment pas dans la liste des 10 %: «Aujourd'hui, cela fait près de quatre ans que je leur envoie des papiers pour les pages "Rebonds" et qu'ils ne les passent jamais», gémit Filoche (qui semble ignorer que ces pages sont réservées aux amis du journal, comme Zaki Laïdi). Alors, pourquoi continuer d'en envoyer à Serge July qui en fait des boulettes en rigolant lors de ses soupers avec Christine Ockrent? Sans doute pour permettre à des sociologues ratés de gloser sur le pluralisme des grands médias... Le Plan B interroge ensuite Annick Coupé, porte-parole de l'Union syndicale Solidaires et auteure de multiples tribunes dans Libération (dernière en date: le 3 février). Annick Coupé: Je suis bien consciente que nous sommes pris dans cette contradiction: d'un côté le contenu de Libération me fait faire des bonds, mais en même temps nous avons un besoin de visibilité. Le Plan B: Comment expliquez-vous que les syndicats défendent la santé, l'école, EDF, les services publics, et ne s'occupent pas des médias, alors qu'on peut considérer que l'information est aussi un service public? A. C.: La remarque est juste, et c'est pour ça qu'il est important que des associations comme Acrimed réfléchissent et débattent... Esquive? «Je ne cherche pas à me défausser, proteste la syndicaliste. C'est vrai qu'on ne se bat pas là-dessus.» Pourquoi? Filoche avait répondu: «Mais qui va mener bataille? Les forces de contestation des médias sont minoritaires...» Merveilleuse logique: on ne se bat pas parce que personne ne se bat... tant qu'on sera minoritaires! Certains auteurs polygraphes de tribunes dans la presse qui ment ont refusé de nous répondre, comme Philippe Corcuff, abonné aux pages «Rebonds» de Libération. Les autres peinent à cacher leur embarras, tel Samuel Joshua, universitaire et membre lui aussi de la LCR. Quand notre brigadier le joint au téléphone, il vient de publier un nouveau texte dans le journal de Serge July avec son camarade Daniel Bensaïd (31.1.06). Le Plan B: Je voudrais savoir si vous auriez deux minutes pour répondre à deux questions simplement. Samuel Joshua: Allez-y. P. B.: Comme militant politique et intellectuel, pourquoi vous ne prenez jamais position sur la question des médias? S. J.: Euh... Je ne comprends pas la question... On passe à la suivante... P. B.: Dans la mesure où Libération est un journal qui licencie, qui ment, comme le montre l'affaire Chavez, cela ne vous pose pas un problème de publier des tribunes dans ses colonnes? S. J.: Euh... Vous pouvez passer à la troisiéme question s'il vous plaît? P. B.: Eh bien non, c'étaient mes deux seules questions! S. J.: Eh ben alors ce sera tout, merci... Oh non, ce n'est pas tout. Pour Le Plan B, ce n'est que le début! (1) Militant du libre marché, l'économiste Milton Friedman est l'un des théoriciens contemporains du monétarisme.
Le Plan B n°1 (mars-avril 2006)
à 14:17