Au lendemain de l’annonce par Evo Morales de la nationalisation des hydrocarbures en Bolivie, les multinationales et leurs représentants politiques font état de leurs "inquiétudes". Récit de la journée historique par Pablo Stefanoni et les réactions des représentants des multinationales et du gouvernement brésilien, car comme nous le rappelle un extrait d’un article de Raul Zibechi, l’"ennemi principal" de la nationalisation du gaz bolivien, n’est pas les Etats-Unis comme certains le pensent, mais l’Etat brésilien et sa compagnie Petrobras.
Evo Morales a décrété la nationalisation des hydrocarbures en Bolivie.
Le président bolivien a effectué l’annonce depuis un champ pétrolier, où il est arrivé accompagné par un bataillon d’ingénieurs militaires. Le vice-président García Linera a pris la tête à midi d’un acte populaire pour le Premier Mai, où la mesure a provoqué une grande ferveur.
A 11 heure du matin, la chaine publique a commencé à générer des expectatives sur un imminent message au peuple bolivien du "gouvernement populaire du compañero président Evo Morales", on avançait qu’il y aurait des mesures très importantes liées à la nationalisation des hydrocarbures. Une demi-heure plus tard, quelques médias ont commencé à annoncer d’une manière un peu confuse que Morales signerait la nationalisation à Tarija (un département frontalier avec l’Argentine et une enclave des principaux champs gaziers), mais personne ne savait exactement en quoi consisterait cette mesure réclamée par les mouvements sociaux comme une "espèce de solution magique" aux maux de ce pays andin. Le voile s’est levé peu après la mi-journée : loin de la nationalisation light pronostiquée par ses critiques de gauche, le président bolivien a opté pour ce que les analystes ont caractérisé comme un décret "dur". Le leader cocalero est apparu dans le champ gazier de San alberto, situé dans la municipalité tarijaña de Carapari, vêtu de la veste et du casque de la compagnie publique Gisements Pétrolifères Fiscaux de la Bolivie (YPFB) en compagnie de tous ses ministres -dont Andrés Soliz Rada, des Hydrocarbures- de dirigeants sociaux et d’un bataillon militaire pour annoncer l’"occupation" et le contrôle de tous les champs, des raffineries, des gazoducs et des stations de service par YPFB et les Forces Armées.
Morales a exhorté : "Nous voulons demander aux Forces Armées, depuis cet endroit, à partir de cet instant, de prendre tous les champs pétrolifères dans toute la Bolivie avec les bataillons d’ingénieurs". Ce fut comme un seau d’eau froide qui a réveillé les canaux de radio et de télevision privée du ressac de 1er Mai qui n’anoncait comme une journée où n’auraient lieu que quelques annonces officielles comme la dérogation de la libre contratation de travailleurs ou la recomposition d’une partie de du droit du travail. Dans son allocution, le président a déclaré illégaux les actuels contrats de risque partagé signés entre l’Etat et les entreprises pétrolières (pour ne pas avoir été revalidés par le Congrès) y a accusé de "traitres à la patrie" ceux qui ont déposé ce secteur stratégique, en violant la souveraineté et la dignité nationale". Des militaires, armés et avec des drapeaux boliviens, gardaient les installations de ce champs, un des plus riches de Bolivie, avec le cinquième des réserves de gaz et le symbole des privilèges des entreprises étrangères ; selon plusieurs dénonciations, il a été découvert par la compagnie publique YPFB et ensuite catalogué comme "nouveau" pour réduire la pression fiscale sur ses propriétaires : la brésilienne Petrobras, la hispano-argentine Repsol-YPF et la francaise Total. Hier, une énorme pancarte disait : "Nationalisé. Propriété des boliviens", et l’image s’est répétée dans d’autres champs militarisés.
"La Bolivie a été le premier pays du continent à nationaliser ses hydrocarbures ; la loi d’aujourd’hui est la troisième et définitive nationalisation de nos ressources", a continué Morales, expression d’un nouveau nationalisme qui maintenant n’a pas comme acteurs centraux les militaires ou les classes moyennes urbaines -comme le nationalisme révolutionnaire des années 50 -mais un ensemble d’organisations syndicales et de mouvements sociaux, de base corporative, qui s’identifient à eux mêmes comme "indiens" exclus depuis l’acte même de fondation de la République en 1825.
Concrétement, le décret 28 701 -dénominé "Héros du Chaco", en référence à la guerre contre le Paraguay (1932-1935)- restitue à l’Etat "la propriété, la possession et le contrôle total et absolu du gaz et du pétrole. Il ne s’agit pas d’une expropriation mais, dans les mots présidentiels, d’"assoir la souveraineté" : à partir d’hier même, les entreprises sont obligées à remettre à l’État toute leur production, qui sera commercialisée par YPFB, l’entreprise étatique qui déterminera les conditions de vente tant sur le marché interne qu’externe. C’est-à-dire qu’il fixera des volumes de vente, de prix et de destinations d’exportation. De plus, les compagnies pétrolières devront signer, dans les 180 jours, de nouveaux contrats en accord avec la nouvelle législation nationalisatrice. En cas de résistance des entreprises, YPFB prendra à sa charge l’opération de ses champs.
Au niveau des entreprises capitalisées (une variante bolivienne de privatisation), l’État récupérera les actions "des citoyens", des mains des administratrices de fonds de pensions (AFPs) et se nationaliseront les "actions nécessaires" pour arriver au contrôle publique de 50 pour cent plus un du paquet d’actions de ces entreprises, parmi elles, Chaco (Amoco et British Gas) et Andina (Repsol).
La cerise de la tarte et une des mesures les moins attendues a été les changements fiscaux : les champs qui ont produit en moyenne plus de 100 millions de mètres cubes quotidiens de gaz en 2005 (Sábalo et San Alberto, qui représentent 70 pour cent du total national) paieront une combinaison d’impôts de 82 pour cent. "L’omelette s’est retournée", a résumé le vice-président Alvaro García Linera sur le balcon du Palais Quemado où ensuite résonna la fameuse chanson de la Guerre Civile Espagnole. Selon ses données, avec la législation approuvée en 1997 par Gonzalo Sanchez de Lozada, l’État recevait 140 millions de dollars de recettes pour l’activité pétrolière, à partir de maintenant ce seront 780 millions, toute une fortune pour le rachitique trésor bolivien. Il en résulte que les plus pauvres s’enthousiasment pour la possibilité d’un décollage économique de ce pays historiquement en retard et dans lequel, malgré les lectures folklorisées sur le mouvement indigène, les demandes sont une plus grande inclusion sociale et reconstruction de l’État pour pourvoir les services que demande la population.
Une multitude, convoquée pour célébrer le Jour des Travailleurs sans savoir qu’il s’agissait du jour J de la nationalisation, a attendu le vice-président García Linera, qui est sorti sur le balcon, et a prononcé un de ses discours les plus enflammés. "Le gouvernement du peuple, le gouvernement des travailleurs a pris la mesure la plus importante de ce siècle : celle-ci est la première nationalisation du 21 è siècle", s’est enthousiasmé le professeur de sociologie, qui a combiné le ton pédagogique avec la harangue de barricade. Il a dit que les morts et les martyrs "peuvent déjà se reposer en paix", que les hydrocarbures "sont revenu à la nation où ils devraient toujours avoir été", et a dénoncé : "Cette décision va être résistée par les dinosaures, par ceux qui veulent continuer de "privatiser" la patrie, mais par cette mesure les boliviens nous jouons la vie ; nous n’allons pas accepter les pressions d’aucun traitre, d’aucune entreprise, d’aucun pays étranger".
De cette manière, il s’est avancé sur les représailles possibles des compagnies pétrolières, soutenues par leurs gouvernements. L’une d’elles est la brésilienne Petrobras (responsable de 20 pour cent du PBI bolivien) dans un contexte de conflit avec une autre firme de cette origine : la métallurgique EBX, expulsée du territoire bolivien pour "violer la Constitution et les normes de l’environnement". Hier, la presse bolivienne a informé d’un communiqué de Brasília qui signalait que "la délicate situation des entreprises brésiliennes présentes en Bolivie doit être résolue par le dialogue".
Face à des possibles "sabotages", Morales a demandé aux travailleurs pétroliers d’être loyaux avec leur patrie et de se joindre aux mesures nationalisatrices. "Si elles ne nous respectent pas (les entreprises), nous nous ferons respecter par la force", a-t-il menacé dans la même ligne que son vice-président. Et les risques politiques et économiques ne sont pas peu nombreux : pour personne n’est passé inapercu que l’attérissage de Evo Morales dans les champs pétroliers s’est produit quelques heures après de son arrivée de La Havane, où il a signé l’adhésion à l’Alternative Bolivarienne des Amériques (ALBA) au côté de Hugo Chavez et Fidel Castro -un projet anti-TLC (Traité de Libre Echange avec les Etats-Unis)- et a déclaré à la presse qu’il s’agissait d’une "grande rencontre de trois générations, de trois présidents et de trois révolutions". Des drapeaux cubains et des t-shirt avec le slogan "Che, Fidel, Chavez, Evo" ont coloré le rassemblement officialiste d’hier.
Ce rapprochement à l’"axe bolivarien" est résisté par des secteurs patronaux qui considèrent qu’il s’agit d’accords politiques sans bénéfices pour le secteur privé local et promeuvent la signature d’un TLC avec les Etats-Unis. Parmi eux milite une partie de l’élite de dirigeants de Santa Cruz où, selon une récente enquête de la firme Apoyo, Opinión et Mercado, l’image de Morales aurait chuté de 25 % et le comité civique prépare une grève pour ce jeudi, pour réclamer plus de postes dans les secteurs de santé et d’éducation et en défense de la licitation de la réserve de fer de El Mutun.
Avec des élections pour l’Assemblée Constituante convoquées pour le 2 juillet prochain, des sources gouvernementales pensent que la mesure d’hier renforcera leurs possibilités électorales pour revalider le triomphe du 18 décembre et, comme Chavez au Vénézuéla, construire une hégémonie politique de plus longue durée.
Depuis La Paz, Pablo Stefanoni, Pagina/12 (Argentine), 02/05/2006. Traduction Fab, santelmo@no-log.org.
REACTIONS DE LA PRESSE BOLIVIENNELa nationalisation des hydrocarbures en Bolivie, sanctionnée hier par le président Evo Morales, est "la première mesure de gauche depuis la chute du Mur de Berlin", a affirmé aujourd’hui la presse brésilienne, qui a dédié des espaces importants à cette information.
"En nationalisant les hydrocarbures, le président Evo Morales a pris la première initiative de gauche en Amérique Latine (et peut être dans le monde) depuis la chute du Mur de Berlin en 1989" a constaté en première page le quotidien Folha de Sao Paolo.
Jornal do Brasil , à son tour, alerte que "le prix du gaz va monter" et que "la Bolivie déchire des contrats avec Petrobras et nuit aux consommateurs brésiliens". O Globo souligne aussi les "préjudices" que la décision décrétée par le président Morales peut occasionner à la pétrolière publiqe et lui spécule des pertes de "1 milliard de dollars".
Pour Estado de Sao Paulo "la Bolivie nationalise le pétrole et le gaz. L’armée occupe Petrobras", dont le président, José Sergio Gabrielli a dit hier soir que la décision de Morales a été "unilatérale" et "peu amicale".
Tous les journaux rendent compte que la nationalisation en Bolivie "a pris par surprise" au gouvernement brésilien qui, hier soir, a informé que le président Lula da Silva a convoqué une réunion aujourd’hui pour analyser la situation.
Selon le ministère des Relations Extérieures, Lula a appelé à la réunion le président de Petrobras, Gabrielli, le chancelier intérimaire Samuel Pinheiros Guimaraes, et le ministre de l’Énergie, Silas Rondeu, qui a considéré le décret de Morales comme "rupture" et "grimace inamicale".
Clarin (Argentine), 2 mai 2006
PREOCCUPATION DE REPSOL-YPFLe président international de la compagnie pétrolière espagnole Repsol YPF, Antonio Brufau, a manifesté aujourd’hui sa "consternation" pour la décision du gouvernement bolivien de nationaliser ses ressources de pétrole et de gaz, décision qu’il a qualifié comme "inquiétant et triste". (...) Les déclarations d’hier ont été très dures, très injustes avec le secteur des hydrocarbures et les compagnies internationales qui travaillent avec beaucoup d’envies en Bolivie ", a-t-il dit ce matin.(...) "Avec les règles internationales, ces choses ne se comprennent pas très bien", a regretté Brufau, qui a souligné sa "consternation" pour "un sujet qui a été soustrait à la logique patronale politique qui doit guider les relations entre entreprises et Etats".
Agence Telam, 2 mai 2006.
EXTRAIT DE "BOLIVIE : DEUX VISIONS OPPOSEES DU CHANGEMENT SOCIAL""D’autre part, le Brésil a d’énormes intérêts en Bolivie : Petrobrás contrôle 25% des réserves de gaz concentrées dans le département de Tarija, détient le gazoduc d’exportation vers le Brésil et les deux raffineries de pétrole du pays, et contrôle près de 40% du commerce agricole de Santa Cruz, une bonne partie étant aux mains de propriétaires fonciers brésiliens. Alvaro García Linera, sociologue et candidat à la vice-présidence pour le MAS affirme que « le Brésil a beaucoup d’intérêts en Bolivie, c’est un État puissant et il va sûrement chercher à protéger ses intérêts. Les États-Unis n’ont pas d’intérêts directs dans le pétrole parce que, dans ce domaine, il n’y a pas d’entreprises états-uniennes en Bolivie » [1].
Le comportement du Brésil envers la région laisse planer beaucoup de doutes car, pendant les crises successives en Bolivie, le conseiller de Luiz Inacio Lula da Silva, Marco Aurelio García, s’est rendu deux fois dans le pays pour s’assurer que, malgré la situation de chaos qui régnait, les transferts de gaz de la Bolivie vers le Brésil ne seraient pas interrompus. Ce flux est vital pour une industrie comme celle de São Paulo, cœur de la production nationale, qui dépend à 30% du gaz bolivien. Lula lui-même a été en Bolivie un peu avant le référendum sur les hydrocarbures de 2004 [2], pour défendre les intérêts de l’entreprise publique Petrobrás. Pour García Linera, le Brésil est tout particulièrement intéressé par la stabilité politique de son voisin. « Nous espérons que lorsqu’il s’agira d’hydrocarbures, le gouvernement brésilien n’adoptera pas une attitude d’intervention ou de pression, mais bien qu’il acceptera la souveraineté bolivienne », même s’il a un jour déclaré que « nous avons plus peur du Brésil que des États-Unis ».
En tout cas, le MAS se montre de plus en plus prudent à ce sujet : « Que faire avec Petrobrás, c’est-à-dire avec le gouvernement brésilien ? Nous devons être prudents » [3]. Apparemment, l’objectif n’est pas de nationaliser mais d’aller vers « une modification des relations afin que l’investisseur étranger devienne un associé minoritaire de l’État », conclut-il [4]. Les dirigeants du MAS sont conscients de l’étroite marge de manœuvre dont ils disposent : s’ils décident la récupération par l’État bolivien des hydrocarbures, ils s’affronteront aux multinationales et aux grandes puissances mondiales et régionales. Mais s’ils ne le font pas, la population peut retourner dans la rue, et déstabiliser même un gouvernement présidé par un indien." (...)
1- Entretien personnel avec Alvaro García Linera, Niteroi, 15 octobre 2005. 2- [NDLR] Sur le référendum et ses résultats, lire Louis-F. Gaudet, La Bolivie de l’après référendum : Vers un nouveau cycle de contestations ?, RISAL, 10 septembre 2004. 3- Maurice Lemoine, Le Monde Diplomatique. 4- Entretien avec Alvaro García Linera.
Raul Zibechi, Bolivie : deux visions opposées du changement social, 16 décembre 2005, Réseau d’information et de solidarité avec l’Amérique latine,
www.risal.collectifs.net/article.php3 ?id_article=1560
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