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Batailles pour l'emploi
Lu sur Fakir : "Certes, il y a les Compagnies Républicaines de Sécurité, désormais en résidence, et les « opérations coups de poing » à Fafet, télévisées, et « les missions de sécurisation », et maintenant le « couvre-feu » pour contrôler les quartiers. Mais derrière les uniformes bleu marine, bien visibles, depuis vingt ans se joue une autre pièce : la distribution des emplois publics et para-publics. Avec comme but moins l'égalité, la justice, etc., que l'achat de la paix sociale...
400 embauches à la Ville d'Amiens. Après les TUC, les CES, les CEC, les emplois-jeunes, etc., voici venus les CAE. Et les candidats se précipitent au portillon.

Kader « ne répond pas aux critères ». On lui a expliqué ça, ce matin, à la mairie : dans la dèche, certes, mais pas assez. Regardez bien ici, on lui a montré : les CAE, les Contrats d'Accompagnement dans l'Emploi, c'est réservé aux « demandeurs d'emplois depuis plus de deux ans ». Il vous manque donc quatre mois puisque, jusque février 2004, vous avez bénéficié d'un CES, Contrat Emploi Solidarité, à la Citadelle. On ne peut pas tout avoir.
De sa poche, plié en huit, son copain Aziz (en CES à la Citadelle...) me sort un extrait de Planète Amiens, vantant ces « 400 contrats d'insertion ». Cette publicité a surgi partout, en moins d'une semaine, dans le Courrier picard, sur les placards Decaux, en Une du Journal Des Amiénois, et même sur les panneaux électroniques qui signalent, d'habitude, les « 37 caméras de vidéosurveillance ». Les « Joyeux Noël » clignotent, et à côté : « Amiens se bat pour l'Emploi », on lisait, en bien gros, au coin de chaque rue. Comme si l'électeur en doutait...
Aziz retourne sa coupure de presse : au dos de l'annonce, l'on découvre la photo d'une voiture brûlée, et les « violences urbaines » qui se « calment », et le sous-préfet qui relativise le « couvre-feu » instauré dans notre ville. Recto-verso : comme si, involontairement, inconsciemment, la mise en page liait ces deux nouvelles. Et Aziz les relie, de fait : « Moi, je suis contre les émeutes, mais la vérité c'est que sans casse on n'obtient rien, pas un poste, même pas une petite mesure. Là, tu vois, aussitôt : 400 embauches ! »

Valise en carton
Classique : la cocotte-minute du quartier risque d'exploser ?
Psssshhhhhiiiit, on la dégonfle avec des TUC, des stages, des CES, des emplois-jeunes, qu'on laisse retomber au chômage deux, trois, cinq ans plus tard.
Dans ce domaine, le chantier de la Citadelle figure comme une caricature d'insertion, aux yeux mêmes de ses inventeurs : « Je prévoyais de démarrer doucement, m'explique un cadre du social, mais un politique s'en est mêlé, Bernard Nemitz : "Pourquoi trois groupes ?" il m'a demandé. "Pourquoi pas dix ?" Il fallait le temps de se faire la main, j'ai expliqué, mais non, je "chipotais", à l'écouter, je "manquais d'ambition pour Amiens","quand on veut on peut", "l'intendance suivra", etc. Alors, il a fallu remplir avec "deux cents personnes". On avait un objectif chiffré. Avec les assistantes sociales, on a donc rabattu toute la "clientèle". » Ce qu'un formateur traduisait plus crûment encore : « Je vais te dire : on a pris les fauves du quartier, on les a enfermés là-dedans et point barre. La seule perspective, c'était de les tenir tranquilles : la Ville, ils prennent un gamin, et hop il balaie pendant vingt-quatre mois. Tu ne discutes même pas de sa famille, de son logement, de son avenir, juste qu'il balaie. Le voilà, leur programme social... »
Le « doyen du chantier », Frédo, arrive ainsi « à la fin de [ses] deux ans » et se prépare à retourner à la case départ : « Je suis rentré avec une valise en carton, je ressortirai avec une valise en carton. On ne m'a même pas proposé un CEC, je n'ai pas vu un mec partir avec un CEC... »

Grève solitaire
Un CEC, c'est déjà un petit coin de paradis. Alors, pour « consolider » son contrat, ou pour le prolonger, on s'interroge : quelle tactique adopter ? « Avec Corroyer, le chef de chantier, m'explique Miloud, mon frère Kadour fait de la lèche tous les matins, il insiste devant son bureau à tapiner. Ca traîne depuis six mois... » Ca traînera un an, encore. Vingt-quatre mois de Contrat Emploi Solidarité, en tout, à se montrer ponctuel, courageux, docile, pour un demi-SMIC. Une stratégie couronnée d'un demi-succès : il intègrera, comme cantonnier, enfin le SMIC, une association para-municipale, avec la perspective d'un Contrat à Durée Indéterminée. Un espoir avorté, finalement : faute de crédits, supprimés par le gouvernement Raffarin-Robien, lui et deux de ses collègues seront licenciés. Avec femmes et enfants, Kadour répand désormais son CV sur la Zone Industrielle, « mais je "manque d'expérience" ! Pour soulever des pneus chez Good Year, je "manque d'expérience" ! Et il leur faudrait un baccalauréat ! »
Autre méthode, à la Citadelle toujours : « Sergio, le Portugais, narre Miloud, à un moment, il s'est assis, il a reposé sa pelle, il a enlevé son casque. Ca l'a stupéfait, l'encadrant : "Qu'est-ce qui t'arrive ? T'es malade ?
- Non, j'arrête."
L'autre l'a menacé : ”Je vais appeler Corroyer”, mais Sergio n'a pas bougé. Un genre de grève à lui tout seul.
Corroyer, il s'est retrouvé devant une énigme : "Remets ton casque.
- Non, virez-moi, mais je ne remets pas mon casque.
- Remets ton casque.
- Ca fait un an, maintenant, ça suffit..."
Il se grattait la barbe, Corroyer : "Monte dans mon bungalow." Finalement, Sergio, ils l'ont pris en mairie. Il conduit une camionnette, tu sais, qui arrose les trottoirs. »

Moto-crottes
C'est le rêve de tous, ou de beaucoup, de Miloud en tout cas, « conduire une camionnette qui arrose les trottoirs » : « Moi, j'ai raté une sacrée occasion, c'était pendant les élections, en 95. Je rencontre Gilles de Robien à sa permanence ... "Monsieur le Député-Maire, quand je vous vois, je suis en totale effervescence."
- Quoi ?
- Bah oui, je le lèche un peu. "...je vous ai écrit plusieurs fois, à vous et à Monsieur Cabrel..." Je collectionnais les courriers, tu verras, je te montrerai... Et là, il me propose "moto-crottes". C'est un métier que je ne connaissais pas, et donc là, je pense, soit il est fou, soit il se fout de ma gueule... "Ah ah, vous avez beaucoup d'humour, Monsieur le Maire...
- Oh ben non", il me répond. En sortant, la secrétaire me glisse : "Mais il était sérieux...
- Ah bon, c'est quoi moto-crottes ? C'est de ramasser le plus de merdes possibles ?
– Oui." Dommage, c'est un boulot qui était taillé pour moi... »
De l'eau a coulé sous les ponts de la Somme depuis, dix années de CES de RMI d'ASSEDIC, mais Miloud se souvient encore de cette « occasion manquée », l'opportunité d'un SMIC à vie, comme d'un ticket de loto, gagnant, des millions, oublié dans une poche trouée. « C'est un gros gros regret. »

C'est comme un verre d'eau qui apparaîtrait dans le désert de l'emploi : le moindre poste de « médiateur », de « balayeur », de « maître-nageur » se crée, et aussitôt c'est la ruée, les pressions, voire la castagne, la jalousie à l'encontre de l'heureux élu. Pour un boulot à la SEMTA, des maires adjoints furent menacés, la mission locale occupée, des voitures brûlées. Et lorsque Alain, pour son club de sport, a distribué des petits contrats, il fut à son tour agressé, logement pillé, coups de couteau, etc., tant la concurrence est exacerbée entre les candidats.
C'est qu'eux aussi « se battent pour l'emploi », et pas qu'au figuré. Une compétition féroce, pour pas grand-chose au fond : juste le droit au travail, à un travail mal rémunéré.

François Ruffin
Fakir n°26 (janv./fev. 2006)
Ecrit par libertad, à 23:46 dans la rubrique "Actualité".



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