--> Ce texte a paru en plusieurs parties dans Le Combat Syndicaliste dans les années 1960.
Lu sur
cnt-ait : Le véritable fondateur du syndicalisme révolutionnaire fut Bakounine. Voilà ce qu’on ignore trop, ou que l’on tait par nous ne savons quel parti pris car dans les constructions théoriques et tactiques sur le but et les tâches historiques du syndicalisme, Bakounine a apporté un ensemble de pensées d’une richesse et d’un dynamisme qui non seulement n’ont pas été dépassées, mais n’ont jamais été égalées par aucun autre penseur.
Note préliminaire
Le véritable fondateur du syndicalisme révolutionnaire fut Bakounine. Voilà ce qu’on ignore trop, ou que l’on tait par nous ne savons quel parti pris car dans les constructions théoriques et tactiques sur le but et les tâches historiques du syndicalisme, Bakounine a apporté un ensemble de pensées d’une richesse et d’un dynamisme qui non seulement n’ont pas été dépassées, mais n’ont jamais été égalées par aucun autre penseur. Et nous pouvons affirmer que l’état cadavérique dans lequel se trouve aujourd’hui ce qui fut pendant une courte période un mouvement et un espoir révolutionnaires provient en premier lieu de l’absence d’une doctrine assez vaste pour embrasser les grands problèmes posés par la lutte sociale, et assez profonde pour résister aux assauts des doctrines adverses ainsi qu’aux déviations réformistes et politiques.
L’étude fragmentaire qui suit en apporte la preuve. Peut-être, à l’heure où certains camarades s’efforcent de mettre debout une force syndicaliste libertaire, serait-il utile de puiser dans Bakounine et de s’inspirer des principes et même des méthodes d’action par lui exposés. Car, en cela comme en tant d’autres choses, ce qu’il a dit et écrit conserve et conservera un caractère de pérennité.
Anarchistes et syndicalisme
Dans sa première et longue introduction à Réflexions sur la violence, datée de juillet 1907, Georges Sorel écrivait à propos de l’adhésion des anarchistes à l’activité syndicale, après les méfaits de la période dite « héroïque » : « Les historiens verront un jour, dans cette entrée des anarchistes dans les syndicats, l’un des plus grands événements qui se soient produits de notre temps ; et alors le nom de mon pauvre ami Fernand Pelloutier sera connu comme il mérite de l’être ». Dans le même livre nous lisons encore : « On accuse les partisans de la grève générale d’avoir des tendances anarchistes ; on observe en effet que les anarchistes sont entrés en grand nombre dans les syndicats depuis quelques années, et qu’ils ont beaucoup travaillé à développer des tendances favorables à la grève générale ».
Mais tout occupé à faire, quoiqu’il s’en défende, une apologie systématique de la violence - non autoritairement organisée il est vrai -, Sorel ne voit en ces anarchistes que les introducteurs de la violence dans la lutte ouvrière. Et confondant volontairement, afin de justifier sa prétention à l’originalité d’une doctrine syndicaliste, les esthètes qui s’étaient appelés anarchistes par snobisme, et les sociologues, il enterrait ces derniers sous les sottises des premiers.
Il lui fallait pourtant bien rendre hommage à Fernand Pelloutier ; or celui-ci, anarchiste depuis 1894, secrétaire depuis 1895 de la Fédération des Bourses dont il fut l’inlassable apôtre, avait apporté au mouvement syndical autre chose que l’emploi de la force. D’autres aussi, dont Yvetot, Pouget, Delessale, Dumoulin, Jouhaux même, et des centaines de militants obscurs, qui passèrent par l’anarchisme, puis insufflèrent au mouvement syndical français un grand nombre d’idées fondamentales qu’on allait ensuite réunir en un corps de doctrine dénommé syndicalisme. Si par la suite une partie d’entre eux cessèrent d’être ce qu’ils avaient été, la faute n’en est pas aux idées, mais à la lassitude des uns, à la faiblesse ou à l’arrivisme des autres.
D’où venaient ces idées dont l’essentiel peut se résumer en quelques points : lutte ouvrière indépendante de tout parti politique, action directe, revendications économiques comme élément d’attraction et moteur de la lutte prolétarienne, élimination du capitalisme et de l’État - de tout État -, création d’une société sans classe par les organisations ouvrières, internationalisme et antimilitarisme ?
James Guillaume écrivait en 1905 que la Confédération générale du travail de France était la continuation de la Première Internationale. Mais dans la Première Internationale, seule une tendance, qui devint majoritaire, défendit l’ensemble des principes qui constitueront toujours le corps de doctrine du syndicalisme révolutionnaire : celle du socialisme-fédéraliste-antiautoritaire dont le créateur, l’inspirateur et l’animateur principal a été Bakounine. Et le syndicalisme révolutionnaire de 1905 n’était autre que la résurrection de ce mouvement dans lequel il puisait directement tout ce qui pouvait lui donner une valeur réelle.
Pré-syndicalisme
Le 7 février 1865, Bakounine écrivait, de Florence, une lettre à Karl Marx. Le ton en était cordial, enjoué même. L’auteur s’excusait, de ne pas avoir accusé plus tôt réception d’un exemplaire de l’Adresse inaugurale de l’Association internationale, et faisait part des nombreuses difficultés qu’il rencontrait en Italie pour commencer l’œuvre de prosélytisme et de groupement des forces dont on l’avait chargé. La situation n’était pas favorable. Mazzini et Garibaldi accaparaient toute la jeunesse progressiste bourgeoise, en sa presque totalité, et Bakounine, étranger, privé de liberté de propagande et d’action pour agir sur les quelque six cents syndicats qui groupaient, dans la région piémontaise, plus d’un million d’adhérents, déclarait ne rien pouvoir faire, momentanément du moins.
Il disait vrai. Mais outre ces raisons et le fait que Florence n’était pas une ville industrielle, d’autres causes l’empêchaient de fonder alors les premières sections internationalistes. Il était lui-même occupé à organiser et à développer la Fraternité internationale, société secrète à laquelle Élisée Reclus adhéra lors d’un voyage en Sicile, et à orienter certains éléments francs-maçons dans un sens révolutionnaire. Puis, il ne se sentait pas incliné à travailler, même à distance, avec des hommes qui, depuis si longtemps, le poursuivaient de calomnies infamantes. Enfin, il semblait bien n’avoir pas encore compris les possibilités du mouvement spécifiquement ouvrier en Europe.
Le caractère inoffensif, plus conservateur que réformiste des associations prolétariennes en Italie, explique aussi son attitude. Les temps n’étaient pas encore favorables. S’il avait été à Londres quand les travailleurs anglais et français décidèrent de fonder l’Internationale, il aurait, avec les réfugiés socialistes et communistes qui s’y trouvaient, agi dans le même sens que Marx.
Nous en avons une preuve évidente dans le Catéchisme révolutionnaire où nulle part il n’est question d’associations pré-révolutionnaires de travailleurs, utilisées comme éléments de construction du socialisme. Bakounine attribue beaucoup d’importance aux coopératives ouvrières - ce qui implique une position de classe - et, quand il prévoit les institutions de la société nouvelle, il énumère les communes et leurs fédérations provinciales, régionales, nationales et internationales, ainsi que les associations de producteurs, mais il est visible que ces associations seront pour lui constituées après la révolution. Aucune référence aux « unions de métier » comme on appelait alors les organisations ouvrières.
Également, dans le programme de la Fraternité internationale, qui vient après le Catéchisme et est une synthèse plus nettement antiautoritaire, il est question de réorganiser la société de bas en haut, mais pas d’unions ouvrières nées de la lutte de classe.
Tâtonnements
C’est en 1867 que, délégué de la Fraternité internationale, il fut à Genève prendre part au Congrès de la Ligue de la Paix et de la Liberté pour y défendre le programme socialiste antiautoritaire. Il prend alors contact avec les sections de l’Internationale, et y adhère en juillet 1868, s’efforçant d’entraîner avec lui la section genevoise de la Ligue. Il échoue, mais il fait adopter par le comité central une Déclaration de principes dont le deuxième point réclame « l’autonomie des individus, des communes et des provinces dans leurs intérêts respectifs », et le troisième déclare « que le système économique actuel doit être radicalement changé si nous voulons arriver à une répartition équitable des richesses, du travail, du loisir, de l’instruction, condition essentielle de l’affranchissement des classes ouvrières et de l’abolition du prolétariat ».
Il n’est pas encore question d’organisation séparée de ce prolétariat. Pourtant Bakounine ne se limite pas à adhérer à l’Internationale, alors composée uniquement d’associations ouvrières. Il obtient que le même comité central de la Ligue, au sein duquel il s’efforcera pendant un an de faire triompher ses points de vue, envoie une représentation au Congrès que l’Internationale tient à Bruxelles. Le Congrès repousse la délégation. Ce qui n’empêche pas Bakounine d’écrire à Karl Vogt :
« C’est un grand, c’est le plus grand événement de nos jours ; et, si nous sommes nous-mêmes de sincères démocrates, nous devons non seulement désirer que la Ligue internationale des ouvriers finisse par embrasser toutes les associations ouvrières de l’Europe et de l’Amérique, mais nous devons y coopérer de tous nos efforts parce qu’elle seule constitue aujourd’hui la vraie puissance révolutionnaire qui doit changer la face du monde ».
D’un seul élan, la position définitive est prise, le chemin tracé. Il apportera toute sa force de pensée et d’action à l’organisation spécifique des travailleurs.
Mais quels sont les principes, quelle est la doctrine de cette association définitivement constituée au Congrès de Genève du 3 septembre 1868 ? On trouve dans le Préambule des statuts les deux alinéas suivants :
« Que l’assujettissement du travailleur au capital est la source de toute servitude : politique, morale et matérielle ; que pour cette raison, l’émancipation économique des travailleurs est le grand but auquel doit être subordonné tout mouvement politique »,
mais en fait ces principes, où le problème de l’État est laissé dans l’obscurité, et le problème politique posé d’une manière vague, sont formulés par une minorité de militants réunis dans un Congrès, influencés par le Conseil général de Londres que Marx et Engels inspirent et dirigent. Et cela est insuffisant.
« Dans toutes ces sections primitives, écrit James Guillaume, à propos de la Suisse, la conception de l’Internationale était encore mal définie. Le mot d’ordre avait été jeté aux échos : « Ouvriers de tous les pays, associez-vous ! » et l’on s’était associé, groupant tous les ouvriers indistinctement dans une seule et même section. Aussi les éléments les plus hétérogènes, pour la plupart fort peu sérieux, se coudoyaient alors dans les réunions de l’Internationale, et l’influence était à ceux qui savaient broder les plus belles phrases sur ce thème d’un vague si complaisant : « Dieu, patrie, humanité, fraternité ». » [1]
En Suisse, comme organe de presse, l’Internationale ne comptait qu’un hebdomadaire, intitulé la Voix de l’avenir, édité par le docteur Coullery, un démocrate, premier fondateur et animateur des sections de Genève. Ce journal n’avait « d’autre programme qu’une sorte de néo-christianisme humanitaire ». Il trouva de nombreux lecteurs non seulement dans la région romande, mais en France.
Les idées ne pénètrent pas aussi rapidement que l’on voudrait dans les cervelles, et le Congrès de l’Internationale n’eut guère d’échos. Il n’y avait pas encore d’esprit socialiste prolétarien, James Guillaume en témoigne :
« Les discussions furent presque entièrement dirigées par les mutuellistes parisiens, Tolain, André, Murat, Fribourg, et en dehors de l’adoption des statuts, le Congrès ne prit aucune décision de réelle importance. D’ailleurs nous l’avons dit, à ce moment-là, dans cette période embryonnaire où l’Internationale se cherchait elle-même, aucune des sections de notre région n’avait encore conscience de la portée réelle de l’acte qu’elles avaient accompli en créant l’Association internationale des travailleurs ; on ne concevait d’autre solution aux problèmes économiques que la coopération et les réformes législatives, et le programme de la Voix de l’avenir exprimait assez fidèlement les tendances générales des ouvriers suisses. »
Cette imprécision, qui permettait à des radicaux bourgeois de manifester leur sympathie envers l’Internationale, persistait encore, quand un an plus tard eut lieu le Congrès de Lausanne où fut votée à l’unanimité une résolution affirmant que « l’émancipation sociale des travailleurs est inséparable de leur émancipation politique ; l’établissement des libertés politiques est une mesure première d’absolue nécessité ». Parmi les signataires de la proposition se trouvaient James Guillaume lui-même et Charles Perron, qui tous deux allaient devenir les principaux propagandistes suisses du socialisme anarchiste.
La situation était aussi embrouillée sur le plan international. Surtout elle était dominée par les partisans des réformes politiques, de la tactique législative et parlementaire. Nous avons vu que les mutuellistes français avaient dominé le Congrès de Genève. Or, quoique proudhoniens, ces hommes avaient décidé, depuis le Manifeste des soixante, d’aller à la conquête du Pouvoir et préconisaient, avant les socialistes marxistes, une politique ouvrière nettement réformiste. Avec les blanquistes ils exerçaient une influence prépondérante sur le mouvement ouvrier français. D’autre part, Marx et les marxistes projetaient la conquête du Pouvoir politique sans en avoir encore bien précisé les moyens sur le plan international, mais la résolution adoptée par le Congrès de Lausanne, en 1867, et la tactique parlementaire recommandée par Liebknecht et Bebel en Allemagne, prouvaient assez leur intention de diriger l’ensemble du mouvement ouvrier sur la même voie. La résolution définitive du Congrès de La Haye le confirmera bientôt.
La subordination de tout mouvement politique à l’émancipation économique des travailleurs n’empêche nullement son existence, et implique, malgré l’interprétation négative que Bakounine et ses amis feront plus tard de ce paragraphe, que les travailleurs auront à, ou doivent, déployer une activité politique.
Telle était la situation de l’Internationale quand Bakounine y adhéra en juillet 1868. Mais il était encore membre de la Ligue de la Paix et de la Liberté, et de son comité central où il s’efforçait de faire triompher le principe du socialisme révolutionnaire. Battu par la majorité libérale au congrès que cette organisation tint à Berne, en septembre 1868, Bakounine propose à ses amis d’entrer en bloc à l’Internationale.
Une trentaine de délégués le suivent et fondent immédiatement l’Alliance internationale de la démocratie socialiste. Quoique plus bref, le programme de la nouvelle organisation est plus large, plus humain, plus complet que le Préambule des statuts de l’Association internationale. Celui-ci se limitait à poser le problème des classes, à parler de l’émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes, à recommander à ceux-ci de s’unir nationalement et internationalement. Le programme de l’Alliance demande :
1°) l’abolition des cultes ;
2°) l’égalité politique, économique et sociale pour les individus des deux sexes ;
3°) le droit pour tous les enfants à l’instruction et à l’éducation aussi étendues que possible dans tous les domaines de la culture et du travail ;
4°) il repousse « toute action politique qui n’aurait pas pour but immédiat et direct le triomphe de la cause des travailleurs contre le capital » ;
5°) il déclare que « les États politiques et autoritaires actuellement existants devront disparaître dans l’union universelle des libres associations, tant agricoles qu’industrielles » ; 6°) que « la question sociale ne pouvant trouver sa solution définitive et réelle que sur la base de la solidarité internationale des travailleurs de tous les pays, l’Alliance repousse toute politique fondée sur le soi-disant patriotisme et sur la rivalité des nations » ;
7°) il veut « l’association universelle de toutes les associations locales par la liberté ».
Cette différence de contenu peut s’expliquer de plusieurs façons, toutes se complétant :
a) le Préambule des statuts de la Première Internationale était écrit à l’intention des travailleurs manuels, et ne devait pas aborder trop de problèmes pour être compris, tandis que le Programme de l’Alliance était écrit pour des individus sélectionnés, ayant une culture sociale, une ample vision de la vie et de la société ;
b) l’esprit marxiste ne voyait avant tout et surtout les problèmes que sous l’angle économique, tous les autres lui paraissant, selon la doctrine, subordonnés (par exemple l’émancipation de la femme ne devait pas être le résultat d’un droit moral, mais de l’évolution des formes de production, seule façon « scientifique » de poser le problème) ; l’esprit bakouniniste, humaniste avant tout, embrassait le point de vue économique, mais aussi éthique et humain ;
c) sentant le danger de l’imprécision, l’Alliance préférait être explicite sur sa position négative et la compléter en soulignant les moyens de reconstruction sociale (union universelle des libres associations tant agricoles qu’industrielles, etc.).
La différence de buts, de moyens et de contenu humain des deux organisations explique celle des programmes. Mais la différence doctrinaire et psychologique l’explique aussi. Et probablement la maturité de pensée socialiste, au sens intégral du mot, est beaucoup plus grande chez les alliancistes que chez les marxistes.
C’est avec ce contenu doctrinaire et idéologique, avec cette ampleur de vues que les amis de Bakounine le suivent dans l’Internationale. Au début, la majorité d’entre eux veut y adhérer individuellement, en faisant de l’Alliance une autre organisation révolutionnaire, agissant au grand jour, propageant et organisant la révolution sociale par une activité autonome. Bakounine s’y oppose pour éviter une rivalité avec l’Association internationale des travailleurs, et l’Alliance adhère à l’Internationale en imposant à chacun de ses membres l’acceptation du programme rédigé par le Conseil général de Londres.
L’article 7 du Règlement de la section genevoise, rédigé par Bakounine comme le Programme de l’Alliance, dit textuellement :
« La forte organisation de l’Association internationale des travailleurs, une et indivisible à travers toutes les frontières des États et sans différence aucune de nationalité, comme sans considération pour aucun patriotisme, pour les intérêts et pour la politique des États, est le gage le plus certain et l’unique moyen pour faire triompher solidairement dans tous les pays la cause du travail et des travailleurs.
Convaincus de cette vérité, tous les membres de la section de l’Alliance s’engagent solennellement à contribuer de tous leurs efforts à l’accroissement de la puissance et de la solidarité de cette organisation. En conséquence de quoi, ils s’engagent à soutenir dans tous les corps de métier dont ils font partie et dans lesquels ils exercent une influence quelconque, les résolutions de Congrès et le pouvoir du Conseil général d’abord, aussi bien que celui du Conseil fédéral de la Suisse romande et du comité de Genève, en tant que ce pouvoir est établi, déterminé et légitimé par les statuts. »
Ce qu’on appellera plus tard la doctrine syndicaliste est déjà ébauché, tant dans le Programme de l’Alliance que dans son Règlement, et il faut retenir que c’est Bakounine et ses amis qui, dans le deuxième alinéa de leur Programme, posent comme principe que « conformément à la décision prise par le dernier Congrès des ouvriers à Bruxelles, la terre, les instruments de travail, comme tout autre capital, devenant la propriété collective de la société tout entière, ne puissent être utilisés que par les travailleurs, c’est-à-dire par les associations agricoles et industrielles ».
Car même le Congrès que l’Internationale a tenu à Bruxelles s’est contenté de déclarer que « ce n’est que par les associations coopératives et par le crédit mutuel que le travailleur peut arriver à la possession des machines ».
Tandis que l’Alliance attribue aux associations ouvrières l’organisation socialiste de la production, l’expropriation, violente ou non violente, du capital économique et financier, ces mêmes associations n’osent pas encore se charger de cette double tâche. Et chez les ouvriers suisses rien n’indique une prise de position ouvrière indépendante de l’activité politique et déterminée par une conscience socialiste. Les travailleurs n’ont pas trouvé leur propre chemin. James Guillaume est encore partisan de la politique municipale et, le 13 décembre 1868, parle au Locle dans une assemblée électorale, en faveur du référendum et de la législation directe. Le « Papa Meuron », belle et noble figure qui ne tardera pas à évoluer vers la gauche du socialisme, l’accompagne et fonde avec lui un journal, le Progrès, qui a pour but de défendre cette activité politique, il est vrai très avancée pour l’époque. La nouvelle feuille était l’organe des démocrates loclois, « des démocrates et non des socialistes, puisqu’une partie des radicaux avait fait cause commune avec nous, et que le programme que nous avions présenté sur le terrain municipal était simplement celui d’une extension des droits du peuple », écrit James Guillaume [2].
Ces deux attitudes sont prises simultanément, et c’est l’intervention de Bakounine qui, au sein de l’Internationale, va pousser en avant la lutte de classe, l’audace ouvrière, et préparer, mentalement et organiquement, les travailleurs pour réaliser par eux-mêmes, quoique avec le concours des éléments révolutionnaires cultivés et sincères issus de la bourgeoisie, leur émancipation sociale. C’est de ce moment et de cette activité que naît aussi le mouvement socialiste antiautoritaire qui rayonnera sur l’Europe, et Kropotkine pourra écrire dans Autour d’une vie que Bakounine avait « aidé les camarades du Jura à mettre de l’ordre dans leurs idées et à formuler leurs aspirations, à leur inspirer son enthousiasme révolutionnaire ardent, irrésistible ».
Apport de principes
Le 25 octobre, toujours dans la même année, est célébrée à Neufchâtel une conférence qui décide de fonder la Fédération romande, section régionale de l’Internationale, dont Bakounine rédige les statuts, et le 19 décembre, au lendemain de la parution du Progrès, où James Guillaume défend le programme politique que nous avons vu, paraît le numéro spécimen de l’Égalité, organe de cette fédération.
Il publie les réponses aux demandes de collaboration, que Bakounine, James Guillaume, Jules Gay, Benoît Malon, Eugène Varlin, Elisée Reclus, Hermann Jung, Georges Eccarius, Jean Philippe Becker, Carlo Gambuzzi, Alberto Tucci et César De Paepe ont envoyées. Karl Marx s’est récusé « pour des raisons de santé ». De tous ces collaborateurs de choix, la moitié au moins - Bakounine, Benoît Malon, Elisée Reclus, Becker, Gambuzzi, Tucci - sont membres de l’Alliance. James Guillaume n’allait pas tarder à être un des meilleurs défenseurs des idées bakouniniennes, et le directeur du journal, Charles Perron, qui avait évolué plus vite que Guillaume, y adhéra tellement qu’il sera parfois difficile de distinguer si tel article éditorial non signé est de lui ou de son camarade russe.
C’est naturellement le directeur qui imprime au journal son orientation, car les collaborateurs lointains envoient très peu d’articles, et il n’y a pas sur place de marxistes notoires. Bakounine est là, aussi. Le premier de ses écrits, Lettre à la commission du journal, résume d’une façon définitive non seulement sa pensée, mais les buts essentiels de l’Internationale que trente ans ou quarante ans plus tard des théoriciens apparemment originaux exposeront, particulièrement en France sous le nom de syndicalisme : « Je considère cette Association comme la plus grande et la plus salutaire institution de notre siècle, appelée à constituer bientôt la plus grande puissance de l’Europe et à régénérer l’ordre social [...] Il faut que tous les travailleurs opprimés et exploités dans le monde, en se donnant la main à travers les frontières des États politiques et en détruisant même ces frontières, s’unissent pour l’œuvre commune dans une seule pensée de justice et par la solidarité des intérêts. Tous pour chacun et chacun pour tous. Il faut que le monde se partage une dernière fois en deux camps, en deux partis différents : d’un côté le travail à des conditions égales pour tous, la liberté de chacun dans l’égalité de tous, l’humanité triomphante - la Révolution ; de l’autre, le privilège, le monopole, la domination, l’oppression et l’éternelle exploitation ».
Cette position lutte de classes déborde encore le contenu du Préambule des statuts de l’Internationale en ce qu’elle assigne ouvertement à celle-ci la tâche de créer le monde nouveau. Elle ne se limite pas aussi a demander « l’union fraternelle des ouvriers de divers pays » (Préambule), ce qui permettra bientôt à Marx et à ses amis et continuateurs de prétendre que l’internationalisme n’implique pas la disparition des nations politiquement organisées, de l’esprit national et des frontières : elle veut la destruction de ces frontières et l’unité des travailleurs comme vaste ensemble humain. Enfin, débordant l’esprit sec et étroit de la lutte de classes, Bakounine lui attribue de larges buts sans lesquels elle ne peut s’élever à la hauteur de l’humanité. L’Internationale va, dit-il, substituer « à l’antique injustice le règne d’une liberté qui n’excluant personne de ses droits, deviendra réelle et bienfaisante pour tout le monde, parce qu’elle sera fondée sur l’égalité et la solidarité réelle de tous : dans le travail et dans la répartition des fruits du travail ; dans l’éducation, dans l’instruction, dans tout ce qui s’appelle le développement corporel, intellectuel et moral de l’homme, aussi bien que dans toutes ces nobles et humaines jouissances de la vie qui n’ont été jusqu’ici réservées qu’aux seules classes privilégiées ».
On peut dire qu’en partie, en partie seulement, Bakounine développait les idées de Proudhon, mais Proudhon, si souvent contradictoire et désorienté par la stérilité de ses efforts pour réaliser la révolution en construisant, au sein de la société capitaliste, une société socialiste, ou pour obtenir la gratuité du crédit par voie libertaire ou par voie légale, avait renoncé à continuer la lutte sur la base de ces principes, et ses disciples, fort peu nombreux, puisqu’ils ne pouvaient pas même faire paraître en France un organe défendant leurs idées, avaient évolué vers la tactique parlementaire. Au reste, dans les premiers congrès de l’Internationale, ils avaient défendu unilatéralement la conception première de leur maître, c’est-à-dire la possession, ou propriété individuelle des moyens de production. Même s’il ne s’agissait que de possession, terme assez imprécis, cela ne cadrait pas avec les organisations forcément collectives des travailleurs Comment celles-ci auraient-elles pu appliquer un programme en pleine contradiction avec le développement de l’économie et leur propre structure ?
À son tour, Bakounine défend le principe socialiste antiautoritaire de l’organisation de la société par elle-même, sans intervention politique ou gouvernementale. Cela fait partie de tout son système philosophique, de sa vision, de son interprétation de la vie universelle, de son principe des lois inhérentes opposé à celui des lois autoritaires. Mais quand il faut raisonner strictement, se spécialiser sur le problème spécifique de l’œuvre et de la tactique, des méthodes de recrutement et d’action des organisations ouvrières qui constituent l’Internationale, il le fait avec des raisonnements nouveaux que nous retrouverons non seulement chez les militants, mais chez les théoriciens, petits ou grands, du syndicalisme : Griffuelhes ou Sorel, Lagardelle ou Delesalle, Leone, Labriola ou Sergio Pannunzio, Anselmo Lorenzo ou José Prat, en France, en Italie, en Espagne. Les Italiens s’inspireront de Marx dans leur interprétation économiste du mécanisme de toute la vie humaine. Les Espagnols, dans leur période syndicalisante - car ils sont anarchistes - feront du bakouninisme intégral sans le savoir, en ajoutant au syndicalisme français dont ils semblent s’inspirer, l’esprit plus large de leurs idées propres. Les Français tendront, avec leurs théoriciens, à créer une école doctrinaire (« le syndicalisme se suffit à lui-même ») en prenant aussi chez les uns et chez les autres ce qu’il y a pour eux et pour les travailleurs de plus accessible. Mais notons qu’il y aura l’école syndicaliste libertaire de Pelloutier, Yvetot, Pouget, et l’école doctrinaire avec des théoriciens néo-marxistes.
Le fondateur du syndicalisme
À part le néo-marxisme, qui n’a de fait exercé aucune influence sur le mouvement ouvrier - Sorel n’eut pas une demi-douzaine de lecteurs parmi les militants de la CGT alors que Kropotkine en eut des milliers -, tout ce syndicalisme dérive de Bakounine, a été pris dans les séries d’articles de l’Égalité, et du Progrès qui, quelques mois après sa parution, devenait un des principaux propagateurs de la doctrine bakouninienne ; pris aussi dans la Protestation de l’Alliance qui a elle seule en dit autant que n’en a dit Sorel dans toute son oeuvre, dans les Trois conférences aux ouvriers du val de Saint-Imier et dans la résolution de pensée ou de facture bakouninienne, du Congrès de Saint-Imier.
Ces écrits, dont l’ensemble est copieux et où l’on trouve, selon l’habitude de Bakounine, des dissertations sur des sujets connexes, furent reproduits dans le Mémoire de la Fédération jurasienne qu’avant 1914 on trouvait relié, en un très fort volume, dans de nombreuses bibliothèques syndicales de la CGT française. C’est ce Mémoire, que l’auteur de ces lignes a lu en 1913, que le 24 janvier 1908, Hubert Lagardelle citait dans sa conférence sur Bakounine, avec les trois premiers volumes de l’Internationale, documents et souvenirs, de James Guillaume, dont il avait consulté le troisième à l’état de manuscrit, et où se trouvent tant de matériaux sur Bakounine, tant de fragments de ses écrits, spécialement sur la question ouvrière et syndicale.
Fernand Pelloutier qui, lui, n’avait pas la prétention de créer une doctrine syndicaliste, invoque, dans Histoire des Bourses du travail, le « rôle si éloquemment défini par Bakounine, parlant de la société fédéraliste de demain », déclare que « les syndicats ouvriers réalisent le principe fédératif tel que l’ont formulé Proudhon et Bakounine », cite celui-ci dans sa Lettre aux anarchistes.
En 1909, Amédée Dunois écrit dans une brochure sur Bakounine ces lignes d’autant plus remarquables que toute l’œuvre de Bakounine n’a pas encore été publiée, et qu’il semble ignorer même le Mémoire de la Fédération jurassienne (tout du moins il ne le cite pas) - mais non les brochures les Endormeurs et Politique de l’Internationale, publiées à plusieurs reprises, ni l’œuvre de Guillaume, ni celle, déjà citée, de Max Nettlau, Life of Bakunin. Amédée Dunois, disons-nous, écrivait :
« Après trente années d’incertitudes et d’efforts quelquefois perdus, il semble que la classe ouvrière se décide à donner aux idées qui inspirèrent Bakounine dans les dernières années de sa vie, une éclatante démonstration. Qu’est-ce que le syndicalisme révolutionnaire avec sa méthode d’action directe et son mépris du parlementarisme bourgeois, sinon un retour à l’esprit et aux principes de l’Internationale, et particulièrement de cette Fédération jurassienne que Bakounine avait si profondément imprégnée de lui-même, et qui a maintenu si haut et si ferme, dans les années qui suivirent la victoire allemande, le drapeau du socialisme ouvrier ? Bakounine est un des précurseurs du mouvement actuel. Son nom ne saurait être oublié de la nouvelle génération militante ». [3]
Nous disons, nous, qu’il en fut plus qu’un précurseur : il en fut le créateur, dans le domaine théorique et pratique, et que sans lui, très probablement il n’y aurait jamais eu de syndicalisme au sens révolutionnaire. Tout du moins, les pensées qu’il a émises sont celles qui ont présidé à la constitution et à l’orientation de ce mouvement. Et sans pensée, sans doctrine, l’activité mène aux sommets comme elle mène aux abîmes. Quand il a prétendu mépriser les sources premières et les principes théoriques - qu’il n’avait pas fondés - sous prétexte de se suffire à lui-même, le syndicalisme a perdu son âme et en est mort. Car il n’a pu trouver un Bakounine ou un Proudhon pour recréer, même sous des formes nouvelles, ce qui, à certain moment, a constitué cette âme.
Tactique de recrutement
Dans son exposé de la tactique de l’Internationale, Bakounine part des questions les plus simples. La stratégie tout entière de recrutement et d’éducation sociale des travailleurs est contenue dans sa brochure la Politique de l’Internationale dont se sont visiblement inspirés les auteurs de la Charte d’Amiens.
« Nous pensons que les fondateurs de l’Internationale ont agi avec une très grande sagesse en éliminant d’abord du programme de cette association toutes les questions politiques ou religieuses. Sans doute ils n’ont point manqué eux-mêmes ni d’opinions politiques, ni d’opinions antireligieuses bien marquées, mais ils se sont abstenus de les émettre dans ce programme. Parce que leur but principal était avant tout d’unir les masses ouvrières du monde civilisé dans une action commune. Ils ont dû nécessairement chercher une base commune, une série de principes simples, sur lesquels tous les ouvriers, quelles que soient d’abord leurs aberrations politiques et religieuses, pour peu qu’ils soient des ouvriers sérieux, c’est-à-dire des hommes durement exploités et souffrants, sont et doivent être d’accord. » [4]
De nouveau Bakounine va plus loin que ce qu’il appelle le Programme de l’Internationale. Il est bien stipulé, dans les statuts de cette dernière, que la conduite de tous les adhérents « sera basée sur la Vérité, la Justice, la Morale sans distinction de couleur ni de nationalité », mais on ne trouve pas d’allusion aux « questions politiques », ce qui, croyons-nous, laisse davantage la porte ouverte à une politique future. Bakounine élargit la base du recrutement constitutif des associations ouvrières.
Avec cette connaissance profonde des hommes et sa capacité de se substituer à eux, qui lui permettaient de se faire comprendre sans effort par l’ouvrier suisse ou par le paysan illettré d’Italie, il montre le danger et l’erreur d’exiger davantage de ceux dont on sollicite l’adhésion :
« S’ils avaient arboré le drapeau d’un système politique ou antireligieux, loin d’unir les ouvriers de l’Europe, ils les auraient encore plus divisés ; parce que, l’ignorance aidant, la propagande intéressée et au plus haut degré corruptrice des prêtres, des gouvernements et de tous les partis politiques, sans en excepter les plus rouges, a répandu une foule d’idées fausses dans les masses ouvrières, et que ces masses aveuglées se passionnent malheureusement encore trop souvent pour des mensonges qui n’ont d’autre but que de leur faire servir, volontairement et stupidement, au détriment de leurs intérêts propres, ceux des classes privilégiées. » [5]
Cette neutralité dans le recrutement préconisée par Bakounine est donc identique à celle que préconisera la Charte d’Amiens, pierre angulaire (et un peu étriquée) du syndicalisme français. Bakounine dit en 1869 : « L’Internationale, en acceptant dans son sein un nouveau membre, ne lui demande pas s’il est religieux ou athée, s’il appartient à tel ou tel parti politique ou s’il n’appartient à aucun ».
La Charte d’Amiens, dont la moitié des rédacteurs avaient été ou étaient anarchistes, dira en 1906 : « La CGT groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat ». Elle déclare encore que « tous les travailleurs, quelles que soient leurs opinions ou leurs tendances politiques ou philosophiques » ont le devoir « d’appartenir au groupement essentiel qu’est le syndicat ».
On y trouve même des contradictions, car c’en est une, et grave, que d’affirmer dans un texte si court que l’on accepte les adhérents sans distinction d’opinions, de tendances politiques ou philosophiques, pour « la disparition du salariat et du patronat », ceci impliquant des conceptions, des convictions que ne peuvent avoir les travailleurs qui suivent le parti radical ou le parti clérical, surtout en 1906.
Quoique les buts de Bakounine soient tout aussi révolutionnaires, il y a plus de cohérence et de pénétration psychologique dans sa façon de poser les problèmes. Il ne se fait pas d’illusions sur la réalité ou sur certains de ses aspects. Il faut faire la révolution avec les masses, non au moyen des seules sections centrales de l’Internationale qui deviendraient autant d’académies. Mais pour toucher les masses, ce n’est pas à la propagande des principes, même concrets, matérialistes et socialistes qu’il faut d’abord recourir :
« Seuls les individus, et seulement un très petit nombre d’individus, se laissent déterminer par « l’idée » abstraite et pure. Les millions, les masses, non pas seulement dans le prolétariat, mais aussi dans toutes les classes éclairées et privilégiées, ne se laissent jamais entraîner que par la puissance et par la logique des « faits », ne comprenant et n’envisageant pour la plupart du temps que leurs intérêts immédiats, ou leurs passions du moment, toujours plus ou moins aveugles. Donc, pour intéresser et pour entraîner le prolétariat dans l’œuvre de l’Internationale, il fallait et il faut s’approcher de lui non avec des idées générales et abstraites, mais avec la compréhension réelle et vivante de ses maux réels. » [6]
L’éducation par les faits
Or même ces maux réels, dont le penseur et l’observateur comprennent les causes générales et discernent l’ensemble, n’apparaissent à l’ouvrier que dans la sphère limitée de son existence propre, de son travail. Presque toujours il ne voit rien au-delà. Chacun ne comprend que la cause de son mal, mais il ne sait, ne peut embrasser ni tous les maux, ni la cause générale de tous ces maux :
« Pour toucher le cœur et pour conquérir la confiance, l’assentiment, l’adhésion, le concours du prolétariat, non instruit-et l’immense majorité du prolétariat est malheureusement encore de ce nombre -, il faut commencer par lui parler non des maux généraux du prolétariat international tout entier, ni des causes générales qui leur donnent naissance, mais de ses maux particuliers, quotidiens, tout privés. Il faut lui parler de son propre métier et des conditions de son travail, précisément dans la localité qu’il habite ; de la dureté de la trop grande longueur de son travail quotidien, de l’insuffisance de son salaire, de la méchanceté de son patron, de la cherté des vivres et de l’impossibilité qu’il y a pour lui de nourrir et d’élever convenablement sa famille. » [7]
On ne peut être plus terre à terre, ni plus langage syndicaliste. C’est sur cette base de l’augmentation des salaires, de la diminution des heures de travail, de la cherté des vivres que s’est faite, que se fait encore la propagande classique. La Charte d’Amiens dit à ce sujet : « Dans l’œuvre revendicative quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers, l’accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d’améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l’augmentation des salaires, etc. »
C’est le même genre de propagande que les doctrinaires du syndicalisme recommandent, en raisonnant doctement sur son efficacité pratique, et en méprisant, sous prétexte de théories métaphysiques, ce qui n’a pas pris l’étiquette de leur école. On voit qu’ils n’ont rien inventé. Toujours raisonnant mieux qu’eux, Bakounine continue : « Un ouvrier n’a besoin d’aucune grande préparation intellectuelle pour devenir membre de la section corporative qui représente son métier. Il en est déjà membre avant qu’il ne le sache, tout naturellement. » [8]
Pour Bakounine, il en est membre « en puissance », comme toujours pour lui, tous les exploités sont socialistes en puissance. Sur le terrain de la pratique, s’il sait ou si l’on parvient à lui faire comprendre que le patron est son ennemi, le salarié se sentira d’abord solidaire de ses camarades d’atelier auxquels « il doit être fidèle quand même dans toutes les luttes qui s’élèvent dans l’atelier contre le maître ».
Et le processus se développe tout naturellement. Après l’union avec ses camarades, l’ouvrier doit comprendre sans difficultés le besoin d’une union locale des ouvriers d’un même métier. Alors, « à moins qu’il ne soit excessivement bête, l’expérience journalière doit le lui apprendre bientôt, il devient un membre dévoué de sa section corporative ». Puis la pratique de la lutte où l’on réclame « soit une augmentation du salaire, soit une diminution d’heures de travail » mène à ce que, pour empêcher que les travailleurs d’autres localités, d’autres provinces, ne viennent, appelés par les patrons, saboter les grèves, on crée des fédérations nationales et provinciales d’unions de métiers. Et comme les patrons peuvent appeler des briseurs de grèves de l’étranger, tous ces faits se répétant « trop souvent pour qu’ils puissent échapper à l’observation des travailleurs les plus simples » font que « se constitue l’organisation non locale, ni même seulement nationale, mais réellement internationale du même corps de métier ».
Bakounine va maintenant se servir des données de la science économique pour montrer que les faits poussent à l’association et à la solidarité internationale des travailleurs de tous les métiers. Dans l’état général des techniques à l’époque, si les ouvriers de certaines industries gagnent plus que d’autres, les capitalistes de ces mêmes industries gagneront moins aussi. Ils déplaceront donc leur capitaux vers les industries où les ouvriers sont moins bien rétribués, afin d’obtenir de plus gros bénéfices, et les ouvriers jusqu’alors mieux rétribués seront forcés de gagner moins et de travailler plus sous peine de disparaître, « D’où il résulte que les conditions de travail ne peuvent ni empirer ni s’améliorer dans aucune industrie sans que les travailleurs de toutes les industries ne s’en ressentent, et que tous les corps de métiers, dans tous les pays du monde, sont indissolublement solidaires ».
L’ensemble de ces faits provoque avec l’internationalisme actif et organisé, la naissance et le développement de la « sympathie mutuelle, profonde et passionnée » des travailleurs qui comprennent que leurs ennemis ne sont pas seulement les patrons qui les exploitent directement, mais tous les patrons, quelle que soit leur industrie, ce qui renforce leur solidarité et les fait naître à l’idée et au sentiment du monde du travail opposé à celui du capital. Du moment qu’un ouvrier est parvenu à cette conscience des choses, il devient solidaire de tous les ouvriers, « sans différence d’industries ni de pays ».
« Voilà donc la base de l’Association internationale des travailleurs toute trouvée. Elle nous a été donnée non par une théorie issue de la tête d’un ou de plusieurs penseurs profonds, mais bien par le développement réel des faits économiques, par les épreuves si dures que ces faits font subir aux masses ouvrières, et par les réflexions, les pensées qu’ils font naturellement surgir dans leur sein. » [9]
Bakounine écrivait ces lignes en polémiquant avec Marx, et en quelque sorte il employait le marxisme le plus pur contre sa prétention de gouverner l’Internationale en imposant d’en haut une tactique et une doctrine contraires aux postulats du socialisme scientifique, de la lutte de classe, etc.
Mais tout en fabriquant des théories pour démontrer l’inutilité des théories, Sorel employait le même genre d’arguments quand il se moquait des « docteurs en sociologie » dont le prolétariat, selon lui, n’avait que faire. C’est aussi le même genre d’arguments qu’emploieront, avec moins de profondeur et de vision des choses, tous les syndicalistes.
Valeur des grèves
La solidarité des travailleurs fondée d’abord sur la création de leurs associations et de leurs « caisses de résistance » sur lesquelles Bakounine insiste en différents écrits, se manifeste et se développe surtout par cet autre fait qu’on appelle la grève :
« Et la grève, c’est le commencement de la guerre sociale du prolétariat contre la bourgeoisie, encore dans les limites de la légalité. Les grèves sont une voie précieuse sous ce double rapport que d’abord elles électrisent les masses, retrempent leur énergie mentale et réveillent en leur sein le sentiment de l’antagonisme profond qui existe entre leurs intérêts et ceux de la bourgeoisie, en leur montrant toujours davantage l’abîme qui les sépare désormais irrévocablement de cette classe ; et qu’ensuite elles contribuent immensément à provoquer et à constituer entre les travailleurs de tous les métiers, de toutes les localités et de tous les pays, la conscience et le fait même de la solidarité : double action, l’une négative, l’autre positive, qui tend à constituer directement le nouveau monde du prolétariat, en l’opposant d’une manière quasi absolue au monde bourgeois. » [10]
Pour la première fois, les grèves trouvent leur théoricien qui, comme nous allons le voir, a encore quelque chose à nous dire, et ne sera pas dépassé par ceux qui ont puisé en lui. Proudhon avait opposé à la grève ouvrière l’organisation du crédit par la Banque du Peuple, du travail, de la consommation, mais il avait échoué. La conscience prolétarienne n’était pas mûre pour ces réalisations qui demandaient des idées claires, un sens aigu des responsabilités, une volonté autrement grande qu’il n’en faut pour lutter et mourir sur les barricades. Bakounine se trouve devant un prolétariat trop ignorant, trop abêti par la misère et l’asservissement dans la plupart des pays du monde, pour entreprendre une construction directe du socialisme. C’est aux besoins, aux instincts de lutte élémentaires qu’il faut s’adresser tout d’abord. On fait l’histoire comme on peut, on fait avancer les peuples selon les procédés qu’imposent les circonstances. La grève était l’arme, l’instrument de combat par excellence, et la multiplication des grèves constituait un symptôme de réveil, de révolte, de lutte pour la justice :
« À mesure que nous avançons, les grèves se multiplient. Qu’est-ce à dire ? Que la lutte entre le travail et le capital s’accentue de plus en plus, que l’anarchie économique devient chaque jour plus profonde, et que nous marchons à grands pas vers le terme fatal qui est au bout de cette anarchie : la Révolution sociale. Certes, l’émancipation du prolétariat pourrait s’effectuer sans secousses si la bourgeoisie voulait faire sa nuit du 4 août, renoncer à ses privilèges, aux droits d’aubaine du capital sur le travail, mais l’égoïsme et l’aveuglement bourgeois sont tellement invétérés qu’il faudrait être optimiste quand même pour espérer voir la solution du problème social surgir d’une commune entente entre les privilégiés et les déshérités ; c’est donc bien plutôt des excès mêmes de l’anarchie actuelle que sortira le nouvel ordre social. » [11]
Bakounine qui, nous le voyons à nouveau, aurait préféré éviter la lutte violente qu’il préconisait plus par nécessité que par plaisir, donne à la grève une valeur identique à celle que plus tard « découvriront » ceux qui l’ont lu. Sans doute certains d’entre eux l’auraient-ils découverte d’eux-mêmes, et nous admettons que personne n’est absolument original : Bakounine a, le premier, insisté sur l’esprit collectif de la découverte. Mais il est utile de signaler ces faits. Utile aussi de signaler que, le premier, il a su voir toute l’importance de la grève générale.
La grève générale
L’idée en avait été lancée par le congrès de l’Internationale tenu à Bruxelles en septembre 1868, mais il s’agissait seulement de lutter contre la guerre. Dans l’Égalité du 3 avril 1869, Bakounine en analyse toutes les conséquences possibles. Et bien avant qu’Aristide Briand, encore socialiste révolutionnaire de gauche ne défendît, dans un discours éloquent, cette modalité de lutte, que Pelloutier, féru de Bakounine, avait présentée sous le nom de « grève universelle » au congrès régional ouvrier tenu à Tours en 1892, bien avant que Sorel ne l’élevât à la hauteur d’un mythe source d’énergie et de grandeur, Bakounine en voit toutes les virtualités :
« Lorsque les grèves s’étendent, se communiquent de proche en proche, c’est qu’elles sont bien près de devenir une grève générale ; et une grève générale, avec les idées d’affranchissement qui règnent aujourd’hui dans le prolétariat, ne peut aboutir qu’à un grand cataclysme qui ferait faire peau neuve à la société. Nous n’en sommes pas encore là sans doute, mais tout nous y conduit. » [12]
Ce désir de transformation sociale par la grève générale, sans déchaîner de violences comparables à celles de la révolution armée, est exprimé encore dans un autre article, où Bakounine anticipe le rêve de nombreux syndicalistes du commencement de ce siècle : « Le jour où la grande majorité des travailleurs de l’Amérique et de l’Europe sera entrée et se sera bien organisée dans son sein (il s’agit de l’Internationale), il n’y aura plus besoin de révolution : sans violence, la justice se fera. Et s’il y a alors des têtes cassées c’est que les bourgeois l’auront bien voulu. » [13]
En attendant, prélude indispensable à la grève générale, les grèves partielles constituaient un entraînement par la pratique de la solidarité et de l’organisation ouvrière, et provoquaient la formation de la nécessaire unanimité d’esprit. Toutefois, leur fréquence et leurs conséquences peuvent poser des problèmes que le tacticien responsable ne saurait éluder, et auxquels il doit même répondre :
« Mais les grèves ne se suivent-elles pas si rapidement qu’il est à craindre que le cataclysme n’arrive avant l’organisation suffisante du prolétariat ? Nous ne le croyons pas, car d’abord les grèves indiquent déjà une certaine force collective, une certaine entente chez les ouvriers. Ensuite chaque grève devient le point de départ de nouveaux groupements. Les nécessités de la lutte poussent les travailleurs à se soutenir d’un pays à l’autre et d’une profession à l’autre ; donc, plus la lutte devient active, plus cette fédération de prolétaires doit s’étendre et se renforcer. »
Il est vrai qu’on ne trouve plus chez Bakounine de longues considérations sur la grève générale. Il ne pouvait ni ne voulait, sachant trop la complexité des problèmes, et combien jouent les impondérables, pontifier sur la question. Ses continuateurs anarchistes, en discutant avec les syndicalistes, ont rétorqué que la seule grève générale ne suffirait pas pour briser l’État, que les privilégiés pourraient résister plus longtemps que les prolétaires à un arrêt des transports, de l’arrivée et de la distribution de vivres dans les villes, et que, par conséquent, la lutte violente serait inévitable. À leur époque, ils avaient raison, et Bakounine n’était probablement pas sans le prévoir. Le problème consistait pour lui à diminuer le plus possible l’emploi de la lutte armée en réduisant au maximum la résistance matérielle et le moral de l’adversaire.
Mais pour l’ensemble de ces tâches, il faut d’abord et le plus possible aussi « l’organisation des forces ouvrières » [14], « l’unification du prolétariat dans le monde entier à travers les frontières, et sur toutes les ruines de toutes les étroitesses patriotiques et nationales » [15].
Bakounine insiste sans relâche sur la nécessité de cette organisation aussi vaste que possible, sur la nécessité des unions de métiers, de leurs fédérations nationales et internationales. Et toujours il attribue à l’Association internationale des travailleurs le rôle prépondérant, il s’efforce de lui donner conscience d’elle-même, confiance en soi, de réveiller son audace, de stimuler son organisation, sa préparation pratique. Il montre comment l’organisation naturelle et la lutte, également naturelle des travailleurs, n’ont pas eu seulement pour résultat le développement de leur association et de leur solidarité : la pratique de la lutte sociale les éduque, en leur faisant oublier la recherche ou la consolation d’un appui ultra-terrestre, car du moment qu’un ouvrier, « associé à ses camarades, commence à lutter sérieusement pour la diminution de ses heures de travail et l’augmentation de son salaire, du moment qu’il commence à s’intéresser vivement pour cette lutte toute matérielle, on peut être certain qu’il abandonnera bientôt toutes ses préoccupations célestes, et que s’habituant à compter toujours davantage sur la force collective des travailleurs, il renoncera volontairement au secours du ciel. Le socialisme prend dans son esprit la place de la religion ». [16]
L’expérience a montré en effet que c’est surtout dans les centres industriels, où les syndicats se sont développés davantage, que les masses ont perdu le plus vite la foi religieuse. Mais elles l’ont perdue surtout dès cette première période de la lutte de classes où l’on faisait appel au courage individuel et à la solidarité collective. À mesure que l’esprit d’autorité s’est étendu dans le socialisme et a gagné le mouvement ouvrier, on peut constater un retour à la religion, ou du moins à la soumission religieuse, car l’esprit d’obéissance, l’abandon de la conscience active, de la volonté personnelle, prédisposent tant à l’acceptation de l’autorité des chefs de parti ou d’État qu’à celle des chefs de l’Église ou des représentants de Dieu.
Cette lutte directe entre le prolétariat et le patronat et ses défenseurs doit étendre bien davantage encore l’éducation sociale du travailleur, en lui faisant « connaître de plus en plus, d’une manière pratique et par une expérience collective qui est nécessairement toujours plus instructive et plus large que l’expérience isolée, ses ennemis véritables, qui sont les classes privilégiées, à savoir le clergé, la bourgeoisie, la noblesse et l’État ; ce dernier n’étant là que pour sauvegarder les privilèges de ces classes, et prenant toujours nécessairement parti contre le prolétariat ». « L’ouvrier ainsi engagé dans la lutte finira forcément par comprendre l’antagonisme irréconciliable qui existe entre ces suppôts de la réaction et ses intérêts humains les plus chers, et arrivé à ce point, il ne manquera pas de se reconnaître et de se poser carrément comme un socialiste révolutionnaire. » [17]
Ce processus éducationnel, qui offre un certain parallélisme avec l’évolution qui va de l’organisation de l’atelier à la Fédération internationale par le développement naturel des choses a, lui aussi, été repris par les syndicalistes. Malheureusement, et malgré les efforts de Pelloutier, cela n’a jamais été bien loin. Sous prétexte de la primauté de l’action on a méprisé la culture, l’indispensable formation intellectuelle spécialisée. Nous en voyons maintenant les résultats.
La conscience ouvrière
De nouvelles raisons pousseront bientôt Bakounine à défendre ce programme schématique fait de logique apparente et d’apparente facilité. La Politique de l’Internationale fut écrite en 1869, sans que dans la Fédération du Jura, qui fut le berceau européen du socialisme fédéraliste et libertaire, ou ailleurs, on pût alors prévoir qu’il faudrait bientôt se défendre contre les menées de ceux qui voudraient imposer leur dictature.
Mais en 1871, Outine, homme lige de Karl Marx, fut envoyé à Genève par le Conseil général de Londres pour y combattre l’influence de l’Alliance de la démocratie socialiste, et particulièrement pour y ruiner celle de Bakounine [18]. La menace politicienne et le monolithisme centralisateur se dessinaient. Bakounine, qui savait à quoi s’en tenir sur l’autoritarisme des marxistes allemands dont l’influence s’étendait chaque jour davantage, qui observait leur déviation parlementariste, qui au congrès de Bâle s’était opposé à la tentative de Liebknecht d’entraîner l’Internationale à la conquête des pouvoirs publics par la tactique électorale, comprenait le danger de cette campagne menée en Suisse, en Italie, en Espagne et en France par des hommes spécialement envoyés pour combattre ceux qui auraient dû être leurs frères internationaux.
On élevait, on opposait, on organisait sections contre sections, on en noyautait d’autres - déjà ! -, on intriguait, on attaquait des hommes dans leurs intentions véritables ou supposées, dans leurs activités, dans leur honneur. L’Alliance, composée de militants internationaux, « passionnément socialistes révolutionnaires », qui luttaient au sein du prolétariat et l’organisaient dans plusieurs pays, mais qui exigeaient la pratique du fédéralisme par la liberté de tactique des sections et reconnaissaient aux socialistes allemands le droit d’aller au Parlement si tel était leur volonté - fut naturellement attaquée sans merci. Outine manœuvra et fit expulser par surprise et en leur absence Bakounine, Guillaume, Joukovsky et Sutherland de la section internationale de Genève.
C’est contre l’ensemble de ces agissements que Bakounine écrivit la Protestation de l’Alliance, dont il n’est resté qu’une partie. Plus que la défense de l’Alliance elle-même, c’est celle de la pureté de l’Internationale, du maintien dans la ligne droite de l’organisation prolétarienne conduite par les travailleurs sur le terrain exclusif de la lutte de classes, au moyen des unions de métiers pour que « l’émancipation des travailleurs » - la seule chose qui préoccupe Bakounine -, soit « l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ».
Dans cette lutte contre les déviations centralisatrices et politiciennes, il répète avec plus de profondeur et de force le schéma tracé dans la Politique de l’Internationale. Mais ainsi que dans d’autres écrits, il insiste sur la deuxième phase de l’organisation pratique des travailleurs : l’éveil en eux, et la nécessité, du sentiment et du sens de la responsabilité : « À l’ouvrier qui pour avoir part aux avantages de cette solidarité entre dans une section, on ne lui demande qu’une chose : veut-il, avec les bienfaits de l’association, en accepter pour sa part toutes les conséquences pénibles parfois, et tous les devoirs ? »
Il a compris que la conscience ouvrière ne se forme pas d’elle-même, ne se déclenche pas fatalement, et qu’il faut aussi la susciter. Fernand Pelloutier écrivait en 1900 que sur dix ouvriers syndiqués il y avait un militant et neuf égoïstes. Bakounine avait peut-être au début idéalisé les masses exploitées auxquelles il était venu, mais bien vite il avait vu dans quelle mesure on devait leur dire que la pratique de la solidarité ne consistait pas seulement à prendre, mais aussi à donner, sans quoi elle ne serait qu’un mot. L’ouvrier qui adhère à une section de métier doit donc rapidement « comprendre enfin que, puisque le but unique de l’Internationale est la conquête de tous les droits humains pour les travailleurs, au moyen de l’organisation de leur solidarité militante à travers tous les métiers et toutes les frontières politiques et nationales de tous les pays ; la loi suprême et pour ainsi dire unique que chacun s’impose en entrant dans cette salutaire et formidable Association, c’est de se soumettre et de soumettre désormais tous ses actes volontairement, passionnément, en pleine connaissance de cause et dans son intérêt aussi bien que dans celui de ses frères de tous les pays, à toutes les conditions, conséquences et exigences de cette solidarité. » [19]
Donc, non seulement sentiment de responsabilité personnelle, mais de par cette responsabilité, discipline volontaire et effective, cohésion étroite, esprit de sacrifice, conséquence ainsi que condition des futures victoires prolétariennes. Sans elles, pas d’avenir possible ni pour l’Internationale ni pour le peuple. Le développement de la force morale est et doit être le fruit de la solidarité dans la lutte menée sur le terrain économique, mais il doit être aussi consciemment, volontairement poursuivi. L’automatisme initial doit faire naître cette volonté réfléchie.
Culture humaniste des masses
Car s’il avait cru que l’éducation du prolétariat devait être la conséquence certaine de la lutte de classe, il ne se serait pas efforcé, avec tant d’acharnement, d’élaborer et de répandre des idées, des conceptions, des principes. Il n’aurait pas dit aux ouvriers du Val de Saint-Imier que les travailleurs devaient « établir d’abord dans leurs groupes, et ensuite entre tous les groupes une vraie solidarité fraternelle, non seulement en paroles, mais en action, non seulement pour les jours de fête, de discours ou de boisson, mais dans leur vie quotidienne »,
ni à la fin de la même conférence : « Préparons-nous donc, purifions-nous, devenons plus réels, moins discoureurs, moins crieurs, moins phraseurs, moins buveurs, moins noceurs. Ceignons nos reins, et préparons-nous dignement à cette lutte qui doit sauver tous les peuples et émanciper finalement l’humanité. »
Même la lutte contre le patronat requiert des qualités morales et une volonté réelle. L’éducation doit donc être systématiquement poursuivie au sein des unions de métiers. L’association doit servir aux travailleurs pour défendre et améliorer leurs conditions d’existence matérielle, en même temps que pour faciliter leur instruction :
« Mais comment arriver, dans l’abîme d’ignorance, de misère et d’esclavage dans lequel les prolétaires des villes et des campagnes sont plongés, à ce paradis, à cette réalisation de la justice et de l’humanité sur la terre ? Pour cela, les travailleurs n’ont qu’un moyen : l’association. Par l’association ils s’instruisent, ils s’éclairent mutuellement, et mettent fin, par leurs propres efforts, à cette fatale ignorance qui est une des causes principales de leur esclavage. » [20]
Il ne s’agit donc pas de s’associer seulement pour améliorer ses conditions matérielles d’existence, mais aussi pour s’instruire, pour s’éclairer. La question du pain ne doit pas faire oublier l’élévation de l’esprit.
Bakounine avait écrit ces paroles quand deux grèves importantes semblaient devoir provoquer une secousse sociale terrible dans la ville de Genève. Et comme il n’en pouvait résulter qu’un échec total, il était obligé, lui, que l’on nous présente comme un fauve à l’affût de toute action sanguinaire, de calmer un peu, en parlant d’association et d’éducation, l’ardeur des grévistes qui menaçait d’aboutir à un sacrifice inutile.
Pour que puisse surgir un monde « social, intellectuel et moral nouveau » il faut que ce monde soit au moins en partie constitué avant la révolution. « Il faut aux travailleurs la solidarité et la science - savoir c’est pouvoir ». Ils ne pourront pas s’ils ne savent pas. La volonté ignorante ne peut conduire à la victoire. Le programme de l’Internationale implique l’acquisition préalable et aussi rapide que possible d’une culture, « une science nouvelle, une nouvelle philosophie sociale qui doit remplacer toutes les anciennes religions, et une politique toute nouvelle, la politique internationale, et qui, comme telle, nous nous empressons de le dire, ne peut avoir d’autre but que la destruction de tous les États ». « Pour que les membres de l’Internationale puissent remplir de façon consciente leur double devoir de propagandistes et de chefs naturels des masses dans la Révolution, il faut que chacun d’eux soit pénétré lui-même autant que possible de cette science, de cette philosophie et de cette politique. Il ne leur suffit pas de savoir et de dire qu’ils veulent l’émancipation économique des travailleurs, la jouissance intégrale de son produit pour chacun, l’abolition des classes et de l’assujettissement politique, la réalité de la plénitude des droits humains, l’équivalence parfaite des devoirs et des droits - l’accomplissement de l’humaine fraternité, en un mot. Tout cela est sans doute fort beau et fort juste, mais si les ouvriers de l’Internationale s’arrêtent à ces grandes vérités sans en approfondir les conditions, les conséquences et l’esprit, et s’ils se contentent de les répéter toujours dans cette forme générale, ils courent le risque d’en faire bientôt des paroles creuses et stériles, des lieux communs incompris. » [21]
Tout est conditionné par tout. Si l’aspiration au bien-être et à plus de liberté (Bakounine résume vingt fois en cette courte formule qui deviendra la devise de la CGT française) est juste en soi, il faut, pour la réaliser, quelque chose de plus que la lutte de classes élémentaire et même que l’organisation systématique, méthodique, aussi parfaite soit-elle, du prolétariat sur le plan de l’économie. On ne peut séparer l’homme du producteur et du consommateur, et les collectivités qui 1e prétendraient sombreraient. On ne peut rester en marge des faits complexes qui souvent déterminent les événements sociaux, ignorer les facteurs politiques et psychologiques qui interviennent dans les rapports humains et dans l’évolution de sociétés, méconnaître les techniques filles de la science, mépriser la culture qui développe l’intelligence et permet d’embrasser les vastes activités et l’ensemble de la vie sociale dont l’organisation exige, pour être dûment coordonnée, et au moins dans la mesure où cela dépend de la prévoyance et de l’activité des travailleurs, un peu plus que l’instruction primaire. Répondant aux simplifications marxistes, Bakounine pousse à fond l’analyse de ces problèmes :
« Faisant abstraction de tout le développement qui se fait dans le monde de la pensée, aussi bien que dans les événements qui accompagnent et qui suivent la lutte politique, tant intérieure qu’extérieure des États, l’Internationale ne s’occuperait plus que de la question économique ? Elle ferait de la statistique comparée, étudierait les lois de la production et de la distribution des richesses, s’occuperait exclusivement de la question des salaires, formerait des caisses de résistance, organiserait des grèves locales, nationales et internationales, internationalement des corps de métiers et formerait des sociétés coopératives de crédit mutuel, de consommation et de production dans les moments et dans les localités où de pareilles créations seraient possibles ? »
« Une telle abstraction, hâtons-nous de le dire, est absolument impossible. Cette préoccupation exclusive des intérêts seulement économiques serait pour le prolétariat la mort. Sans doute la défense et l’organisation de ces intérêts - question de vie ou de mort pour lui - doivent constituer la base de toute son organisation actuelle. Mais il lui est impossible de s’arrêter là sans renoncer à l’humanité et sans se priver même de la force intellectuelle et morale nécessaire à la conquête de ses droits économiques. » [22]
Constatons d’abord que, pour insuffisant que ce programme ait paru à Bakounine, ses adversaires réformistes et marxistes ne se sont jamais élevés jusqu’à lui. Et que même, par la suite, le mouvement syndicaliste révolutionnaire n’y a jamais atteint. En tout cas, nul n’a dit plus clairement et plus courageusement aux travailleurs la vérité sur les conditions de leur émancipation, ne s’est efforcé de donner à chacun le sens de l’effort et du courage moral nécessaire pour y parvenir. Celui que l’on nous présente comme l’apologiste des mauvaises passions a été le moins démagogue des révolutionnaires. Et complétant ces recommandations, ces directives, les justifiant, en montrant toutes les répercussions pratiques pour un avenir même socialiste, dans l’avenir immédiat de l’Internationale elle-même et au fond de tous les mouvements ouvriers, de toutes les organisations prolétariennes, Bakounine ajoutait cet avertissement qui, malheureusement a été bien peu entendu :
« L’Association internationale ne pourra devenir un instrument d’émancipation pour l’humanité que lorsqu’elle sera d’abord émancipée elle-même, et elle ne le sera que lorsque, cessant d’être divisée en deux groupes, la majorité des instruments aveugles, et la minorité des machinistes savants, elle aura fait pénétrer dans la conscience réfléchie de chacun de ses membres la science, la philosophie et la politique du socialisme. » [23]
Cette affirmation (qui n’était pas non plus absolue), devant l’apparition du danger centralisateur et autoritaire marxiste, rectifie en partie la première qui semblait faire surgir automatiquement de la lutte économique toutes les valeurs intellectuelles et morales. La synthèse - car il faut toujours finir par la faire dans les idées différentes, apparemment contradictoires en bien des cas, que Bakounine émet sur tant de problèmes - la synthèse, est que les travailleurs devront, dans et par leurs organisations constituées en partant de leurs soucis matériels et de leurs aspirations à l’égalité économique, acquérir la capacité intellectuelle et la formation humaine qui leur sont indispensables.
Création pratique
Homme d’action avant tout, Bakounine ne s’est pas contenté de donner des directives, d’élaborer des théories. Il a déployé une activité personnelle et directe pour la création et l’extension du mouvement ouvrier révolutionnaire. Et, par le canal de l’Alliance, cette activité s’est développée en Suisse, en France, en Italie, en Espagne. Par la fréquentation des individus, sa participation aux assemblées de travailleurs, sa lutte contre les déviations que suggéraient des démocrates honnêtes, mais tendant à entraîner le prolétariat sur la voie du réformisme ; par ses conférences, ses lettres innombrables, souvent aussi longues que des brochures, à ses amis lointains, il a créé, construit, aidé et incité à construire.
En 1869, Fanelli, député italien indépendant de gauche, est allé, envoyé par l’Alliance, créer en Espagne les premiers noyaux du socialisme militant et fédéraliste. L’année suivante a lieu à Barcelone le premier congrès des travailleurs espagnols internationalistes. La section espagnole de l’Internationale est avant tout l’œuvre de la section barcelonaise de l’Alliance dont l’article premier des statuts déclare : « L’Alliance de la démocratie socialiste sera constituée par des membres de l’Association internationale des travailleurs et aura pour but la propagande et le développement des principes de son programme, l’étude et la pratique de tous les moyens propres à réaliser l’émancipation directe et immédiate de la classe ouvrière. »
Cinq ans plus tard, la Fédération espagnole avait mis sur pied des fédérations nationales de métiers qui, complétées par des « fédérations locales » intersyndicales formaient un réseau complet d’organismes de lutte et l’embryon de la société nouvelle.
C’est peut-être en Italie que l’œuvre créatrice de Bakounine fut alors la plus caractéristique. Il y avait laissé des amis convaincus, pour la plupart de jeunes intellectuels issus de la bourgeoisie, sortis des rangs du garibaldisme et de la Légion sacrée de Mazzini. C’était le résultat de quatre ans de travail souterrain (1863-1867) pendant lesquels il avait fait preuve de patience, d’habileté, de ténacité. Et c’est par ces amis qu’après sa polémique retentissante avec Mazzini sur la Commune, il fait naître un mouvement indépendant des partis politiques et de l’Église, libre d’attaches conservatrices traditionnelles, socialiste et libertaire.
En juin 1872, on compte en Italie une centaine de « camare di lavoro » locales groupant des travailleurs de toutes les professions. En mars de l’année suivante il y en aura cent cinquante, représentées au congrès de Bologne, et dans les villes les plus importantes pour leur population et leur industrie, à Milan, Venise, Gênes, Ferrare, Sienne, Rome, Livourne, Ancone, Palerme, Bologne, Mantoue, Ravenne, Turin, Vérone, Naples, etc., l’Internationale a pris pied en Italie. Des journaux paraissent. Le mazzinisme, enraciné par quarante ans d’apostolat républicano-catholique et étatiste démocrate est bousculé, dépassé, les forces de son vieux chef s’effritent, et Garibaldi lui-même, en adhérant à l’Internationale et en la défendant devant les tribunaux, parachève la victoire.
En vain Mazzini essaie-t-il de créer un mouvement ouvrier. Les membres de l’Alliance gagnent la bataille et fondent, avec les « fascio operaio » (le mot « fascio » sera repris plus tard par Mussolini), la section de l’Internationale.
Un ami d’Engels, nommé Régis, lui écrivait le 13 mai 1872 : « Les nouvelles d’Italie sont peu nombreuses et tristes. Vous savez dans quelle déplorable situation se trouve la région romagnole, et quelle influence a maintenant le Fascio operaio de Bologne, complètement gagné à la cause des jurassiens". Incroyables sont l’activité et l’énergiedéployées par les dissidents, et leur œuvre n’est pas sans donner de fruits. »
Et le 4 janvier, Engels écrivait aux quelques partisans qu’il avait encore à Lodi : « Si nous perdons Lodi et la Plèbe, nous n’aurons plus un seul pied-à-terre en Italie. Dites-vous bien ça ! »
Ce succès est avant tout le résultat de l’effort acharné et de l’orientation précise donnée pendant des années par Bakounine. « Cette propagande se développait principalement sous l’influence directe de Bakounine, qui, de Suisse, s’efforçait de maintenir des rapports très actifs », écrit N. Rosselli [24]. Elle tend principalement à l’organisation des travailleurs pour la défense de leurs intérêts corporatifs et pour, à travers la lutte menée, les éduquer socialement et préparer les cadres de la société nouvelle.
Le Congrès de Saint-Imier
Telle fut la tactique bakouninienne de la lutte sociale depuis son adhésion à la Première Internationale. Il la confirma d’une manière qu’il s’efforça de rendre définitive, au Congrès de Saint-Imier, tenu en septembre 1872.
À ce congrès se réunirent les délégués de trois sur quatre des seules fédérations nationales existant dans l’Internationale : fédération jurassienne, fédération italienne et fédération espagnole, et ceux de plusieurs sections françaises et américaines. La résolution la plus célèbre que l’on y vota, et dont ceux qui se sont réclamés de Bakounine se sont le plus souvenus, avait pour sujet Nature de l’action politique du prolétariat. Le paragraphe de cette résolution le mieux gravé dans leur souvenir affirme « que la destruction de tout pouvoir politique est le premier devoir du prolétariat ».
Elle était, cependant, précédée de considérants plus constructifs qu’on a par trop négligés et où l’on proclamait : « que les aspirations du prolétariat ne peuvent avoir d’autre objet que l’établissement d’une organisation et d’une fédération économiques absolument libres, fondées sur le travail et sur l’égalité de tous et absolument indépendantes de tout gouvernement politique, et que cette organisation et cette fédération ne peuvent être que le résultat de l’action spontanée du prolétariat lui-même, des corps de métiers et des communes autonomes ».
On peut affirmer que Bakounine ne fut pas l’auteur de cette résolution, ou du moins des considérants qui marquent déjà l’amenuisement de sa pensée par ceux qui se réclamaient de ses idées. Mais par contre on peut aussi affirmer qu’il est l’auteur unique, ou presque, de la quatrième résolution, résumant l’orientation constructive des organisations ouvrières dans un esprit que l’on a déjà pu constater par les nombreuses citations qui précèdent.
Après avoir dénoncé le danger de tout État, et de l’organisation des masses populaires « de haut en bas », la résolution intitulée Organisation de la résistance ouvrière - Statistiques, déclare :
« Suivant nous, l’ouvrier ne pourra jamais s’émanciper de l’oppression séculaire si à ce corps absorbant, démoralisateur, il ne substitue la libre fédération de tous les groupes de producteurs fondée sur la solidarité et sur l’égalité.
En effet, en plusieurs endroits déjà, on a tenté d’organiser le travail pour améliorer la condition du prolétariat, mais la moindre amélioration a été absorbée par la classe privilégiée, qui tente continuellement, sans frein et sans limite, d’exploiter la classe ouvrière. »
Ce paragraphe s’inspire probablement de la fameuse « loi d’airain des salaires » proclamée par Ferdinand Lassalle pour prouver que dans le régime capitaliste l’amélioration des conditions d’existence de la classe ouvrière est impossible. Mais Lassalle en concluait, comme en conclurent plus tard les politiciens marxistes, que la lutte des travailleurs devait être avant tout menée sur le terrain politique et parlementaire, la lutte de caractère économique devenant ainsi secondaire.
Tandis que Bakounine en déduisait que la lutte pour les revendications immédiates n’avait de valeur réelle que dans la mesure où elle servait à préparer la transformation totale de la société, par les travailleurs et leurs organisations. C’est pourquoi la résolution continuait :
« Cependant l’avantage de cette organisation est tel que, même dans l’état actuel des choses, on ne saurait y renoncer. Elle fait fraterniser toujours davantage le prolétariat dans la communauté des intérêts, elle l’exerce à la vie collective, elle le prépare à la lutte suprême. Bien plus, l’organisation libre et spontanée étant celle qui doit se substituer à l’organisation privilégiée et autoritaire de l’État politique sera, une fois établie, la garantie permanente du maintien de l’organisme économique contre l’organisme politique.
Par conséquent, laissant à la pratique de la révolution sociale les détails de l’organisation positive, nous entendons organiser et solidariser la résistance sur une large échelle. La grève est pour nous un moyen précieux de lutte, mais nous ne nous faisons aucune illusion sur ses résultats économiques. Nous l’acceptons comme un produit de l’antagonisme entre le travail et le capital, ayant nécessairement pour conséquence de rendre les ouvriers de plus en plus conscients de l’abîme qui existe entre la bourgeoisie et le prolétariat, de fortifier l’organisme des travailleurs et de préparer, par le fait de simples luttes économiques, le prolétariat à la grande lutte révolutionnaire et définitive qui, détruisant tout privilège et toute distinction de classe, donnera à l’ouvrier le droit de jouir du produit intégral de son travail, et par là les moyens de développer dans la collectivité toute sa force intellectuelle, matérielle et morale. »
Tout ceci, qui est, d’après ce que nous avons déjà lu, du plus pur Bakounine, n’ajoute rien à ce qu’il a tant de fois exposé. Mais à nouveau nous constatons combien il a insisté pour que la lutte de classes ne soit pas abaissée à une simple question d’améliorations matérielles dans le cadre du capitalisme, quoique personne n’ait plus souffert au spectacle de la misère des déshérités, misère que lui-même a vécue dans les dernières années de sa vie.
Il ne se limite pas seulement à assigner au mouvement ouvrier des fins dont la réalisation peut être lointaine. Il sait aussi qu’il faut allier la bonne organisation de la lutte immédiate à la préparation de l’avenir. Ce qu’il fait à propos du deuxième point de la résolution :
« La Commission propose au Congrès de nommer une commission qui devra présenter au prochain congrès un projet d’organisation universelle de la résistance, et des tableaux complets de la statistique du travail dans lesquels cette lutte puisera sa lumière. Elle recommande l’organisation espagnole comme la meilleure jusqu’à ce jour. »
Recommandation ultime
Un an plus tard, Bakounine, épuisé, se retirait de l’Internationale dans laquelle il ne voulait pas rester comme simple figure décorative. Dans la lettre de démission qu’il adressait à ses camarades, il continuait à marquer l’orientation de l’avenir : « Le temps n’est plus aux idées, il est aux faits et aux actes. Ce qui importe avant tout aujourd’hui, c’est l’organisation des forces du prolétariat. Mais cette organisation doit être l’œuvre du prolétariat lui-même. Si j’étais jeune, je me serais transporté dans un milieu ouvrier, et, partageant la vie laborieuse de mes frères, j’aurais également participé avec eux au grand travail de cette organisation nécessaire. »
Les deux derniers paragraphes de cette lettre recommandaient sur un ton où perce l’adjuration :
« l°) Tenez ferme à ce principe de la grande et large liberté populaire sans laquelle l’égalité et la solidarité elles-mêmes ne seraient que des mensonges ;
2°) Organisez toujours davantage la solidarité internationale, pratique, militante, des travailleurs de tous les métiers et de tous les pays, et rappelez-vous qu’infiniment faibles comme individus, comme localités ou comme pays isolés, vous trouverez une force immense, irrésistible, dans cette universelle solidarité. »
Tel était le testament de Bakounine. Il ressemble un peu aux déclarations posthumes de Kropotkine vantant le mouvement syndical des travailleurs de l’Occident : « Si je pouvais retourner en Occident, et si ma santé me le permettait, je m’y donnerais de toutes mes forces. » Bakounine s’y donna à temps, bien qu’il regrettait de ne pas avoir fait davantage - et l’on se demande ce qu’il aurait pu faire de plus - en cinq ans !
À part l’Espagne, presque tous ses continuateurs ignorèrent ses recommandations. Le résultat est visible. L’anarchisme militant s’est mis en marge de la vie pratique, des problèmes positifs de la vie sociale. Réduit à de seules négations, il a fini par perdre son contenu socialiste et son influence est, presque partout, à peu près inexistante.
Quant au syndicalisme, il fut grand dans la période où, consciemment ou non, il fut bakouninien. Quand se gardant jalousement de tout contact avec les gouvernements en lutte ouverte contre le capitalisme et l’État, il accomplissait sa mission sociale de rénovation individuelle et collective. Il a, par la suite, et en partie par sa faiblesse doctrinale « se suffisant à elle-même », renoncé à suivre le chemin qui menait au socialisme véritable et à la vraie liberté. S’il doit renaître, il lui faudra s’inspirer des théoriciens de l’époque héroïque, mais il fera bien de remonter à la source première. Il y trouvera les conceptions sociales qui lui manquaient, sur le plan théorique, moral et technique, et les éléments nécessaires d’une résurrection et d’une oeuvre dont dépend beaucoup l’avenir de l’humanité.
[1] L’Internationale, documents et souvenirs.
[2] L’Internationale, documents et souvenirs.
[3] Portraits d’hier, Michel Bakounine.
[4] La Politique de l’Internationale.
[5] La Politique de l’Internationale.
[6] Protestation de l’Alliance.
[7] Protestation de l’Alliance.
[8] Protestation de l’Alliance.
[9] Protestation de l’Alliance.
[10] Fragment formant une suite de l’Empire knoutogermanique.
[11] Article « Organisation et grève générale ».
[12] La Double Grève de Genève.
[13] Organisation et grève générale.
[14] Organisation et grève générale.
[15] La Politique de l’Internationale.
[16] La Politique de l’Internationale.
[17] La Politique de l’internationale.
[18] Voici ce que Bernstein, au moment où il était le plus grand théoricien et le représentant le plus en vue de la social-démocratie allemande, qui n’avait pas encore dévié de la ligne marxiste-engeliennne, écrivait à propos d’Outine : « Un petit groupe de Russes seulement se trouvaient autour de Marx en 1870 et dans les années suivantes. Parmi eux était Outine, ce qui n’a pas contribué à leur bonne renommée. On ne voyait généralement dans Outine qu’un instrument tortueux et cancanier, et de nombreuses personnes n’étaient pas loin de juger le maître d’après l’élève. »
[19] Protestation de l’Alliance.
[20] La Double Grève de Genève.
[21] Protestation de l’Alliance.
[22] Fragment formant une suite de l’Empire knouto-germanique.
[23] Fragment formant une suite de l’Empire knouto-germanique.
[24] N. Rosselli : Mazzini i Bakunine.