Maristella Svampa, docteure en Sociologie par l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales de Paris et maître-chercheure de l’Université Nationale Général Sarmiento, elle vient de publier sa dernière production La société excluante. L’Argentine sous le signe du néolibéralisme, où elle avance que "le néolibéralisme est en bonne santé", et qu’à partir de 2003 s’est produit un "retour à la normalité" qui a impliqué "penser que les exclus doivent se résigner à la place qu’ils occupent, c’est à dire, s’inclure comme exclus".Comment s’est passé ce processus de paupérisation des secteurs populaires, et quel rôle a joué le Parti Justicialiste (péroniste) ?
Dans les secteurs populaires la dé-collectivisation est plus généralisée à partir des années 90. Il y a plusieurs facteurs à l’origine des changements qui se produisent à l’intérieur du monde populaire. D’un côté, le processus de désindustrialisation, de changements dans l’organisation du travail, dans les formes d’embauche avec la flexibilisation et l’expulsion par le chômage d’une grande masse de travailleurs. Au milieu des années 80, on commence à percevoir les limites d’intégration du modèle de développement national-populaire. Nous voyons une grande masse d’immigrants qui ne trouvent pas d’espaces d’insertion dans la société et qui s’installent progressivement dans la périphérie des grandes villes et développent des formes d’action plus centrées sur le quartier, en orientant leurs demandes à l’Etat pour l’obtention de services, eau, titres de propriété. Cette désarticulation entre urbanisation et emploi est fondamentale pour comprendre les processus de "territorialisation" des classes populaires. Les années 90 sont le théâtre de la persistance du péronisme mais aussi de sa grande mutation. La conversion du péronisme au néolibéralisme au début des années 90 va généraliser les interventions territoriales au travers de la multiplication de politiques sociales focalisées, décentralisation administrative et installation d’une nouvelle structure de gestion qui coordonne les relations entre le pouvoir d’en haut avec ce monde appauvri d’en bas. Cette conversion du péronisme au néolibéralisme lui a fait perdre l’une de ses dimensions les plus contre-culturelles et politique qui faisait appel à un langage d’émancipation pour les secteurs populaires et l’a transformé en pur langage de domination à partir de politiques clientélistes (1) sous la forme affective, en rappelant ce que le péronisme a signifié dans le vieux modèle et le style d’Evita. Le clientélisme a des éléments non seulement instrumentaux mais de visée nettement symbolique. Certains secteurs populaires continuent d’être péronistes mais cette dimension d’émancipation et contre-culturelle s’est perdue. Ce sont les organisations "piqueteras" celles qui récupèrent dans le monde populaire la dimension d’émancipation, il en résulte que ce sont elles qui sont porteuses de cet élément plébéien qui crispe tant les classes moyennes et hautes. Il y a eu un affaiblissement dans le monde des travailleurs urbains et le surgissement d’un monde populaire plus articulé autour d’organisations territoriales, non seulement piqueteras, mais aussi de cantines populaires et de sociétés de fomento liées à l’Église, à la municipalité, certaines avec un certain degré d’autonomie. La fabrique ne disparaît pas, elle perd seulement centralité, le monde ouvrier existe toujours. Ce qui comporte centralité est ce monde organisationnel des pauvres urbains, qui est évident au travers des organisations piqueteras et montre ce caractère de nouveau prolétariat plébéien, multiforme, hétérogène, plus lié au travail informel et au chômage. C’est un nouveau monde qui développe de nouvelles formes de solidarité et des formes d’action directe. C’est un monde qui fait peur, c’est le monde des classes dangereuses, à partir de 2003. C’est l’idée de la frontière. Quand je parle à un représentant de ces classes moyennes cultivées-progressistes -concept qu’il faudrait revoir- ou bien il m’invite aux collèges pour parler des organisations piqueteras, quelque chose que j’adore faire, je me trouve avec des adolescents qui expriment très ouvertement leurs préjugés, et aussi leurs surprises quand je leur raconte des choses en relation avec le monde piquetero, le quartier, la campagne de stigmatisation, ils restent impressionnés, parce qu’ils voient un piquetero et ils voient des stéréotypes. Deux stéréotypes ont été construits : celui du piquetero violent avec le visage dissimulé et des bâtons et le stéréotype plébéien, celui qui apparaît associé au manque de culture et devant lequel les classes moyennes peuvent facilement asseoir leur supériorité de classe.
APRES LA PLACE VIDE, LA PLACE DU OUI (2)
"La dissociation entre péronisme et protestation sociale a été très claire dans les quinze dernières années -dit Svampa-. Cette dissociation a alors engendré un conflit pour l’appropriation de cet espace symbolique central. Encore plus si nous tenons en compte que, entre 2001 et aujourd’hui, la Place de mai a été le lieu privilégié de la protestation sociale et des manifestations des organisations de chômeurs. Tous les leaders péronistes rêvent d’une Place pleine. Carlos Menem a eu une pseudo-place, déjà colonisée par le néolibéralisme. Et bien que personne ne le rappelle, même le propre Eduardo Duhalde a voulu organiser, en février 2002, une "place du oui". C’est pourquoi, ce n’est pas étonnant que Kirchner, depuis le commencement de son gouvernement, a cherché à disputer et à se réapproprier la Place, considérée comme le lieu fondateur du péronisme. Il y a eu plusieurs tentatives avortées mais récemment, en regroupant des forces très hétérogènes, Kirchner a pu remplir la place, et depuis lors tenter de recréer quelque chose de cette mystique perdue du péronisme, au travers de la rencontre entre masses et leader.
Comment qualifier le style présidentiel ?
En terme de style politique de leadership, Kirchner est profondément péroniste et cela dans le sens le plus traditionnel. Il l’est parce qu’il continue avec la tradition "personnaliste" et "décisionnel" de ses prédécesseurs, renforcée par le régime hiper-présidentialiste de l’Argentine. Ainsi, par exemple, Kirchner propose un lien déterminé avec les "masses organisées" (avant c’était seulement les syndicats, auxquels s’ajoutent maintenant les piqueteros ‘officialistes’). A l’intérieur de l’espace piquetero il y a toujours eu des courants importants qui s’identifiaient à la matrice nationale-populaire et, pour cela, revendiquaient certaines formes du péronisme historique. Certains étaient plus orientés à la négociation (comme la Fédération Terre et Habitat, FTV) et d’autres plus combatives (comme Quartiers débout, Barrios de Pie). En 2003, ces courants ont réalisé un diagnostic positif à l’égard de Kirchner, en voyant en lui la possibilité de revenir aux sources historiques du péronisme. de son côté, Kirchner, depuis le pouvoir, s’est chargé de créer d’autres mouvements piqueteros, par exemple, le MTD Evita. Cette orientation a coïncidé avec la formation d’une sort de pôle latino-américain, traversé d’une forte rhétorique antinéolibérale qui a de nouveau relancé la tradition nationale populaire. Pour les mouvements argentins, la référence continentale est Hugo Chavez, dont le discours et l’action politique apporte tant de réminiscences aux partisans du "péronisme historique". Si on se rend aux locaux des organisations piqueteras que je viens de nommer, on se trouvera à côté des portraits de Perón et d’Evita, non pas celui de Kirchner, mais celui de Chavez."
Notes :
1- Le clientélisme en Argentine revêt plusieurs formes : au niveau individuel, "achat" de vote en échange d’une machine à laver ou de lait par exemple, participation (transport gratuit) à un meeting politique en échange d’un sandwich... Au niveau des organisations sociales, en échange de soutien politique ou de non réalisation de "piquetes", l’Etat donne des subventions attribue des subventions pour financer des projets productifs, des "allocations" chômage (planes)... (NdT).
2- Le 25 mai 2006, Kirchner a organisé sur la Place de Mai un rassemblement pour marquer le troisième anniversaire de sa présidence, on y trouva entre autres des structures politiques "traditionnelles", dont le vieux Parti Justicialiste (péroniste) avec des personnalités qui ont participé, au côté de Carlos Menem, à la politique néolibérale des années 90 et des personnalités critiques de celui-ci, comme Hebe de Bonafini, représentantes des Mères de la Place de Mai. (NdT).
Première partie :
http://endehors.org/news/11038.shtmlEntretien réalisé par Gimena Fuertes, Supplément Las/12, Pagina/12 (Argentine), 02 juin 2006 Traduction : Fab, santelmo@no-log.org