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Il y a plusieurs manières de «comprendre» l’histoire sociale du Japon du début du xxe siècle: en se laissant guider par les histoires officielles, en lisant les récits des nombreuses «Affaires» [1] qui ont fait trembler ou choquer l’ensemble de la population japonaise ou comme fait la revue Ebisu (Études japonaises) en consacrant son vingt-huitième numéro aux mouvements libertaires et à l’anarchisme japonais, qui appartiennent maintenant à l’Histoire. L’histoire de l’anarchisme japonais concentre dans un seul pays, et en accélèré, toute l’aventure du socialisme depuis le milieu du xixe siècle jusqu’au début de la Deuxième Guerre mondiale ! Elle constitue cependant au Japon un sujet d’actualité, comme dit Marianne Simon-Oikawa dans son texte de présentation.
Les sept textes regroupés par la revue Ebisu sont une mine d’informations sur le Japon de l’époque et sur les «Affaires». Ils éclairent quelques aspects du socialisme et de l’anarchisme japonais et s’articulent autour de trois de ses personnalités les plus marquantes par leur intelligence et leur courage physique et moral, Kotuku Shusui[2], Osugi Sakae[3] et Hirasawa Keischi[4]. On pourra trouver certains textes dépassés, mais la plupart des sujets abordés sont toujours d’actualité au Japon et dans le monde.
Dans son article «Un retour sur le parcours du mouvement anarchiste au Japon», Komatsu Ryuji rappelle d’abord l’histoire de l’anarchisme japonais, puis Christine Lévy, Komatu Ryuji et Philippe Pelletier se concentrent plus particulièrement sur Kotuku et Osugi et enfin Gilles Bieux et Jean-Jacques Tschudin consacrent trois articles à la littérature ouvrière. Pour souligner l’importance que Osugi accordait à la littérature, Gilles Bieux traduit ses Notes de prison et J.J.Tschudin commente ses idées sur la place de la littérature et de l’écrivain dans le mouvement ouvrier. Dans «Hirasawa Keischi et le théâtre ouvrier», J.J. Tschudin rappelle la figure de Hirasawa, fils de forgeron, lui-même ouvrier métallurgiste, qui fut auteur de pièces de théâtre, et partagea sa vie entre l’usine, sa table de travail et l’animation d’une troupe d’acteurs amateurs.
Les parcours de ces trois figures emblématiques et fascinantes de l’anarchisme et de l’anarcho-syndicalisme japonais résument l’évolution que connaît le Japon au sortir de l’ère Meiji et pendant l’époque Taisho. La restauration Meiji est au Japon l’équivalent de la révolution de 1789 en France. Elle a marqué un changement politique majeur. Au niveau économique et social, elle se traduit par la substitution d’une économie manufacturière et industrielle à une économie presque exclusivement agricole, suscitant puis accélérant l’exode rural. Le pays passe, en un demi-siècle, d’une société rurale, quasi féodale, souvent archaï-que, à une société industrielle, citadine, moderne et évoluée. Les démonstrations de force des États-Unis et des puissances européennes créent une agitation propice à une révolution. Celle-ci se produit en 1868: mais c’est une «révolution impériale». Entre les deux guerres mondiales (époque Taisho), le Japon est devenu une puissance industrielle et l’existence d’un prolétariat ouvrier nombreux pose de graves problèmes au système impérial qui, comme en Europe à la même époque, tend à mettre en cause les fondements du capitalisme et de l’institution impériale elle-même. L’ère Meiji s’accompagne d’un grave problème démographique consécutif à l’idée du capitalisme japonais qu’une population nombreuse permettrait d’accroître la puissance nationale.
Cependant à l’essor industriel et démographique ne correspond pas un développement de l’agriculture équivalent. C’est une faiblesse qui va aller en s’aggravant et qui explique en partie l’expansionnisme japonais et les phénomènes migratoires vers les États-Unis, le Brésil et le sud-ouest du Pacifique (Indes néerlandaises, Malaisie et Philippines) et la pénétration des idées socialistes. Comment qualifier le régime agressif et autoritaire qui se met en place suite à la crise économique, alors qu’émerge un fort mouvement syndicaliste et qu’éclate en 1921 une grave crise du chômage laissant sans ressources une grande partie des ouvriers ? D’une part le gouvernement réagit en faisant des concessions au monde du travail, légalisant le suffrage universel en 1920 et, d’autre part, il mène une politique de répression contre le mouvement ouvrier (arrestations, dissolution de groupements politiques et de syndicats, vote de lois réprimant toute propagande critiquant le système politique existant ou contre la propriété privée).
Comme en Europe, les militants socialistes se heurtent aux mêmes problèmes mais proposent des solutions différentes et parfois contradictoires, que ce soit sur l’action directe ouvrière, sur le parlementarisme, sur le rôle de l’État, sur la place de l’individu dans la société, sur la place de l’intellectuel dans le mouvement ouvrier, etc. Kotuku Shosui - qui fut l’un des fondateurs du parti socialiste - après son voyage à New York, saisissant les principes de l’anarchisme, nie l’autorité et le pouvoir, nie la violence, propage l’idée d’entraide et argumente en faveur de l’action directe ouvrière. D’autres, comme Osugi Sakae, critiquent le capitalisme libéral, prônent l’autonomie de la classe ouvrière et dénoncent la prétention des intellectuels à s’ériger en leaders, opposent «anarchisme et marxisme», ne croient pas dans une course préétablie de l’histoire, et pensent que l’humanité est capable de progresser comme de régresser. Ceci les amène, contrairement à Kotuko (traducteur du Manifeste du parti communiste et condamné à la prison parce que la traduction fut annoncée dans le Journal de l’homme du peuple), à nier Marx, et à penser que le marxisme et le communisme, en défendant le centralisme et la confiscation du pouvoir, risquaient de faire disparaître l’individuel. Des oppositions verbales virulentes opposèrent aussi les communistes-libertaires, de type kropotkinien, (Kotuku Shosui) et les anarcho-communistes aux anarchosyndicalistes (Yamaguchi Kensuke) et aux syndicalistes-révolutionnaires, surtout après la révolution russe. Les uns considérant les autres comme des «hybrides de marxisme et d’anarchisme». Dans sa traduction, en 1908, du texte de Malatesta Anarchisme et Syndicalisme, Kotuku Shosui souligne ce qu’il pense des limites du syndicalisme, parce que d’après lui l’ouvrier se trouve en concurrence avec les autres ouvriers, les sans-travail et les immigrés. Les syndicats les plus influents ont tendance à devenir un élément conservateur de la société, et pour cette raison, en aucun cas, le mouvement syndical ne peut servir de moyen de préparation révolutionnaire. Les anarchosyndicalistes réagissent et Iwasa Sakutaro (communiste libertaire) se fait traiter de «sentimentaliste petit-bourgeois» par l’anarchosyndicaliste Yamaguchi Kensuke. Kubo Yuzuru (anarchosyndicaliste) répond aux critiques par un texte publié en 1928 intitulé Sur la lutte des classes et la lutte quotidienne:
«La tactique de la lutte des classes n’est pas le monopole des marxistes. Nous savons qu’il y a beaucoup de dogmatiques et d’idéalistes superficiels qui confondent la lutte des classes de Marx avec la notre . [ ?] Si les anarchistes n’avaient pas eu le souci d’améliorer le lendemain, il n’y aurait pas eu d’émancipation. En dehors de cela, il n’y a pas d’anarchisme. [ ?] À coté de la lutte économique, il y a aussi la lutte politique. À coté de l’exploitation économique des capitalistes, il y a aussi la tyrannie politique.»
Cependant l’anarchisme se développa en relation avec l’ anarcho-syndicalisme, le syndicalisme-révolutionnaire et avec les mouvements ouvriers et socialistes. Il fut alors une force capable de rendre combatifs l’ensemble des mouvements ouvriers et socialistes. Parmi les mouvements ouvriers, ceux de tendance anarchiste furent les premiers à ce stade, centrés sur l’industrie mécanique, à soutenir des syndicats de combat adaptés par entreprise, idée nouvelle du moment (Komatsu Ryuyi).
D’autres anarchistes participèrent au Mouvement des arts populaires, qui correspondait aux principes de l’anarchisme et leur permit d’exercer un certain leadership dans les milieux artistiques et littéraires. D’autres encore comme Nii Itaru ne recherchèrent pas une opposition directe avec le pouvoir mais s’investirent dans la vie quotidienne et la conscience du citoyen ordinaire (cinéma, danse, habitation, architecture, nature, environnement, etc.). Nii Itaru témoigna une forte sympathie pour les personnes discriminées au Japon, comme les minorités ethniques ou les personnes handicapées.
Toutes ces activités firent que des personnalités très connues dans le monde culturel japonais de l’époque se sentirent proches des anarchistes et de leurs idées. Des citoyens ordinaires étaient aussi largement en relation avec ce versant, artistique et humanitaire, de l’anarchisme, même s’ils ne partageaient pas toutes ses options.
Les changements de la politique japonaise entre les deux guerres ne furent pas le résultat de la prise du pouvoir par un «fascisme», comme en Allemagne et en Italie par exemple, mais dérivèrent d’« un ample consensus de l’opinion publique » qui appuyait un ultra-nationalisme et une politique agressive à l’extérieur. En ce sens la démonstration a été faite une nouvelle fois, comme en Allemagne (prise «démocratique» du pouvoir par Hitler et ses affidés), des limites de la «démocratie» à l’occidentale et de la «loi des majorités» manipulées par le système en place et par ses instruments de domination économique et de communication médiatique. Une nouvelle fois ont été démontrées les perversions de sociétés qui, à la pointe de la «modernité» scientifique et technique mais s’appuyant sur des idéologies réactionnaires, féodales ou capitalistes (culte de la patrie et de la nation, culte du chef, du héros, du «gagnant», de l’ordre au service exclusif d’un système, du profit, de la violence, etc.), peuvent engendrer des monstres. Malgré les assassinats provoqués par l’hystérie meurtrière nationaliste, avec la complicité de larges secteurs des forces répressives (armée et police) et de mouvements ultra-nationalistes, la constitution japonaise resta pratiquement intacte. Reste que Kotuku, dès 1911, puis Osugi et Hirasawa, en 1923, furent victimes du terrorisme militaro-nationaliste d’extrême-droite, avec la complicité de la justice impériale, l’accord tacite des forces de répression militaires et policières et l’utilisation des groupes mafieux. Leur complicité était à tel point évidente que Amasaku pour justifier son crime sur Osugi et sa famille déclara devant la justice militaire, avoir agi «au service du pays». Cette attitude fut confirmée par les propos d’un lieutenant de police qui rapporta par la suite que: «À cette époque, nous avions l’impression que nous pouvions recevoir une promotion si nous tuions quelque socialiste».
Christine Lévy cite un texte prémonitoire de Kotuku sur le terrorisme:
«Si parce qu’il y a eu des meurtres politiques on devait qualifier le mouvement de terroriste, alors il n’y a pas eu de plus fervent terrorisme que le mouvement de restauration impériale... Lorsque à cause de l’oppression extrême du gouvernement, des militants perdent toute possibilité d’exprimer leurs opinions, de se réunir, mais vont jusqu’à être privés de leurs moyens de vivre, ou encore lorsque la vue des pauvres mourant de faim à cause de la monopolisation des vivres par les riches leur est intolérable, s’ils ne trouvent aucune solution légale à leur portée pour remédier à cette situation, il y aura toujours de jeunes militants sensibles et ardents pour se lancer dans des actions violentes.»
Si Kotuku fut victime d’un «crime légal», il n’est pas sûr qu’il aurait nié tout recours à la violence en réponse à la répression. D’après Christine Lévy, pour Kotuku, la figure du militant prêt à sacrifier sa vie resta une référence jusqu’à la fin de sa vie et a toujours soutenu que par crainte de la répression les ouvriers ne doivent pas renoncer à l’action directe, sous forme de grève générale et de propagande antimilitariste. Grève et action directe qui dégénèrent très souvent en violences policières et en ripostes ouvrières. Action directe des ouvriers qui se lancent dans une lutte sans l’intermédiaire de chefs ou de représentants. C’est la manifestation du degré de la force et de la volonté ouvrières.
Les affrontements avec les forces de l’ordre et les actes de «terrorisme» furent dans la plupart des cas des actes de riposte et de vengeance de militants face aux répressions sanglantes et administratives auxquelles ils étaient soumis. Cependant beaucoup de ce que l’on nomme «Affaires» furent montées de toutes pièces pour donner l’impression que tous ceux qui s’affrontaient au système étaient asociaux ou anormaux. Komatsu Ryuji cite Osugi qui, déjà longtemps avant, avait fait remarquer que: «Tous les États capitalistes diffusent [un discours selon lequel], les socialistes et les anarchistes sont tous des fous, des voleurs ou bien des meurtriers ? De fait, la méthode la plus efficace qui soit pour un gouvernement est d’inspirer à la population de la méfiance quant à la nature de son ennemi. De plus, cette méthode gouvernementale est à son tour utilisée par les socialistes à l’encontre de leurs ennemis, les anarchistes».
Osugi lui-même, que rien ne prédisposait à adopter les idées socialistes, puisque fils de militaire et se destinant à une carrière de professeur dans une école militaire, commença à s’intéresser aux idées anarchistes en prison, suite à l’« Affaire des tramways » et finit sauvagement assassiné par des policiers tout ce qu’il y avait de sociaux et de normaux (sic). De jeunes militants anarchistes très affectés cherchèrent à se défendre eux-mêmes et à venger leurs compagnons assassinés. Toutes ces «Affaires» et leur martèlement médiatique ont fait que l’histoire des mouvements anarchistes a été interprétée au Japon, et au-delà, comme une succession d’activités illégales dues à des groupes extrémistes ou terroristes, au détriment des idées sociales dont ils étaient porteurs. Déjà, en son temps, Kotuku mettait en balance les quelques meurtres défensifs à l’actif de militants anarchistes et les milliers de crimes imputables à la barbarie capitaliste et impériale en Mandchourie et au Japon. Que n’aurait-il pas dit après les meurtres qui se comptent par millions après les deux dernières guerres mondiales et les guerres coloniales à l’actif de l’impérialisme japonais ? La revue Ebisu consacre régulièrement des articles au révisionnisme japonais. Mais l’Histoire est faite par les détenteurs du pouvoir. Et ceux-là sont toujours les mêmes !
Si, d’après les historiens, Kotuku était probablement innocent dans l’«Affaire du crime de lèse-majesté», puisque à cette époque il était malade, n’était pas à Tokyo et passait son temps à traduire la Conquête du pain de Kropotkine, sa maîtresse Kan.no Suga, par contre, faisait sans doute partie du groupe qui prépara un attentat à la bombe contre l’empereur. Kan.no Suga, avait pris en haine la répression policière ayant subi elle-même des violences policières et son amant, Arahata Kanson, ayant été battu à mort suite à l’«Affaire des drapeaux rouges». Elle fut condamnée à de lourdes amendes pour la publication de sa revue la Libre pensée et perdit ses emplois à cause des filatures policières. Kotuku refusa, malgré les injonctions de ses amis de se désolidariser des autres accusés. D’une façon ou d’une autre, alors que la mondialisation capitaliste est déjà bien avancée, la mémoire sociale anarchosyndicaliste et libertaire se doit d’intégrer les héritages et les expériences accumulées de part le monde. L’intégration du riche mouvement ouvrier et paysan japonais à notre mémoire commune participe de l’idée que nous nous faisons de la mondialisation, qui pour nous ne saurait être qu’internationaliste et libertaire. À une époque où les mots moderne» et «mondialisation» semblent, pour certains, être des «valeurs» en soi, il n’est pas inutile de répéter avec Osugi Sakae, «que la modernité, c’est la transformation, que des "racines" il n’en a cure, qu’il ne s’agit pas de survaloriser, en regard de sa culture nationale les idées des autres, "occidentale" en particulier». «L’approche d’Osugi repose sur un principe universel d’autonomie individuelle et ouvrière qui transcende les différentes cultures. Osugi se place sur un terrain japonais et à partir de la réalité japonaise. Mais il le fait sur un plan libertaire, ce qui lui évite des dérapages dans le culturalisme nationaliste (Osawa Masamichi)».
Le Japon actuel est bien loin des débats qui ont agité le mouvement ouvrier du début du xxie siècle. Cependant le contexte change. La guerre froide est terminée et la gauche japonaise évolue, y compris le parti communiste. Le modèle toyotiste se délite sous les coups de l’ultra-libéralisme. Maintenant que le modèle japonais perd de son prestige, y compris au Japon, les idées développées par les anarchistes et les anarchosyndicalistes japonais seront-elles mieux comprises par la population et répondront-elles aux nouvelles aspirations libertaires des Japonais, lassés d’un autoritarisme et d’un conformisme pesants et de leur refus de subir les effets de la crise économique ? Les articles que publie le revue Ebisu ne traitent pas de ces problèmes, mais c’est la question que pose Philippe Pelletier en conclusion de son article sur Osugi Sakae «Une quintessence de l’anarchisme au Japon»: «Maintenant que le Japon s’effrite, retournera-t-il à la situation ex ante, celle de la démocratie Taisho à l’époque d’Osugi ? Autrement dit, Osugi Sakae redeviendra-t-il objectivement et subjectivement intelligible ? Hypothèse hardie, certes, puisque les temps ont changé. Mais comme dirait Osugi, une «page blanche» est à écrire.»
Martín Bellido Antonio
Notes: