Un collectif de femmes de cultures diverses, à l'origine d'une activité de traiteur en banlieue lyonnaise, montent les associations Cannelle et piment et Cannelle solidarité. Entre création d'emplois solidaires, échanges culturels et engagement bénévole dans l'émancipation des femmes, ce collectif créé du lien social dans son quartier.
Le quartier de la Thibaude à Vaulx-en-Velin semble paisible. Immeubles relativement récents, espaces arborés, jardins potagers familiaux, le voisinage du local de Cannelle et piment semble bien loin des effrayants clichés qui peuplent l'imaginaire des citadins du centre-ville à propos de Vaulx-en Velin, où se sont déroulées il y a quelques années de violentes émeutes. Il n'y a rien ici qui donne envie de passer le karcher. Y aurait-il donc des alternatives à la résignation et au tout sécuritaire ? Les activités menées par le collectif de femmes de cultures diverses, à l'origine de
Cannelle et piment, font sans aucun doute partie de ces alternatives.
Gastronomie et échanges culturelsEn 1993, trois femmes d'origine réunionnaise et algérienne, préparent un grand buffet pour le centre social du Grand Vire. Lés plats qu'elles proposent, adaptés de leurs cultures gastronomiques respectives, rencontrent un grand succès. Conquise, la directrice du centre social leur demande d'organiser un repas pour soixante-dix personnes. C'est l'occasion de faire de nouveaux émules, car deux jours après, les instits travaillant dans le quartier leur demandent d'organiser des repas mensuels faisant la promotion des spécialités culinaires des différents pays. Petit à petit, elles se mettent à organiser de nombreux repas et buffets. En 1995, à l'occasion d'un rencontre sportive organisée par la communauté arménienne, elles passent à l'échelon supérieur en préparant mille repas en un week-end ! L'Opac du Grand Lyon est présent et apprécie particulièrement l'activité mêlant repas conviviaux et échanges interculturels, que ces femmes organisent dans le cadre du centre social.
En 1997, le collectif
Cannelle et piment se constitue en association. Celle-ci reçoit le soutien de l'Opac, qui met à sa disposition un local tout équipé et adapté aux normes, et permettant ainsi le lancement d'une activité de traiteur au coeur du quartier. Le centre social confirme aussi son soutien en fournissant une gestionnaire. En 1998,
Cannelle et piment crée son premier contrat emploi solidarité pour une période de deux ans. Les liens que l'association entretient avec le centre social lui permettent de recruter de nouvelles femmes du quartier et de diversifier encore les cultures représentées dans l'équipe : Togo, Tunisie, Asie, Irak. l'association compte aujourd'hui neuf salariées. En 2002, elles organisent des soirées thématiques culturelles , qui accueillent jusqu'à cinq cents personnes et reçoivent des mains de Guy Hascoët, l'éphémère secrétaire d'Etat à l'économie solidaire, le premier prix de l'initiative en économie solidaire.
Cannelle et piment a également lancé une activité de vente à emporter, afin de répondre à la forte demande des enseignants et des employés des entreprises environnantes, qui n'ont ni cantines, ni restaurants à proximité. Abla, une des fondatrices de l'association, explique que bien qu'elle soit marginale, cette activité est importante «
car elle est créatrice de liens ». L'association projette d'ouvrir une petite terrasse devant le magasin au pied de l'immeuble, afin que leurs clients puissent déjeuner sur place, et ainsi contribuer un peu plus à faire connaître leur culture et à ouvrir le quartier sur l'extérieur.
Emancipation féminine et solidaritéEn parallèle à cette association à vocation économique, le collectif s'investit bénévolement dans l'association
Cannelle solidarité, quia une vocation culturelle et sociale. I:aspect commercial devenant prédominant à Cannelle et piment, c'est la recherche de convivialité qui a motivé la création de cette nouvelle association. Cannelle solidarité bénéficie des savoirfaire et des moyens logistiques de
Cannelle et piment, et les met au service des causes que le collectif juge importantes, avant tout l'émancipation des femmes et l'animation du quartier.
Cannelle solidarité, qui bénéficie du concours d'Amina,une animatrice salariée à plein-temps, organise ainsi de nombreuses activités: le mardi, des repas multiculturels auxquels participent les femmes du quartier, mais qui sont aussi l'occasion d'organiser des rencontres avec d'autres quartiers ; le mercredi, des ateliers cuisine pour les enfants qui peuvent ensuite tenir des stands lors des fêtes de quartier ; le jeudi des ateliers de prévention sur la santé. Ponctuellement,
Cannelle solidarité organise aussi des sorties et accompagne des femmes en difficulté parce qu'elles sont sans papiers ou sans emploi. A l'automne 2005 ont débuté des cours d'initiation au français.
Amina fait connaître ces activités en allant à la rencontre des femmes pendant le marché ou à la sortie des écoles. Elle explique que celles-ci sont très demandeuses de ce genre d'activités conviviales, car elles leur permettent de sortir de chez elles et de pratiquer le français, une langue qui est indispensable pour pouvoir échanger entre personnes issues de cultures très diversifiées. Elle souhaite avant tout "
donner confiance à des femmes immigrées", en perte de repères. Pour elles, le principal problème des femmes issues de l'immigration est de pouvoir sortir de chez elles. S'il est relativement facile de les faire venir aux animations qui se passent au pied de leur immeuble, sortir du quartier reste un défi, ne serait-ce que pour visiter une fois dans leur vie le Vieux Lyon. Abla confie même que les repas thématiques que Cannelle solidarité a organisés dans le quartier étaient pour certaines femmes, déjà âgées, leur première fête depuis vingt ans ! Au cours de ces repas, auxquels assistent toutes les communautés et toutes les générations, des femmes cuisinent les plats de leurs différents pays d'origine, des jeunes garçons font les vigiles, des jeunes filles tiennent le bar et les jardins familiaux fournissent les fines herbes et la menthe.
Après les émeutes qui ont secoué Vaulx-en-Velin, les femmes du collectif ont cherché «
à prendre les jeunes en mains ». Elles les ont accompagnés dans la création d'un snack auquel
Cannelle et piment livrait des plats. «
Maintenant, il y a trois snacks et moins de voitures brûlées » affirme Abla. Ces jeunes ont aujourd'hui acheté un hangar et ont de nombreux projets, comme la création d'un « hammam traiteur ». Mais l'engagement des actrices de
Cannelle solidarité ne se limite pas à leur quartier. Elles prêtent aussi leur concours à des causes internationales qui leur sont chères, comme par exemple récemment un concert de soutien à Florence Aubenas ou des événements organisés en soutien aux victimes des séismes d'Algérie ou de Bam en Iran. Lécologie, même si ce n'était pas leur souci premier, fait maintenant partie des préoccupations du collectif. Après avoir organisé ponctuellement certains repas basés sur des produits biologiques, dont elle dit qu' «
ils sont de meilleure qualité », Abla aimerait pouvoir amener Cannelle et piment à ne «
faire que du bio ». Bien que sur des rails et qu'il se soit déjà énormément engagé au sein de sa communauté, le collectif ne manque pas d'idées pour l'avenir. Et notamment celle de faire des petits : Abla considère qu'à dix salariés, Cannelle et piment aura atteint sa taille limite. Elle aimerait pouvoir conseiller, comme elle a déjà eu l'occasion de le faire, d'autres collectifs qui voudraient s'installer pour lancer une activité similaire.
Alternatives et exclusionEn Amérique Latine, en Amérique du Nord, en Asie, les exclus du système dominant s'organisent pour faire face à l'incapacité de leurs Etats à corriger les effets destructeurs du progrès capitaliste. Et ils mettent en oeuvre des alternatives qui, à plus ou moins grande échelle, suscitent la réflexion sur la nature du lien social et la finalité des échanges économiques. En France, la construction d'alternatives au système socioéconomique dominant n'est pas, comme pourrait le percevoir un lecteur de
S!lence, uniquement le fait de citoyens engagés issus des mouvements écologistes ou autogestionnaires ; pas uniquement l'initiative de ceux qui, par convictions, choisissent de s'écarter des sentiers battus de la société industrielle pour expérimenter d'autres façons de travailler, d'échanger, de vivre. rengagement du collectif
Cannelle et piment l'illustre bien et apporte deux grands enseignements. En premier lieu, qu'il est possible d'imaginer des alternatives qui, comme dans les pays anéantis par la mondialisation néolibérale, naissent au coeur des zones d'exclusion. Face à la croissance des inégalités au sein même des pays industrialisés, l'espoir qu'amène ce constat est immense. En deuxième lieu, ce collectif montre que l'idéologie n'est pas l'unique moteur de l'initiative. Des valeurs fondamentalement humanistes, le partage, l'ouverture vers l'autre, la convivialité, la volonté de s'émanciper des aliénations socioéconomiques et culturelles, peuvent elles aussi être fondatrices d'alternatives allant dans le même sens que celles basées sur une croyance idéologique ou spirituelle. Une raison de plus, s'il en fallait, pour appuyer nos stratégies de changement social sur l'exemplarité d'actions citoyennes
micro-collectives », bien plus que sur de grands discours.
Alban Labouret et Aymeric Mercier
Cannelle et piment, traiteur "Cuisine du monde", 4 chemin Drevet, 69120 Vaulx-en-Velin,
S!lence #330 décembre 2005
à 12:32