Lu sur
A-Infos : "Il est de bon ton, vous le savez, de se gausser de l'ignorance crasse de ce malheureux Georges W. Bush. Cela nous permet d'oublier que le locataire actuel de l'Elysée sait parfois se hisser au niveau de son compère transatlantique. On connaissait « le bruit et les odeurs », celles fétides des banquets électoraux. Nous devrons désormais nous souvenir d'un nouveau propos affligeant de notre si bien élu Président de la République tenu à Marseille le 14 novembre dernier devant un parterre d'étudiants.
Selon notre Président : « les Africains sont joyeux par nature ». De Tunis au Cap, de Bamako à Nairobi, « les Africains sont joyeux par nature ». Au Darfour également, sur les collines rwandaises et burundaises idem.
De tout temps, en toutes saisons, l'Africain est joyeux car c'est un être de nature qui rigole fort en découvrant ses belles dents immaculées, comme sur les vieux emballages Banania, tandis que le Blanc, lui, est un être de culture. Et pis on ne dira jamais que les Blancs sont ceci ou cela. Les Blancs, eux, ont le droit d'avoir des cultures nationales, des traits de caractère nationaux : l'Allemand est discipliné, l'Ecossais radin, l'Anglais flegmatique et le Français, quasi-parfait, touche à l'Universel chaque matin. L'Africain, lui, est Africain : il n'a pas de pays, de nation, de cultures spécifiques, de langues... il est Africain
et parle l'Africain sans accent comme tout le monde le sait. Misère...
Cela me permet de rebondir sur l'actuelle crise ivoirienne. La tension est montée d'un cran lorsque les troupes régulières ivoiriennes s'en sont prises aux troupes d'interposition française du côté de Bouaké. Cela a provoqué une crise terrible, une atmosphère de pogromes dans la capitale et le rapatriement rapide de milliers de ressortissants français menacés dans
leur intégrité physique par les partisans du président Laurent Gbagbo. A écouter une certaine presse grand public, le tableau est très simple, de quoi ravir notre Président qui, vous l'avez vu, aime bien les choses en noir et blanc : bref, dans ce tableau, nous avons à gauche, un président pervers et manipulateur ; à droite, une armée française en position de neutralité, juste désireuse d'assurer le statu-quo entre les forces armées ivoiriennes et les rebelles du Nord ; au centre, des
ressortissants français pris au piège de la crise politique. Même si la simplification est souvent nécessaire pour faire ressortir l'essentiel et nous faire mieux appréhender des situations conflictuelles, je vous avoue la supporter de moins en moins quand il s'agit des pays africains : ces pays ont une histoire politique, économique, sociale et culturelle singulière qui mérite notre attention ; ils sont dans ce que l'on appelle la Modernité, leurs conflits ne sont pas plus archaïques que les débats
qui secouent périodiquement notre scène politique. Permettez donc que j'offre à votre sagacité quelques éléments de réflexion sur cette crise.
Pour comprendre cette crise, il ne faut pas oublier trois choses :
1 Durant plusieurs décennies, un homme a incarné la Côte d'Ivoire : Félix Houphoüet-Boigny. Protégé par l'Etat français, ce vieux Sage si cultivé a rempli ses poches et celles de sa très nombreuse clientèle en laissant l'économie du pays entre les mains de différents réseaux, français et libanais, qui sont tout sauf philanthropes. C'est en Côte d'Ivoire qu'un entrepreneur audacieux pouvait faire fortune, se construire une rente dans le cacao, l'import-export et je ne sais quoi. C'est en Côte d'Ivoire aussi que certaines formations politiques hexagonales allaient chercher de quoi financer de dispendieuses campagnes électorales. Pour tous les différents locataires de l'Elysée, la Côte d'Ivoire était donc un pays-modèle, plus riche et moins répressif que ses voisins, et aussi « indépendant » qu'il lui soit permis de l'être. Et d'ailleurs, lorsque
sous la pression du FMI, il lui vaudra vendre ses entreprises publiques, les entreprises françaises seront là, encore et toujours, pour soutenir, comme l'on dit, la Côte d'Ivoire sur la voie du développement. Il est donc assez risible que les grands médias passent sous silence l'importance des investissements français dans ce pays. Des sociétés aussi importantes que Bouygues ou Bolloré ont tout à perdre d'une détérioration de la situation ivoirienne : elles ont besoin d'un univers
stable pour continuer à prospérer sans risque.
2 Les ennuis ont commencé à la mort de Félix Houphoüet-Boigny. L'heure était à la libéralisation politique certes, mais à une libéralisation politique qui ne bouleverse pas les règles en cours. C'est donc Henri Konan Bédié, un multimilliardaire issu du sérail, qui fut aidé et soutenu par l'Etat français, face à Laurent Gbagbo, l'opposant historique, après avoir fait disqualifier son plus dangereux adversaire, Alassane Ouattara.
Alors que Bédié est un corrompu, Ouattara passe pour être un politicien vertueux qui a fait ses classes dans les grandes institutions internationales et qui n'est pas soumis aux réseaux franco-africains. Il est donc dangereux de le laisser ainsi remettre en question une « décolonisation » si remarquable qui profite autant aux élites ivoiriennes qu'à l'Etat français. Pour l'écarter, Bédié va jouer sur les tensions existantes entre les Ivoiriens de vieille souche et ceux issus de différentes mais récentes vagues migratoires, venus essentiellement du Nord et pratiquant l'Islam. Or avec la crise du cacao, des tensions sont vives entre paysans pour le contrôle d'une terre de plus en plus rare et chère, et de moins en moins rémunératrice. En empêchant Ouattara de se présenter au prétexte qu'il ne serait pas de père et mère ivoiriens conformément à une loi électorale édictée pour l'occasion, Bédié a joué avec le feu xénophobe. Il serait donc opportun de souligner que cela ne
lui fut possible que parce qu'il avait le soutien clair du gouvernement français, capable d'accepter tout, comme au Rwanda, au nom de la défense des intérêts supérieurs de nos grandes entreprises.
3 Laurent Gbagbo est en effet un président mal élu. Si les dernières élections présidentielles lui ont été profitables, c'est parce que la loi électorale avait écarté de nouveau Ouattara de la course : Gbagbo ne peut donc se targuer d'aucune légitimité intérieure ; quant à ses relations avec le gouvernement français, elles sont redevenus exécrables après la période d'accalmie qui a suivi son élection.
Pour combler ces deux handicaps, il ne peut jouer que sur deux tableaux :
1 le nationalisme en stigmatisant l'impérialisme français. Le « racisme anti-français » des médias n'est qu'une des expressions politiques de la jeunesse éduquée de l'Afrique francophone. Cette jeunesse est frustrée : elle est vouée au chômage et à la misère parce que leurs Etats, soumis aux directives du FMI, leur ont supprimé toute possibilité de faire
carrière dans la fonction publique ; elle sait aussi que la France soutient toujours des autocrates corrompus comme Paul Biya au Cameroun, Eyadema au Togo, Déby au Tchad comme elle soutînt Henri Konan Bédié en son temps. Elle sait aussi que sans le soutien de Blaise Compaoré, président du Burkina-Faso, la rébellion n'aurait pu avoir lieu. Le fait que la France ait refusé lors des accords de Marcoussis à critiquer celui-ci, est un signe pour eux que le gouvernement de Jacques Chirac a choisi son camps : Ouattara ou un autre plutôt que Gbagbo !
2 la xénophobie anti-nordiste, anti-musulman etc.. Il faut savoir que la base sociale de Laurent Gbagbo, les paysans du sud-ouest ivoirien, est très favorable à ce que les paysans burkinabés et maliens soient renvoyés dans leur pays parce que cela libérerait de la terre pour leurs plantations. Et même s'il n'est pas à l'origine du discours ethno-nationaliste qui gangrène le pays depuis Gbagbo s'est bien gardé de s'opposer à cette dérive... avant d'en profiter au moment de la rébellion
armée, laissant ses partisans mener la chasse aux « faux Ivoiriens » dans les bidonvilles d'Abidjan et d'ailleurs.
Alors : que retirer de tout cela ?Premièrement que les temps ont bien changé. Il fut un temps, justement, où l'Etat français aurait remis de l'ordre très vite dans la maison ivoirienne : les coups d'Etat, on sait faire. Aujourd'hui elle n'est même plus en mesure d'être le gendarme de son pré-carré : cela coûte cher et elle pourrait le payer encore plus cher au sein des instances internationales. On ne peut pas critiquer l'unilatéralisme et les stratégies impériales américaines à la tribune de l'ONU et poursuivre ouvertement une politique néo-coloniale dans le pré-carré africain. On ne peut plus soutenir à bout des bras les économies exsangues de nos amis africains parce que cela coûte trop cher et que le FMI, au nom de la bonne gouvernance, supporte de moins en moins les complaisances françaises avec les attitudes prédatrices en cours dans nos anciennes colonies. L'Etat français en est réduit à se draper sous le drapeau de l'Humanitaire pour protéger et légitimer une rébellion armée divisée et, en sous-main, négocier avec Gbagbo un modus vivendi susceptible de sauver l'essentiel.
Deuxièmement que Laurent Gbagbo n'a pas rompu avec l'héritage de ses prédécesseurs. Tenir l'Etat, c'est tenir un lieu essentiel pour faire sa fortune, celle de ses réseaux politiques et de sa clientèle : l'argent, c'est le nerf de la guerre et la condition sine qua non de la réussite politique. Gbagbo et ses réseaux, sevrés depuis longtemps, n'ont donc pas tardé à se jeter avec avidité sur tous les trafics jusqu'alors contrôlés par les anciens membres du parti unique, notamment les filières
d'exportation de café et de cacao.
Troisièmement que nous assistons à l'émergence d'une nouvelle génération politique. Du côté des leaders « patriotes » ou « rebelles », on retrouve des hommes jeunes qui ont milité ensemble quelques années plus tôt dans la même organisation syndicale étudiante et ont subi ensemble la répression du pouvoir dans les années 1990. Derrière le combat des vieux,
Gbagbo contre Ouattara, se cache donc un combat entre jeunes pousses qui se sont construit politiquement dans le rapport de forces violent avec l'Etat et la clandestinité.
Enfin, un scénario à la rwandaise ou à la libérienne n'est pas à exclure, soit massacre inter-ethnique à grande échelle ou guerre civile animée par des bandes armées incontrôlées. La rébellion armée, divisée, ne contrôle pas sa zone, et des groupes de jeunes sans avenir social pillent ou rançonnent les commerçants qui se risquent encore à voyager ; on sait
également que chaque partie aide, finance et se serve de différentes factions armées du Libéria dont on connaît les horreurs qu'elles ont pu commettre durant la guerre civile. Même en cas d'accord entre rebelles et patriotes, je doute que le calme revienne dans une région où la lutte armée est tout autant un choix économique que politique pour un jeunesse sans perspectives d'émancipation économique et sociale.
Patsy
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Texte issue de l'émission de radio "Le Monde comme il va" Hebdo libertaire d'actualité politique et sociale, nationale et
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