Lu sur
Incervables anarchistes : "" Toutes les lois sont scélérates, tous les jugements sont iniques, tous les juges sont mauvais, tous les condamnés sont innocents " (Libertad, Le Libertaire, 13 janvier 1900) .
"Apôtre pontifiant avec de longs cheveux crasseux et une grande barbe malpropre ", traînant derrière lui sa " cour des miracles", rien n'aura été épargné à Libertad de son vivant comme après sa mort. "Agent provocateur" pour les uns, "contre-révolutionnaire" pour les autres, calomnies, mensonges, omissions ont été le lot que " socialistes " et " syndicalistes " lui ont réservé. Par ailleurs des littérateurs qui ont trouvé dans ses gestes matière à "épater les bourgeois" nous en ont laissé le plus souvent l'image purement folklorique, d'un béquillard bagarreur qui couchait avec deux sœurs à la fois !Enfermée dans cette imagerie des plus éculées, la figure véritable de Libertad, son apport au mouvement ouvrier restent encore aujourd'hui déformés ou occultés, victimes des préjugés tenaces qui ont trouvé des échos jusque dans nos rangs. Et pourtant, tant d'animosité à son égard aurait dû nous mettre en garde contre des "jugements historiques" arrêtés d'avance, ne fusse qu'en sachant que l'apôtre crasseux était un ferme partisan de l'hygiène autant physique… qu'intellectuelle.
Malheur à celui par qui le scandale arrive
Au fond, ce qu'on reprocha toujours à Libertad ne fut pas tellement ce qu'il disait, mais la manière qu'il avait de le dire. Un tel personnage n'était pas fait pour plaire. Il est certain que Libertad, au risque de "scandaliser" son auditoire n'hésitait jamais à aller au bout de ses raisonnements. On craignait en lui, par dessus tout, ses flèches acérées, son manque de "respect" pour qui que ce soit, à commencer par ceux qui s'étaient d'eux-mêmes nommés représentants du mouvement ouvrier.
Sans égard envers les professionnels du révolutionnarisme et les théoriciens du Grand-Soir, Libertad l'était encore moins d'ailleurs envers le public qui, au cours des réunions militantes, applaudissait passivement ceux qui prenaient la parole, à tour de rôle…
Sans doute, Libertad aura été un des plus grands démystificateurs des idéologies de son temps, sans complaisance pour personne, pas même pour la classe ouvrière, dont il tournait en dérision les symboles de lutte, comme la journée de 8 heures ou le Premier Mai. Il n'hésitait pas non plus à dénoncer l'ouvrier "honnête" qui, en acceptant passivement sa condition d'exploité, se faisait le complice des exploiteurs.
Pour peu qu'on s'intéresse à Libertad, il y a une chose qui saute aux yeux, Libertad l'hérétique, bien souvent dans ses écrits, n'aura fait que développer des opinions anarchistes tout court que l'on pourrait sans mal qualifier "d'orthodoxes". Il serait ainsi très aisé de montrer les parallélismes très marqués existant entre, par exemple, les positions défendues par Jean Grave dans "Les Temps nouveaux" et celles de Libertad sur des problèmes clés comme celui de l'abstentionnisme, l'antimilitarisme ou les rapports avec les autres forces révolutionnaires.
En effet, plus encore que ses supposées violences physiques ou "l'extrémisme" de ses propos, c'était son franc-parler qui faisait l'objet de la réprobation de beaucoup de compagnons. Il n'hésitait pas à aborder en public des sujets jugés "épineux" comme celui de la sexualité avec des mots qui, aux oreilles chastes de quelques-uns, semblaient obscènes, ou à dénoncer "le culte de la charogne" et le reste de religiosité de ces camarades qui ne trouvaient rien de mieux que d'appeler Louise Michel "la vierge rouge" !
Il ne cachait pas les limites des luttes ou des révoltes ouvrières telles qu'elles étaient menées et comment les organisations syndicales détournaient les colères des masses au profit des politiciens ou les canalisaient vers des objectifs qui ne remettaient pas en cause l'ordre social. Ainsi, Libertad et ses amis se refusaient à voir dans les grèves organisées par la C.G.T. autre chose qu'un mouvement réformiste et ils le clamaient bien fort, au risque de se voir accuser de trahir ou de démoraliser la classe ouvrière.
Ce jugement négatif cependant et ce refus de se solidariser ne concernaient pas les masses ou la classe ouvrière en tant que telles, mais seulement les manifestations pléthoriques de celle-ci, fondées sur l'illusion du nombre et non sur la conscience et la résolution des participants. Aux tentatives de révolte partielle ou inconsciente, il opposait les révoltes "utiles", celles qui pouvaient faire prendre conscience aux masses de leur situation d'exploitation.
Ainsi, à l'occasion des incidents de Villeneuve-Saint-Georges en juin 1908, non seulement il appuie les ouvriers en grève, mais il se rend parmi eux et les incite à l'émeute et à la lutte armée. En définitive, le seul grief véritable qu'on puisse porter contre lui est son " irrespect profond", son refus de jouer le jeu de la "politique ouvrière" ou du "révolutionnarisme de façade". Mais cela, on ne pouvait pas le lui pardonner et d'ailleurs on ne le lui pardonne toujours pas.
Vivre autrement
Critique impitoyable et lucide de son temps, Libertad a été aussi indéniablement le promoteur d'une nouvelle manière d'envisager le militantisme d'où l'aspect lucide n'était pas absent. Il accorda d'ailleurs toujours une place très importante à la camaraderie et à l'esprit de solidarité entre les compagnons qui devaient à ses yeux atténuer les méfaits de la lutte pour la vie.
Mais là encore, il fit de la satisfaction des besoins et des passions le ressort essentiel de la révolte de l'individu contre la société. Il refusa toute doctrine de résignation et tout amoindrissement. Il exalta la joie de vivre et vit la conquête du bonheur "dans la satisfaction la plus complète des sens, dans l'utilisation la plus grande de nos organismes, le développement le plus intégral de notre individu".
Et c'est justement cette revendication à vivre sa vie. intégralement qui dérange le plus des militants comme un Jean Grave confortablement installés dans leur rôle de " révolutionnaires " en attendant le Grand-Soir à venir. Libertad ne se limitait pas à affirmer dans l'abstrait les principes anarchistes, mais s'efforçait de les mettre en pratique tout de suite dans la vie de tous les jours sans attendre le moment de la révolution.
Il savait combien il est facile de se faire le promoteur de beaux principes dans l'abstrait, mais que ceux-ci sont nuls et non avenus s'ils ne sont pas suivis d'une pratique conséquente. Au contraire, pour lui, il faut commencer la révolution déjà dans la vie privée comme publique, quotidiennement, en refusant d'accomplir autant que possible des gestes qui, d'une manière ou d'une autre, rendent solidaires du système actuel de domination et de dépendance.
La doctrine
En définitive, celle de Libertad est une doctrine d'action. Ainsi, il refuse de se cantonner à une conception contemplative de l'anarchisme. Certes, lui aussi, il est convaincu qu'il faut viser à créer des hommes conscients, mais plus encore qu'il ne faut pas déserter l'action en attendant que les hommes le deviennent. Et quel meilleur exemple, quelle meilleure éducation peut-on donner aux masses ouvrières que de montrer en toute circonstance une attitude fièrement anarchiste, de ne pactiser d'aucune manière et de vivre conformément à ses idéaux ?
Libertad pousse constamment à la rébellion, à l'action violente. Toute sa propagande peut être envisagée comme une agitation incessante, une déclaration permanente de guerre contre toutes les institutions sociales afin d'en hâter l'effondrement. Il ne se contentait pas d'attendre que les hommes se fussent transformés pour agir, mais il les poussait à agir tout de suite, et à l'occasion il sut prendre des risques, s'engager personnellement.
Mais la révolte présente chez lui un contenu et une finalité collective. Elle ne se borne pas à affirmer l'individu ; elle n'est jamais purement individuelle.
Pour qu'elle soit justifiée, il fallait encore qu'elle soit utile.
Par là, Libertad s'opposait au danger de voir son action revêtir des aspects antisociaux ou élitistes. Libertad sut réaliser, de même que pendant la "période héroïque" de l'anarchisme (1880-1895) une synthèse pratique entre la révolte et la révolution, les exigences de l'affranchissement et de l'émancipation individuels et collectives.
Il sut en définitive échapper aux limites de son époque en proposant une critique unitaire des conditions existantes. La révolte devient ainsi entre ses mains une arme de renversement révolutionnaire.
Oui, Libertad était un camarade !
Gaétano Manfrédonia
à 16:40