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Lu sur : Autres espaces « Etrange personnalité que celle de cet auteur américain culturellement partagé entre le vieux fond amérindien et la spiritualité asiatique : politiquement engagé dans le courant libertaire des années soixante mais fortement attaché à un mode de vie à l’écart de toutes les modes, voyageur impénitent à l’esprit enraciné dans quelques paysages américains, le poète déroule le fil d’une vie et d’une vision stimulantes pour ceux qui cherchent des nouveaux chemins d’écriture et d’existence.
Oui, c’est d’abord l’impression qu’on a en ouvrant Montagnes et rivières sans fin : impression d’une fraîcheur et d’une liberté uniques, qui nous place d’emblée dans un espace poétique revigorant (combien loin de tout ce qui s’écrit en France et en Europe !), et qui nous ramène aux grands ancêtres américains, Whitman, Thoreau... Auteurs qui ont bien sûr compté pour Snyder et tous les écrivains de sa génération, qu’ils s’appellent Kerouac ou Ginsberg, fidèles compagnons de route. L’entreprise de Montagnes et rivières sans fin est ancienne, et remonte justement à l’époque où les poètes dits de la Beat Generation parcouraient l’Amérique en tout sens, comme le raconte Kerouac dans Les Clochards célestes, laissant la parole à un certain Japhy Ryder : " Je vais composer un nouveau poème, très long, intitulé Fleuves et montagnes sans fin. Je l’écrirai sur un rouleau qui réservera sans cesse des surprises à celui qui le déploiera, de sorte qu’il oubliera au fur et à mesure ce qu’il a lu un peu plus tôt ". Or c’est ce rouleau que nous avons devant nous, composé de lieux et d’époques diverses (" Déroulez le rouleau vers la gauche, section après section, tout en laissant le côté droit s’enrouler à nouveau ", est-il écrit dans une note, car Snyder profita de ses voyages pour visiter les musées et découvrir les collections de peinture chinoise).
On se représente souvent l’écriture beat comme une écriture sympathique mais sans profondeur ni cohérence, comme une espèce de vague rimbaldisme américain, en l’opposant aux grandes constructions poétiques européennes, savantes et complexes (en oubliant du même coup les épopées postpoundiennes, celles d’Olson et de William Carlos Williams, qui ont joué un rôle important dans l’émergence de la nouvelle génération). Bref, une sorte d’antithèse de ce qui s’écrit dans une Europe préoccupée de pensée poétique, souvent lourde... Or en lisant Snyder, on se rend compte de la vigueur intellectuelle qui sous-tend cette écriture, bien loin des clichés faciles. Il y a toujours une dimension excentrique et une grande liberté dans cette poésie, mais soutenues par une vraie discipline que Snyder revendique, et qui le distingue d’ailleurs de ses amis, comme il le reconnaît lui-même : " Les romans de Kerouac et certains poèmes d’Allen Ginsberg transmettent sans aucun doute une atmosphère assez folle... Il est exact que je gardais une certaine distance : cela consistait tout simplement à ne pas sortir tous les soirs ! Si Allen et Jack couraient à droite et à gauche sept soirs sur sept, je ne me joignais à eux que deux fois par semaine et passais mes cinq autres soirées à étudier le chinois " [1], déclare Snyder en riant. L’écriture poétique ici vise moins la construction d’une œuvre que la constitution - physique et mentale - d’un individu, à travers une " pratique sauvage " [2] ouverte au dehors et aux rencontres les plus singulières. Cette auto-formation individuelle n’est toutefois possible qu’à travers l’étude, et en cela Snyder est le meilleur représentant de cet anarchisme écologique américain pour lequel la poésie est un exercice de respiration fondé sur une série d’actions concrètes et quotidiennes. D’où, dans ce recueil, le poème " Trois mondes, trois royaumes, six routes ", qui établit la liste des choses à faire dans tel ou tel endroit du monde (autour de Seattle, Portland, San Francisco, Kyôto), actions parfois anodines : " Essayer de faire copier une clé / Essayer de trouver du pain bis / Partir à la recherche de chambres pour Américains / Participer à une réunion importante, parler différentes langues ".
Il y va en fait d’un déconditionnement social qui passe par une libération mentale, et le moindre acte peut permettre de progresser dans cette voie. L’étude du bouddhisme a énormément compté dans le trajet du poète, qui a passé dix années au Japon et y a rencontré sa seconde femme. On retrouve d’ailleurs dans sa poésie le souci du détail relié à un ensemble infini, et l’idée d’une existence fluctuante ouverte aux jeux d’énergie. Au cœur d’un poème qui se situe chez un coiffeur (chargé de " couper ras "), on trouve ce faisceau de sensations, cette vision brusque et momentanée ouverte sur un large univers :
Lac à moitié gelé, à quatre mille mètres d’altitude
sa rive rocheuse est stérile
mais il est rempli de truites bondissantes :
les reflets vacillent dans l’enchevêtrement
de cercles
qui sans cesse se propagent
ce réseau insensé de vaguelettes trouve sa cohérence
vu de plus haut.
On pense alors à ce que dit Mircea Eliade de la respiration yogique, qui passe par une rythmisation du souffle, laquelle " met en relation l’inspiration et l’expiration avec le jour et la nuit, ensuite avec les quinzaines, les mois, les années, en arrivant progressivement jusqu’aux plus grands cycles cosmiques " [3]. Par la multiplication des expériences et des observations, la poésie de Snyder arrive peu à peu à une vision plus large et plus riche du réel, et il serait assez vain d’aborder ces poèmes selon des critères uniquement littéraires, sans prendre acte de cette volonté d’élever la poésie à un mode de respiration et de vision plus développé, loin de tout ce que nous lisons habituellement et qui nous enferme plutôt dans une perception restreinte du réel. On n’y retrouvera peut-être pas la virtuosité des techniciens de la poésie moderne, mais on aura envie, après avoir déroulé le rouleau, d’aller découvrir soi-même, dehors, ces montagnes et rivières sans fin, et peut-être de " trouver l’espace dans le cœur ", comme dit le titre d’un poème. »
Laurent Margantin
[1] Entretien avec Gary Snyder, Filigrane, 3, Allen Ginsberg et la Beat génération, 1989, p.75.
[2] Titre d’un premier livre de Snyder publié aux éditions du Rocher en 1998.
[3] « Symbolismes indiens du temps », dans Images et symboles, Paris, Gallimard, 1952, p.113.
Montagnes et rivières sans fin, de Gary Snyder, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Olivier Delbard, éditions du Rocher, 185 pages, 18 €
Lire aussi :
Ses poésies en ligne (en anglais)
Les Diggers de San Francisco / Californie (1965 1968) & Les DIGGERS
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