Lu sur
libertaire - anarchisme : les éditions alternative libertaire : "Michel Bakounine naquit, le 8 mai 1814 à Priamoukhino, dans le gouvernement de Tver.
Sa famille était noble et elle était ancienne, originaire, dit-on, de Transylvanie. Son père, Alexandre Bakounine, avait franchi la quarantaine. Esprit cultivé, cœur excellent, ce père avait passé par la diplomatie, et ses séjours en Occident n’avaient fait que fortifier ses inclinations humanitaires et libérales. Il eut même, vers la fin du règne d’Alexandre Ier quelques velléités conspiratrices et devint membre d’une société secrète qui se proposait l’établissement, en Russie, d’un régime constitutionnel. Mais le sanglant échec du soulèvement décabriste (décembre 1825), en ruinant ses espérances, le désabusa pour toujours de l’action. Tenant de fort près par sa femme, plus jeune que lui de vingt-deux ans, à l’illustre maison Mouravief, il vécut dès lors retiré dans sa "gentilhommière" de Priamoukhino, à proximité de Torjok, tout entier au soin de son patrimoine et à l’éducation de ses nombreux enfants. Michel était l’aîné. Après une enfance heureuse et calme, il alla passer trois ans à l’école d’artillerie de Saint-Pétersbourg, dont il sortit à dix-huit ans (1832), après de brillants examens.
Mais, pour des raisons qu’on n’a pu découvrir, au lieu d’être incorporé dans la Garde, il fut envoyé comme enseigne dans un régiment du district lithuanien de Minsk. Dans ce pays perdu, il fut bientôt aux prises avec l’ennui ; il passait des journées entières enveloppé dans sa robe de chambre et mélancoliquement allongé sur son lit. Autour de lui, la Pologne, dont la première révolte venait d’être écrasée, saignait sous le fer du bourreau : spectacle tragique dont l’âme du jeune officier allait être marquée en traits ineffaçables.
Il ne servit que deux années. En 1834, comprenant qu’il faisait fausse route, il donna sa démission et alla se fixer à Moscou, comme étudiant à l’Université.
Il passera là six années (1834-1840).
Période d’intellectualité intense, de lectures, de médiations, de controverses philosophiques. Il lut d’abord Condillac et subit l’influence des matérialistes français du XVIIIe siècle. Puis, étant entré dans un cercle de jeunes gens groupés autour de l’étudiant Stankévitch - des hommes de la valeur de Biélinsky et de Katkof (1) étaient du nombre, - il se tourna vers la philosophie allemande et se mit à traduire, pour le journal le Télescope (1836), les fameuses conférences de Fichte sur la destination de l’érudit. Son ascendant s’en accrut, et lorsque Stankévitch, que la phtisie minait, alla mourir en Italie, Bakounine apparut à tous comme son successeur.
C’est à peu près à cette date que les jeunes gens découvrirent Hegel : ils en furent éblouis et comme transfigurés. Pendant deux ans, ils ne jurèrent que par la Phénoménologie, la Logique et l’Encyclopédie. Pas un seul paragraphe de ces gros volumes « qui n’ait donné lieu à des disputes acharnées pendant plusieurs nuits. Des amis de vieille date se boudaient souvent plus de quinze jours, parce qu’ils ne s’étaient pas entendus sur le sens précis de l’esprit transcendant et considéraient comme une insulte toute contradiction à leur opinion sur la personnalité absolue et sur son essence propre » (2).
On sait que chez Hegel lui-même, oublieux de ses premières audaces, l’hegélianisme aboutissait le plus réactionnairement du monde à une philosophie du droit et de l’histoire qui, selon le mot railleur d’Henri Heine, « prêtait au statu quo de l’Église et de l’État quelques justifications très préjudiciables ».
« Tout ce qui est réel est rationnel », enseignait Hegel. Sans doute, cette humble phrase - tout bachelier le sait - n’est autre chose que la formule du fameux "principe de raison suffisante" ; mais au temps de la Sainte Alliance, les réactionnaires des bords de l’Elbe et du Danube y voulaient voir bien plus : la légitimation absolue de l’ordre politique et social établi. Tout ce qui est réel est rationnel. Or, du congrès de 1815 aux explosions de 1848, qu’y avait-il de plus réel en pays allemand que le terrorisme bureaucratique et policier ? - Hegel le savait bien, mais n’en était point effrayé, et même il applaudissait à la persécution des "romantiques" qui poussaient l’impiété jusqu’à substituer « leur raison individuelle à la raison générale de l’État ». Identifiant sereinement le droit avec la force, immolant sans scrupule l’individu sur l’autel du despotisme de l’État, la philosophie juridique de Hegel n’était en somme qu’une justification abstraite de M. De Metternich et de ses procédés de gouvernement (3).
La ferveur hégélienne du jeune Bakounine était si grande qu’elle l’entraîna pendant un petit nombre d’années à des apologies de l’effroyable réalité qu’avait déterminée en Russie le mysticisme réactionnaire de Nicolas Ier. Ses articles de l’époque, dans l’Observateur de Moscou, sont, à cet égard, un document probant.
Tel il était encore en 1839, lorsque Nicolas Ogaref et Alexandre Herzen rentrèrent à Moscou après plusieurs années de déportation administrative. Fils intellectuels du XVIIIe siècle français, tous deux étaient acquis à la cause des réformes sociales et aux principes d’incrédulité. Le cercle de Stankévitch s’ouvrit naturellement à ces hommes remarquables, mais la discorde y entra avec eux. Herzen, dans ses intéressants Mémoires, a retracé la "lutte désespérée" qu’Ogaref et lui-même engagèrent contre les hégéliens moscovites. Biélinsky, irrité, n’y tenant plus, partit pour Pétersbourg, où l’attendait d’ailleurs une évolution radicale. Quant à Michel Bakounine, il devint tout à coup songeur : des doutes germaient dans son esprit.
Une année passa ainsi. Puis, vers la fin de l’été de 1840, notre hégélien fut pris du besoin de changer d’air, et après avoir tâté de Pétersbourg, alla poursuivre ses études à Berlin.
On a dit qu’il se destinait alors à l’enseignement de la philosophie, avec une chaire à l’Université de Moscou comme suprême objectif.
À Berlin, où Ivan Tourgueniev (4) fut son camarade préféré, il suivit les cours de Schelling et de Werder.
C’est à ce moment qu’il eut la révélation d’un hégélianisme bien différent, dans ses conclusions pratiques de celui qui passionnait si fort à Moscou les fidèles du cercle de Stankévitch.
Hegel mort (1831), son école s’était rapidement morcelée. Aux côtés d’un centre figé dans une stricte observance, s’étaient formées une droite et une gauche dissidentes : une droite spiritualiste et conservatrice, une gauche nettement démocratique (Strauss, Michelet le Berlinois) et, par-delà cette gauche, avec Feuerbach et Bruno Bauer, une extrême-gauche révolutionnaire et athée dont l’influence sur la jeunesse allemande ne cessa de grandir jusqu’en 1848.
À cet hégélianisme d’avant-garde, Michel Bakounine, « purifié de ses anciens péchés », donna une adhésion passionnée. Il avait vingt-huit ans à peine ; il était un homme nouveau, prêt pour la vie nouvelle.
Ayant donc fait peau neuve, au printemps de 1842, il transporta sa résidence à Dresde. En octobre de la même année, les Annales allemandes d’Arnold Ruge publiaient une étude retentissante, - un chef-d’œuvre, notait Herzen dans son journal - la Réaction en Allemagne, fragment par un Français. Cette étude était de Michel Bakounine, masqué en Jules Elysard. Elle décrivait les divers courants (gouvernemental, historico-juridique, spéculatif enfin) de l’esprit révolutionnaire qui soufflait sur l’Allemagne et lui opposait l’idéal qui, selon l’auteur, avait été celui de la Révolution française.
La conclusion, d’une lyrique envolée, mérite d’être retenue :
« Oh ! L’atmosphère est lourde et porte la tempête en ses flancs ; c’est pourquoi nous crions à nos frères aveuglés [...] Ouvrez les yeux de l’esprit, laissez aux morts le soin d’enterrer ce qui est mort, et comprenez enfin que ce n’est pas au sein des ruines effondrées qu’il faut chercher l’esprit éternellement jeune, l’éternel nouveau-né...
Confions-nous donc à cet esprit éternel qui ne détruit et n’anéantit que parce qu’il est la source insondable et éternellement créatrice de toute existence. Le désir de la destruction est également un désir créateur » (5).
À Dresde, Bakounine se lie étroitement avec George Herwegh, le célèbre poète révolutionnaire, ainsi qu’avec le musicien Adolf Reichel. Mais la police russe l’observe et note toutes ses démarches, et bientôt la prudence la plus élémentaire lui commande de quitter l’Allemagne. Avec Herwegh, il se rend alors à Zurich (janvier 1843), où il fréquente assidûment les démocrates radicaux à la Karl Froebel et surtout les communistes groupés autour de Weitling, le tailleur écrivain (6).
Mais l’arrestation de ce dernier oblige encore Bakounine à déguerpir (juin 1843). Il passe en Suisse romande, s’arrête quelques semaines sur les bords du Léman, vagabonde longuement en Savoie et en Valais et finit, l’hiver approchant, par s’installer à Berne, où la famille du professeur Wilhelm Vogt l’accueille dans son intimité (7).
Mais il est dit qu’il ne connaîtra plus désormais de repos. Au mois de février 1845, un ordre arrive de Saint-Pétersbourg qui le somme d’avoir à retourner immédiatement dans sa patrie. Il refuse d’obéir, mais du coup, il cesse d’être en sûreté sur le sol de la républicaine Helvétie.
Il gagne Bruxelles en toute hâte ; mais c’est Paris qui l’attire, et il y débarque en juillet.
Paris abritait alors une abondante colonie de réfugiés allemands : Bakounine y retrouva Arnold Ruge, il y fit la connaissance de Karl Marx, son futur adversaire dans l’Internationale. Marx et Ruge publiaient ensemble leurs Annales franco-allemandes, auxquelles succéda le Vorvaerts, et Bakounine fut de leurs collaborateurs. En même temps, il nouait des relations amicales avec Pierre Leroux, George Sand, Lamennais, tous les chefs du parti socialiste français ; avec Proudhon il se lia d’une façon très intime, et il ne contribua pas peu à initier le robuste Comtois à la philosophie de Hegel (8).
Cela n’était pas fait pour le réconcilier avec le gouvernement du tsar, dont, un beau jour du début de 1845, les foudres s’abattirent sur sa tête, ainsi que sur celle d’un de ses amis, sous la forme assez civile d’un ukase ainsi libellé :
« Attendu que les nobles Golovine et Bakounine ont publié en France des écrits révolutionnaires contre le gouvernement russe et que malgré les sommations réitérées à eux faites, ils ne sont pas revenus dans leur patrie, ils sont déclarés déchus de tous leurs droits civiques et nobiliaires, tous les immeubles qu’ils possédaient dans l’empire seront confisqués au profit de l’État et si jamais on les retrouve sur le territoire russe, ils seront transportés en Sibérie pour y demeurer exilés tout le reste de leurs jours ».
Ces années de Paris furent utiles pour la formation intellectuelle de Bakounine Il écrivit peu (9), étudia beaucoup, les livres, les hommes, les choses. Le 29 novembre 1847, assistant au banquet commémoratif de l’insurrection polonaise, il demanda la parole. Son discours fit sensation. Il y exhortait Polonais et Russes à oublier leurs antiques querelles pour s’efforcer de concert à la destruction du tsarisme, autrement dit à « l’émancipation de tous les peuples slaves qui languissent sous le joug étranger ».
L’effet de ces paroles ne se fit pas attendre : Bakounine fut expulsé de France à la requête de l’ambassadeur russe Kisselef. En vain la presse avancée protesta contre cet acte de basse servilité ; en vain l’opposition interpella dans les deux Chambres. Non seulement l’expulsion fut maintenue, mais encore le gouvernement français, stylé par Kisselef lui-même, n’hésita pas à répandre le bruit que Bakounine n’était peut-être qu’un agent russe disgrâcié par ses employeurs, c’est-à-dire un peu intéressant personnage. De Bruxelles où il s’était rendu, Bakounine, dans une lettre à la Réforme, cria son indignation. Mais l’infâme calomnie devait trouver par la suite plus d’un complaisant.
La révolution de février survenant sur ces entrefaits, rouvrit à Bakounine les portes de la France.
Il accourut à Paris, et là, dans la chaude atmosphère de l’émeute, vécut, au dire de Herzen, les jours les plus beaux de sa vie : « Il ne quitte plus les postes des Montagnards ; il y passe ses nuits, mange avec eux et ne se lasse pas de leur prêcher le communisme et l’égalité de salaire, le nivellement au nom de l’Égalité, l’émancipation de tous les Slaves, l’abolition de tous les États analogues à l’Autriche, la révolution en permanence et la lutte implacable jusqu’à l’extermination du dernier ennemi ».
Et le rude préfet Caussidière de clamer en se frappant la poitrine : « Quel homme ! quel homme ! Le premier jour de la révolution, c’est un trésor ; le second jour, il est bon à fusiller ! ».
Cependant les soulèvements de Vienne (13 mars) et de Berlin (18 mars) attestaient la tendance du mouvement révolutionnaire à s’internationaliser. Jamais la vieille Europe n’avait paru si près d’un bouleversement général. Bakounine estima que sa vraie place n’était plus à Paris, mais parmi ses frères douloureux, les Slaves. Il partit en avril, s’arrêta successivement à Francfort, Cologne, Berlin et Leipzig, prit part à la conférence polonaise de Breslau, puis au congrès général des Slaves qui s’ouvrit à Prague le 2 juin. Ce congrès mémorable avait été réuni dans une pensée de réaction politique, mais sous l’effort de Bakounine et de ses amis, il prit une direction diamétralement opposée. Tout en combattant « avec une passion acharnée » (c’est lui-même qui le dit) le parti panslaviste, Bakounine y proclama la nécessité de détruire non seulement l’empire des Tsars, mais encore l’empire d’Autriche et le royaume de Prusse, comme incompatibles avec l’existence d’institutions démocratiques.
Quand, le 12 juin, la lutte se fut engagée dans les faubourgs de Prague entre le peuple soulevé et l’armée impériale du féroce Windischgraetz, Bakounine, plantant là le congrès, saisit un fusil et se jeta dans la mêlée. Il combattit jusqu’au dernier moment et ne consentit à s’enfuir que lorsque tout espoir fut perdu. Il réussit à gagner Breslau. L’atroce calomnie qui le représentait comme un agent du gouvernement russe l’y attendait : elle émanait du journal socialiste que Marx éditait à Cologne. Bondissant sous l’injure, Bakounine exigea des preuves ; et comme Georges Sand avait été mise en cause par le calomniateur, il en appela à son témoignage. Celui-ci fut formel : jamais la romancière n’avait mis en doute la loyauté de caractère ni la franchise d’opinion du révolutionnaire russe. Marx, à la fin du compte, dut désavouer son informateur.
Coup sur coup, en octobre, Bakounine est expulsé de Prusse et de Saxe, mais il trouve un asile dans la petite principauté d’Anhalt, qui était alors un foyer de propagande démocratique, et c’est de là qu’il lance ce vibrant Appel aux Slaves par un patriote russe, dans lequel il préconise la fondation d’une vaste république fédérative de tous les peuples slaves. Marx, dans son journal, critiqua cette idée, faisant observer, non sans raison peut-être, qu’à la plupart des peuples slaves (Polonais et Russes mis à part) « les conditions premières [...] de l’indépendance et de la vitalité » faisaient encore défaut.
Cependant la révolution allemande approchait de son dénouement.
Au printemps de 1849, le Parlement de Francfort avait bien sans doute achevé la Constitution ; mais il se trouvait assez embarrassé de son œuvre, impuissant qu’il était à en imposer le respect aux souverains allemands. Un peu partout, il est vrai, le peuple se souleva, mais il fut partout écrasé. À Dresde, où Bakounine résidait en secret depuis la mi-avril, l’insurrection éclata le 3 mai et pendant cinq grands jours fut maîtresse de la ville. À Dresde comme à Prague, Bakounine se conduisit en héros. L’énergie de ses résolutions, sa bravoure inébranlable, son herculéenne stature éveillèrent rapidement la légende. Le 9 mai cependant, l’insurrection faiblit. Bakounine aurait voulu se jeter sur la Bohème avec tous les insurgés : il ne fut pas écouté. Alors il se retira à Chemnitz où il fut découvert et capturé, tandis que, plus heureux que lui, son compagnon, l’illustre musicien Richard Wagner réussissait à disparaître.
Il fut condamné à mort le 16 janvier 1850, en même temps que deux autres chefs de la révolution dresdoise : Heubner et Roeckel. Aucun d’eux toutefois ne fut exécuté, mais le 13 juin de la même année, Bakounine était livré à l’Autriche qui le réclamait pour sa participation à l’insurrection de Prague. Enfermé successivement à Prague et à Olmütz où ses geôliers lui infligèrent un traitement barbare, il fut pour la seconde fois condamné à mort (15 mai 1851) ; mais de nouveau une commutation de peine intervint. Et comme le gouvernement russe demandait son extradition on le conduisit à Saint-Pétersbourg.
Jeté dans la forteresse Pierre-et-Paul, au fond du lugubre ravelin d’Alexis, il y passa trois ans, au bout desquels il fut transféré dans la forteresse de Schlüsselbourg. Trois années s’écoulèrent.
Il crut toucher l’extrémité de l’humaine misère : le scorbut, la fièvre et l’insomnie brisaient lentement son corps d’athlète, mais sa fermeté demeurait inentamée :
« Je ne désirais qu’une chose, écrira-t-il plus tard, c’était de ne pas me laisser aller à la réconciliation et à la résignation, de ne changer en rien, de ne pas m’avilir au point de chercher une consolation en me trompant moi-même - de conserver jusqu’à la fin, intact, le sentiment sacré de la révolte ».
C’est seulement en mars 1857 qu’il sortit de cette tombe. Il fut interné à Tomsk, en Sibérie, où, vers la fin de l’année suivante, il épousa une jeune fille d’origine polonaise, Antonie Kwiatkovska. Peu de temps après, il recevait l’offre d’une fonction administrative à exercer en Sibérie même, offre qu’il crut devoir décliner pour ne pas perdre « sa pureté révolutionnaire ». Envoyé dans la suite à Irkoutsk (mars 1859), il eut la bonne fortune d’y retrouver, en qualité de gouverneur de la Sibérie orientale, son parent Mouravief-Amourski, au libéralisme et à la bienveillance duquel sa correspondance rend hommage. L’exil s’adoucissait peu à peu pour lui ; il était entré au service de la Compagnie du fleuve Amour et goûtait dans cet emploi l’illusion de la liberté. Mais la disgrâce de Mouravief vint abolir soudain ses espérances de libération officielle : il résolut dès lors de se libérer lui-même.
Le 17 juin 1861, prétextant un voyage d’affaires, il quittait Irkoutsk par la voie de l’Amour et réussissait à atteindre Yokohama, puis San Francisco. Il était libre ! Le 27 décembre suivant, à Londres, il tombait dans les bras de ses vieux amis Herzen et Ogaref.
Ici dans la vie de Michel Bakounine s’ouvre une période de prodigieuse activité. Quelle énergie colossale était en cet homme que n’avaient pu dompter les cachots ni l’exil ! Tous ses instincts longtemps bridés de révolutionnaire et de révolté (il était à la fois l’un et l’autre) se déchaînèrent à nouveau, et il s’y abandonna sans contrainte, avec une sorte de volupté. « Je sens en moi, écrivait-il, une noble force ; peut-être ne me la reconnaissez-vous pas, mais j’en ai moi-même conscience. Et je ne veux pas, je ne dois pas la vouer à l’inaction ».
Il apporta dans sa tâche une ardeur singulière, une frénésie presque barbare. Douze années pleines, il ne vécut que pour agir, payant à l’occasion de sa personne, le plus souvent inspirant les autres, communiquant à tous, jeunes et vieux, un peu de sa passion, de son expérience, de son inaltérable et débordante jeunesse.
À Londres, raconte Herzen, il commença d’abord par révolutionner La Cloche (10). « Il trouvait que nous étions trop modérés, pas assez enclins aux moyens énergiques ». Et de fait, il ne tarda guère à séparer son action de celle des deux rédacteurs du fameux journal. Mais il restait, comme eux, attiré avant tout par les affaires slaves, se promettant même « de consacrer tout le reste de sa vie à la lutte pour la liberté russe, la liberté polonaise, la liberté et l’indépendance de tous les Slaves » ; et c’est dans cet état d’esprit qu’il écrivit alors (1862), en même temps que la première traduction russe du Manifeste communiste, deux brochures qui firent quelque bruit : l’une était intitulée : Aux amis russes, polonais, et à tous les amis slaves ; l’autre : la Cause populaire, Romanof, Pougatchef ou Pestel ?
Ce dernier écrit contenait à la fois un programme et un ultimatum. La Révolution russe est en marche, déclare Bakounine, et il dépend du tsar qu’elle soit pacifique ou sanglante, créatrice ou subversive. « Elle sera paisible et bienfaisante si le tsar, se mettant à la tête du mouvement populaire, entreprend, avec l’assemblée nationale, largement et résolument, la transformation de la Russie dans le sens de la liberté ; mais si le tsar veut marcher en arrière, ou s’il s’arrête aux demi-mesures, la Révolution sera terrible ».
Est-il besoin de dire que cette idée d’un tsar émancipateur et populaire n’était qu’un artifice de dialectique ? Jamais Bakounine ne s’est fait illusion au point d’attendre d’un tsar la réalisation du programme qui était alors le sien : assemblée constituante, démocratie et self-government communal, union de tous les Slaves sous un même drapeau.
Il terminait sa brochure en ces termes :
« Nous avons dit où nous voulons aller ; nous avons dit avec qui nous marcherions : avec personne autre que le peuple. Reste à savoir qui nous suivrons. Suivrons-nous Romanof, Pougatchef ou un nouveau Pestel, s’il s’en rencontre (11) [...] Nous sommes les amis de la cause populaire russe, de la cause slave. Si le tsar est à la tête de cette cause, nous le suivrons ; mais s’il se met contre elle, nous serons ses ennemis [...] Cette question se décidera bientôt, et alors nous saurons ce que nous devrons faire ».
Ainsi, en 1862, et dans les années suivantes, Bakounine nous apparaît comme un révolutionnaire slave, préoccupé par-dessus tout de questions politiques et nationales ; il n’a pas rompu encore avec la tradition de Quarante-huit, et le mouvement ouvrier dont l’Association internationale des travailleurs va, à partir de 1864, devenir l’expression vivante, lui demeure encore ignoré ; ce sera seulement en 1868 que purifié de ses illusions démocratiques, il se résoudra enfin à « marcher sur la grande route de la Révolution économique » (12).
L’insurrection polonaise éclata sur ces entrefaits. Bien qu’il en connût le caractère foncièrement nationaliste et aristocratique, Bakounine ne put s’empêcher d’y applaudir : le 21 février 1863, il s’embarquait pour Stockholm, d’où il espérait pouvoir passer en Lithuanie. Mais l’expédition de Lapinski, organisée à Londres pour porter secours à l’insurrection, échoua lamentablement, et les efforts de Bakounine pour déterminer une intervention suédoise restèrent infructueux. L’insurrection fut littéralement écrasée et la répression égala en horreur tragique les pires spectacles de l’histoire.
Déçu dans ses espérances d’une conflagration révolutionnaire du monde slave, Bakounine regagna Londres, où il eut avec Marx une rencontre qui devait être la dernière ; il passa ensuite en Italie, qu’il trouva tout entière secouée du grand frisson de l’Unité, et où, après un second voyage en Suède, il se décida à venir se fixer (1864). Il habita successivement Florence et Naples.
Dans ce milieu si nouveau pour lui, il se mit aussitôt à l’œuvre. Il avait été, à Londres, l’ami de Mazzini et il l’était resté. Pourtant, il ne pouvait songer à unir son action à celle du grand républicain mystique qui avait pris pour devise : Dieu et le Peuple ; et comme il fallait être nécessairement pour ou contre Mazzini, il prit le parti d’être contre et d’opposer à son dogmatisme gouvernemental, propriétaire et religieux, un programme nettement socialiste et révolutionnaire. C’est dans ce but qu’avec quelques amis italiens, il créa une organisation secrète dont les membres s’appelaient frères et qui semble avoir successivement porté les noms d’Alliance de la démocratie sociale, d’Alliance des révolutionnaires socialistes et, finalement, - quand elle comprit des frères de tous les pays - de Fraternité internationale. Elle avait pour programme : l’athéisme, la négation de toute autorité politique, la propriété collective et le fédéralisme, programme au nom duquel elle livra aux idées mazziniennes un combat acharné.
C’est en vue d’exposer publiquement les idées des Frères internationaux que Bakounine se rendit en septembre 1867, à Genève, au premier congrès de la Ligue de la Paix et de la Liberté. Son discours lui valut la sympathie générale et il fut élu membre du comité de la nouvelle Ligue.
Il s’installa à Clarens, sur les bords du lac Léman, d’où il pouvait se rendre facilement aux séances du comité. Toute l’année, il lutta pied à pied contre le démocratisme bourgeois de ses collègues, sans réussir à les convaincre. Au congrès de 1868, qui se tint à Berne, au siège même de la Ligue, il ne fut pas plus heureux. C’est en vain qu’il démontra que la liberté et la paix, but de la Ligue, ne trouveraient de fondement solide que dans la justice sociale, dans le socialisme. Ses propositions furent repoussées. Il comprit qu’il n’avait plus rien à faire dans ce milieu borné, et se retira aussitôt pour fonder, avec quelques amis, (13) l’Alliance internationale de la démocratie socialiste, laquelle eut à son programme : l’athéisme, la suppression du droit d’héritage comme moyen d’amener l’abolition des classes et de la propriété individuelle, l’instruction intégrale des enfants des deux sexes, le rejet de toute alliance réactionnaire et de toute action politique « qui n’aurait pas pour but immédiat et direct le triomphe de la cause des travailleurs contre le capital », la dissolution de l’État politique « dans l’union universelle des libres associations tant agricoles qu’industrielles », la solidarité internationale des travailleurs et « l’association universelle de toutes les associations locales par la liberté ».
Le premier acte de l’Alliance fut d’adhérer en bloc à l’Internationale.
Il y avait en 1868, quatre ans que celle-ci existait, mais ses débuts avaient été obscurs et difficiles. À l’origine, petits bourgeois et prolétaires s’y étaient coudoyés, fraternisant dans un socialisme sentimental et confus. Le premier congrès (Genève, 1867) avait fait preuve d’une extrême modération. Mais dès l’année suivante, au congrès de Lausanne, la question de la propriété collective avait été posée ; elle venait d’être résolue tout récemment, au congrès de Bruxelles, où trente voix contre quatre avaient voté la mise en commun du sol et du sous-sol, des chemins de fer et des voies de communication. En même temps, la force numérique et l’autorité morale de l’Internationale croissaient dans tout l’Occident.
Il est indubitable que l’idée d’adhérer en bloc à l’Internationale était de la part de l’Alliance une idée tout à fait malheureuse qui ne pouvait manquer d’éveiller contre Bakounine la défiance et le soupçon du Conseil général de l’Association et, tout spécialement, de Karl Marx, son constant inspirateur. L’Alliance en effet prétendait conserver dans l’Internationale son organisation et son programme propres. Prétention insoutenable et qui parut telle à la grande majorité des socialistes (14). Le Conseil général refusa d’admettre l’Alliance comme il avait précédemment refusé d’admettre la Ligue de la Paix et de la Liberté. L’Alliance alors déclara qu’elle cessait d’exister et invita ses groupes à entrer dans l’Internationale. C’est ce que fit notamment le groupe genevois où dominait Bakounine. Il entra dans l’Association sous le nom de Section de l’Alliance, et ce fut à son sujet qu’en avril 1870, socialistes de Genève et socialistes du Jura se divisèrent, les premiers refusant d’admettre l’Alliance dans la Fédération romande et les seconds protestant contre cette exclusion.
Bakounine n’avait pas attendu d’être sorti de la Ligue de la Paix pour entrer dans l’Internationale : depuis juillet 1868, il appartenait à la section centrale de Genève, l’une des plus puissantes de l’Association, que la part qu’elle venait de prendre à la grande grève du bâtiment avait mise en pleine lumière. Libre du côté de la Ligue, et voulant s’associer intimement à la vie des socialistes genevois, il s’installa à Genève (septembre 1868).
En ce temps-là, on travaillait beaucoup dans les sections de la Suisse romande. Les résolutions de Bruxelles sur la propriété avaient frappé les esprits, et bientôt Genève, le Locle et Saint-Imier comptèrent des collectivistes convaincus. Bakounine, à la tête de sa Section de l’Alliance, exerça de suite une influence décisive. Nouveau venu dans le monde ouvrier, il s’y était trouvé immédiatement à l’aise, car il était peuple jusqu’au fond de l’âme. Par Ch. Perron et Paul Robin, à Genève, par James Guillaume et Adhémar Schwitzguébel dans le Jura, sa conception fédéraliste et libertaire du socialisme se répandait rapidement. À tous ceux qui l’approchaient, il communiquait l’électricité de son enthousiasme révolutionnaire. Devenu le principal rédacteur de l’Égalité, organe de la Fédération romande, il y donna (été de 1869) plusieurs séries de brillants articles qui sont assurément le meilleur de son œuvre écrite : les Endormeurs, la Montagne, le Jugement de M. Coullery, l’Instruction intégrale, la Politique de l’Internationale, et la Coopération ; à peu près dans le même temps, il adressait au Progrès du Locle des Lettres sur le Patriotisme pleines d’analyses audacieuses (15).
En septembre 1869 se tint, à Bâle, le quatrième congrès de l’Internationale. Bakounine s’y rendit au nom des ouvriers socialistes de Lyon et des mécaniciens de Naples. À une forte majorité, le congrès, confirmant les décisions de Bruxelles, se prononça pour l’abolition de la propriété individuelle du sol. Au cours de la discussion qui avait précédé le vote, Bakounine, dans un discours remarqué, s’était affirmé collectiviste révolutionnaire et partisan de la destruction de l’État.
Il reprit la parole dans le débat sur le droit d’héritage pour combattre la thèse du conseil général, c’est-à-dire la propre thèse de Marx.
Tandis que le conseil général concluait à l’impossibilité de toucher au droit d’héritage, autrement que pour en tempérer l’exercice par voie législative, tant que subsisterait la propriété individuelle, Bakounine voyait dans la suppression de ce droit un moyen d’affaiblir le droit de propriété lui-même, une propriété qui cesse d’être héréditaire cessant du même coup d’être propriété pour se muer en simple possession.
Quel que fût le respect qu’inspirait à tous les délégués le génie de Karl Marx, la proposition du conseil général essuya un échec. C’est à Bakounine que la commission donna raison ; et si le congrès n’adopta pas sa proposition, du moins lui accorda-t-il la majorité relative : 32 voix, tandis que la proposition marxiste n’en obtenait que 19.
C’était plus que Marx, ce dieu irritable et jaloux, n’en pouvait supporter.
Il n’avait jamais aimé Bakounine, dont l’activité antérieure, entachée qu’elle était de démocratisme et de nationalisme, ne pouvait évidemment lui plaire, et dont le caractère contrastait si fort avec le sien : il le détesta désormais comme un adversaire et commença contre lui, à coups de calomnies et de libelles, une de ces redoutables guerres où il excellait (16). Depuis le banquet polonais de 1847, d’implacables adversaires, des marxistes le plus souvent, n’avaient cessé de poursuivre Bakounine de leurs diffamations empoisonnées.
C’est ainsi qu’à la veille du congrès de Bâle, Liebknecht colportait encore le vieux mensonge : Bakounine, agent russe. Cité, à Bâle même, devant un tribunal d’honneur, Liebknecht dût reconnaître avoir « agi avec une légèreté coupable », - ce qui n’empêcha pas, quelques mois plus tard, un autre marxiste, Moritz Hess, d’écrire que Bakounine avait été à Bâle l’agent des panslavistes : nouvelle perfidie que Marx lui-même devait bientôt reprendre en l’aggravant encore (17).
C’est après le congrès de Bâle que Bakounine quitta Genève pour s’établir à Locarno (Tessin), au bord du lac Majeur. Ce départ (30 octobre) fut un vrai malheur pour l’Internationale genevoise, qui ne tarda pas à tomber au pouvoir d’une coterie de politiciens ayant à sa tête le Russe Outine, un fort triste personnage qui préludait alors au reniement le plus abject par ses intrigues les plus malpropres. Outine était en Suisse l’agent zélé de Marx, et ses menées devaient avoir pour conséquence de briser l’unité de la Fédération romande et d’engendrer entre Genève et le Jura un conflit retentissant et fatal.
Cependant, dans sa solitude de Locarno, Bakounine s’était mis à traduire en russe pour un éditeur de Saint-Pétersbourg, le gros livre de son adversaire, le Capital. La besogne avançait, quand, en janvier 1870, un jeune Russe, dont il avait déjà reçu la visite l’année précédente à Genève, vint de nouveau frapper à sa porte.
Il se nommait Netchaïef et s’était enfui de Russie, traqué par les gendarmes du tsar. C’était un révolutionnaire d’une espèce étrange et redoutable, un homme tel que la seule Russie est capable d’en produire. Un fanatisme sauvage, le fanatisme du désespoir, bouillonnait en son âme aveuglée. Ayant assisté à la destruction de l’organisation occulte qu’il avait réussi à créer en Russie, il s’était juré de reprendre la lutte dans un esprit d’extermination implacable. Haïssant le monde, sûr d’en être haï, Netchaïef rejetait, comme autant de préjugés vulgaires, toute obligation, toute bonne foi, tout scrupule, et, froidement, s’était fait un système de la violence, du mensonge et de l’hypocrisie.
Il se présenta à Bakounine comme le représentant du Comité révolutionnaire russe, et par cette « immense énergie » qui était son trait dominant, l’impressionna vivement. Il lui dit que la Russie était à la veille d’une révolution formidable à laquelle il fallait se préparer en hâte. Puis sous prétexte que l’heure n’était plus à l’érudition, mais à l’action, il le persuada d’abandonner le Capital pour se vouer entièrement aux affaires russes : lui, Netchaïef, se chargeait d’arranger la chose auprès de l’éditeur.
Bakounine se laissa convaincre et docilement se mit à rédiger quelques brochures de propagande à destination de la Russie (entre autres un appel Aux officiers de l’armée russe), puis quand, au printemps suivant, le bruit de l’arrestation de Netchaïef courut dans la presse suisse, il lança, en français, un petit écrit alerte et substantiel qu’il intitula spirituellement : Les Ours de Berne et l’Ours de Saint-Pétersbourg (18).
Mais entre Bakounine et Netchaïef, entre ces deux hommes dont l’énergie était égale et qui, malgré tout, tendaient au même but, il y avait au fond un abîme. Le machiavélisme furieux de Netchaïef, son autoritarisme implacable, la perversité voulue de ses moyens répugnaient à l’âme généreuse et loyale du vieux révolutionnaire. La rupture devint inévitable : elle eut lieu en juillet 1870 (19). À cette date, du reste, l’esprit de Bakounine n’était plus aux affaires russes : la guerre franco-allemande venait d’éclater.
Les premières victoires prussiennes l’exaspérèrent : d’instinct, il haïssait dans Bismarck le champion déclaré de la réaction européenne. Aussi embrassa-t-il passionnément la cause de la France, surtout lorsque l’Empire ayant été anéanti en fait, il ne resta plus en face des armées allemandes que le peuple français. Ce peuple, le plus révolutionnaire qui fut au monde, allait-il accepter que la défaite de ses maîtres devînt sa propre défaite ? Allait-il accepter le despotisme abject du sabre et de la botte ? On le disait, mais le vieux Bakounine se cabrait à la seule pensée d’un tel crime, de lèse-humanité plus que de lèse-patrie. Et dans la fièvre de ce mois d’août sanglant, il écrivit, d’une plume débridée, ses Lettres à un Français sur la crise actuelle.
C’était un véhément appel à la révolution sociale, au « soulèvement spontané, formidable, passionnément énergique, anarchique, destructif et sauvage des masses populaires sur tout le territoire de la France », et c’était en même temps un programme complet d’insurrection et de défense (20). Le plan de Bakounine était d’utiliser le patriotisme héréditaire des masses à la réalisation de l’idéal révolutionnaire.
Le 31 août, il écrivait à Ogaref : « si la révolution sociale ne sort pas directement de la guerre actuelle, le socialisme sera pour longtemps perdu dans l’Europe entière ».
N’étant pas homme à prêcher sans agir, sitôt les Lettres terminées, il prit le train pour Lyon où l’appel de quelques internationaux amis l’avait décidé à « porter ses vieux os ». Il y arriva le 15 septembre. Le surlendemain, le Comité du salut de la France était constitué. Le 26 septembre, une affiche rouge, signée du Comité appelait les Lyonnais aux armes et proposait à leur ratification les mesures suivantes : Déchéance de l’État, de la bureaucratie et des tribunaux ; suspension du paiement des impôts, des hypothèques et des dettes privées ; formation dans toutes les communes de Comités de salut analogues à celui de Lyon ; réunion d’une Convention nationale chargée de repousser l’invasion.
Le 28 septembre, à midi, le peuple s’emparait de l’hôtel de ville dont il mit les autorités à la porte. Mais l’indécision de quelques-uns des chefs, la lâcheté de certains autres et, brochant sur le tout, la trahison du "général" Cluseret paralysèrent en un instant l’œuvre insurrectionnelle. En vain Bakounine pressa-t-il ses amis d’agir sans perdre une minute, de « frapper la réaction à la tête » : il ne fut pas écouté. Une fois de plus, le peuple ne sut pas profiter de sa victoire. Vers cinq heures, la réaction, revenue en forces, réoccupait l’hôtel de ville. Arrêté, puis délivré par miracle, Bakounine partit pour Marseille « le cœur plein de tristesse et de prévisions sombres ». À Marseille, il se tint caché près d’un mois, écrivant lettres sur lettres, ne cessant d’exciter ses amis à reprendre les armes pour un nouvel effort. Enfin, le 24 octobre, jugeant sa présence inutile dans un pays qui semblait résigné aux pires abdications, il s’embarqua pour Gênes, d’où il rentra à Locarno.
Il passa dans cette lointaine petite ville cinq mois d’amère solitude et de pauvreté indicible, composant pour faire suite aux Lettres à un Français, un livre intitulé l’Empire knouto-germanique et la Révolution sociale, et dont seule la première partie a été publiée de son vivant (21).
Le 18 mars 1871, la Commune était proclamée dans Paris. Durant soixante-dix jours, les socialistes de tous les pays assistèrent, le cœur battant tout à tour d’allégresse et d’angoisse, au déroulement de ce drame grandiose. Et Bakounine, soudain réconforté, écrivait à son ami Ogaref (16 avril) : « On est enfin sorti de la période de la phrase pour entrer dans celle de l’action. Quelle que soit l’issue, ils sont en train de créer un fait historique immense. Et pour le cas d’un échec, je ne désire que deux choses : 1° que les Versaillais n’arrivent à vaincre Paris qu’avec l’aide ouverte des Prussiens ; 2° que les Parisiens en périssant fassent périr avec eux la moitié au moins de Paris. Alors, malgré toutes les victoires militaires, la question sociale sera posée comme un fait énorme et indiscutable ».
Le 27 avril, il était au milieu des Jurassiens, prêt à franchir lui aussi la frontière de France. Mais les événements ne le lui permirent pas. La Commune succomba : du moins donna-t-elle dans sa chute l’inoubliable spectacle d’un peuple qui ne veut pas survivre à sa défaite et pour qui la mort, derrière la barricade ensanglantée, est encore une libération.
La grandeur de cette fin frappa les imaginations comme un chant d’épopée. Le socialisme, désorganisé par la guerre, dut à la Commune écrasée un renouveau d’énergie et d’espoir. Pouvait-on désespérer d’une cause à laquelle des milliers d’existences s’étaient sacrifiées ? Bakounine reprit le chemin de Locarno, ayant recouvré toute sa confiance, et bientôt, contre Mazzini qui invectivait les vaincus, il lança cette Réponse d’un International où il saluait en paroles émouvantes ceux qui étaient morts « en défendant la cause la plus humaine, la plus juste, la plus grandiose qui se fut jamais produite dans l’histoire ». La jeunesse italienne applaudit Bakounine, et lui, sûr cette fois d’être entendu, écrivit alors la Théologie politique de Mazzini et l’Internationale, qui est un de ses meilleurs ouvrages.
C’est de cette polémique anti-mazzinienne qu’est sorti en quelque sorte le parti socialiste italien. Aussi lorsque les sections internationales de la péninsule se formèrent, l’année d’après, en fédération italienne, s’empressèrent-elles d’envoyer à Bakounine une adresse de reconnaissante sympathie.
Cependant le conflit déchaîné par Outine entre les socialistes de Genève et ceux du Jura sur la question de l’admission du groupe de l’Alliance dans la Fédération romande (avril 1870) ne s’était nullement apaisé, et le Conseil général en prenant parti pour les Genevois d’Outine n’avait fait qu’aggraver la querelle. En d’autre temps, les Jurassiens eussent fait appel à l’Internationale elle-même. Mais la guerre avait empêché le congrès de 1870 d’avoir lieu. Le congrès de l’année suivante n’en était que plus impatiemment attendu ; aussi la déception fut-elle grande lorsque le Conseil général, conformément d’ailleurs à son droit, décida de ne réunir en 1871 qu’une simple conférence privée.
Celle-ci se tint à Londres dans le courant de septembre, se montra plus déférente aux désirs du Conseil que n’eût fait un congrès. Elle approuva tout d’abord sa conduite dans la question romande. Puis s’appropriant une idée spécialement marxiste, elle édicta que « la constitution du prolétariat en parti politique est indispensable pour assurer le triomphe de la révolution sociale » et que « le mouvement économique et l’action politique de la classe ouvrière sont indissolublement unis ».
En outre, la conférence autorisa le Conseil général à ne pas convoquer, s’il le jugeait bon, le congrès de 1872 et à le remplacer par une nouvelle conférence.
Ces résolutions causèrent un peu partout une irritation qui ne fut nulle part aussi vive que chez les internationaux jurassiens atteints dans leurs convictions les plus chères. Aussi est-ce du Jura que partit le courant protestataire. Le 12 novembre 1871, un congrès régional se réunit à Sonvillier.
Après avoir constitué la Fédération jurassienne, de glorieuse mémoire, il résolut d’adresser à toute l’Internationale une circulaire réclamant la convocation d’un congrès général « pour maintenir le principe de l’autonomie des sections et faire rentrer le Conseil général dans son rôle normal, celui d’un simple bureau de correspondance et de statistique ».
À Londres, on essaya d’abord de la résistance. Aux protestations venues de partout, Marx répondit par un vénéneux libelle, les Prétendues scissions dans l’Internationale, où Bakounine était de nouveau diffamé (1872). Il va sans dire que Bakounine était accusé d’avoir fomenté les désordres dont souffrait l’Internationale. Finalement, le Conseil dut céder : le congrès fut convoqué à La Haye pour le 2 septembre. Aucune manœuvre (la preuve en est faite aujourd’hui) ne fut épargnée par les marxistes pour abattre définitivement l’opposition : ils y parvinrent sans trop de peine, à l’aide d’une majorité truquée qui vota tout ce qu’ils voulurent. Bakounine était absent, retenu à Zurich par la propagande russe. Après une parodie d’enquête et de jugement, il fut exclu de l’Internationale pour avoir créé « une société appelée l’Alliance ayant des statuts complètement différents » [de ceux de l’Internationale], et son ami James Guillaume qui, lui, n’avait jamais appartenu à l’Alliance, fut exclu avec lui.
Les proscripteurs allèrent plus loin. Il ne leur suffisait pas d’exclure Bakounine ; ce qu’ils voulaient, c’était le déshonorer. Ils l’accusèrent d’escroquerie et de chantage. D’où venait cette accusation ?
On a vu qu’en 1870, Netchaïef, pour décider Bakounine à interrompre la traduction russe du Capital, lui avait promis d’arranger l’affaire avec l’éditeur auquel cette traduction était destinée et dont Bakounine avait reçu un premier acompte.
Que fit Netchaïef ? Au nom du mystérieux Comité révolutionnaire dont il se disait le représentant, il écrivit à l’étudiant Lioubavine qui avait servi d’intermédiaire entre Bakounine et l’éditeur, une lettre lui annonçant que le vieux révolutionnaire avait suspendu son travail et le menaçant de la vindicte du Comité au cas où il s’aviserait de se plaindre. Cette lettre avait été écrite à l’insu de Bakounine. Mais Marx, en ayant appris l’existence et ayant réussi à se la procurer, la produisit secrètement devant la commission d’enquête du congrès de La Haye en l’attribuant à Bakounine, malgré que Lioubavine l’eût mis expressément en garde contre une telle attribution.
Ainsi pour débarrasser l'Internationale d’un adversaire détesté, Marx sans hésitation tentait de le déshonorer. L’histoire heureusement a fait justice des diffamations marxistes ; et Ed. Bernstein, le social-démocrate allemand, l’ancien ami de Marx, en publiant récemment divers documents relatifs à l’accusation portée contre Bakounine, a pu dire avec juste raison : « Au point de vue purement humain, Bakounine apparaît incontestablement sous un jour plus favorable que son adversaire ; même celui qui croit que Marx défendait dans cette querelle les intérêts du mouvement ouvrier, lesquels n’admettaient aucune concession sentimentale, ne peut s’empêcher de regretter que Marx n’ait pas mené cette lutte avec d’autres moyens et dans d’autres formes » (22).
L’Internationale, d’ailleurs, ne sut aucun gré à Marx du zèle vraiment outré qu’il avait mis à la défendre - contre un homme qui ne la menaçait pas. Presque tout entière, elle refusa de ratifier les décisions votées à La Haye et de reconnaître le nouveau Conseil général. Dès le 15 septembre, à Saint-Imier, les anti-autoritaires réunis en congrès international levèrent l’étendard de la révolte. Ils en profitèrent pour accentuer encore leur opposition théorique à certains points de vue de la doctrine marxiste. Celle-ci faisait de la conquête du pouvoir politique le premier devoir de la classe ouvrière ; les anti-autoritaires affirmèrent, eux, que le premier devoir du prolétariat était la destruction de tout pouvoir politique.
L’idée anarchiste était née.
L’année suivante, un congrès général où les sept fédérations européennes de l’Internationale étaient représentées, se réunit à Genève : il réorganisa l’Association sur la base de l’entière autonomie des sections et supprima le Conseil général. Mais Bakounine n’y assista pas. Il était alors dans sa soixantième année et pris d’une grande fatigue, n’aspirait plus qu’au repos. Au lendemain du congrès de Genève, en octobre 1873, il adressa à ses amis de la Fédération jurassienne sa démission de l’Internationale. Il motivait sa retraite :
Par ma naissance et par ma position personnelle, non sans doute par mes sympathies et mes tendances, je ne suis qu’un bourgeois et comme tel, je ne saurais faire autre chose parmi vous que de la propagande théorique. Eh bien, j’ai cette conviction que le temps des grands discours théoriques, imprimés ou parlés, est passé. Dans les neuf dernières années on a développé au sein de l’Internationale plus d’idées qu’il n’en faudrait pour sauver le monde, si les idées seules pouvaient le sauver, et je défie qui que ce soit d’en inventer une nouvelle.
Le temps n’est plus aux idées, il est aux faits et aux actes. Ce qui importe avant tout, aujourd’hui, c’est l’organisation des forces du prolétariat. Mais cette organisation doit être l’œuvre du prolétariat lui-même. Si j’étais jeune, je me serais transporté dans un milieu ouvrier, et partageant la vie laborieuse de mes frères, j’aurais également participé avec eux au grand travail de cette organisation nécessaire.
Bakounine se retira alors à proximité de Locarno, dans une villa qu’un de ses amis d’Italie, le pur et généreux Carlo Cafiero, avait mise à sa disposition, la Baronata. Pourtant, le vieux révolutionnaire ne put se résoudre tout de suite à l’inaction. Une année ne s’était pas écoulée qu’il se rendait à Bologne, où une tentative insurrectionnelle avait été préparée par ses amis. On a dit qu’il y était allé, poussé par le désir de mourir en combattant et de donner ainsi à son existence militante la conclusion qu’elle appelait. Mais la tentative échoua (août 1874) et Bakounine, las et déçu, regagna Locarno. Malheureusement Cafiero était entièrement ruiné et la Baronata dut être mise en vente (23).
De plus en plus souffrant, Bakounine s’installa à Lugano. C’est là que dans la solitude, le silence et la pauvreté, il passa ses deux dernières années. Il avait définitivement, cette fois, renoncé à la politique et ne voyait plus qu’à de longs intervalles ceux qui avaient été ses amis les plus chers.
Vers le milieu de juin 1876, son mal empirant tous les jours, il fit le voyage de Berne pour s’y faire soigner par son vieil ami, le docteur Adolf Vogt. Mais il n’y avait plus pour lui désormais de remède : il s’éteignit sans souffrance dans la journée du 1er juillet.
Ses obsèques eurent lieu le surlendemain. Il fut inhumé dans le cimetière de Berne sous une humble pierre où l’on peut aujourd’hui encore déchiffrer son nom. Ses amis étaient accourus de tous les points de la Suisse pour lui rendre les derniers devoirs. Trois compagnons de la Fédération jurassienne, Adhémar Schwitzguébel, James Guillaume et Elisée Reclus, prononcèrent chacun quelques paroles d’adieu ; puis Joukovsky parla au nom des Slaves, Paul Brousse au nom des Français, Salvioni au nom des Italiens, Betsien au nom des prolétaires allemands. « Dans une réunion qui eut lieu après la cérémonie, un même vœu sortit de toutes les bouches : l’oubli, sur la tombe de Bakounine, de toutes les discordes purement personnelles, et l’union, sur le terrain de la liberté, de toutes les fractions du parti socialiste des deux mondes » (24).
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L’homme et l'œuvre
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C’est maintenant la physionomie morale de l’homme qu’il nous faut tâcher d’esquisser.
On ne peut évoquer Bakounine sans qu’un mot de Biélinsky revienne à la mémoire : « Michel Bakounine a beaucoup péché, il a commis bien des erreurs, mais il porte en lui une force qui efface tous ses défauts personnels, - c’est le principe de l’éternel mouvement qui gît au fond de son âme ».
Ce qui frappe en effet le plus dans Bakounine, ce qui fait à la fois son charme et sa grandeur, c’est une puissance héroïque de renouvellement, de rayonnement, de vie qui n’a jamais appartenu qu’à lui. Un écrivain russe l’a défini : un immortel printemps. Il a vécu quarante années d’une existence tumultueuse et intense, où l’action complétait sans cesse la pensée, et il a suscité partout autour de lui l’ardente volonté de vivre.
L’influence qu’il a exercée a été étendue autant que profonde. Parmi tant d’agitateurs que compte le dernier siècle, auquel peut-on le comparer ? Blanqui n’était que Français, ne songeait qu’à la France ; Lassalle n’était qu’Allemand, Mazzini qu’Italien. Mais Bakounine, son activité révolutionnaire et conspiratrice s’est déployée sur l’Europe entière. Nul ne fait mieux comprendre ces mots de Dostoievski : « Nous autres, Russes, nous avons tout au moins deux patries : la Russie et [...] l’Europe, même lorsque nous nous intitulons slavophiles [...] Notre mission [...] doit être universellement humaine. Elle doit être consacrée au service de l’humanité, non pas seulement de la Russie, non pas seulement du monde slave, du panslavisme, mais au service de l’humanité entière ».
Bakounine, sans cesser à aucun moment d’être Russe, a été toute sa vie au service de l’humanité. Il a pris part à deux révolutions françaises, aux révolutions allemandes de 1848-1849 ; en Italie et en Espagne, le socialisme lui a dû quelque dix ans d’un vigoureux essor ; plus que personne, il a aidé les Jurassiens « à mettre de l’ordre dans leurs idées et à formuler leurs aspirations » (25) ; il a été l’initiateur réel du mouvement qui, après 1870, porta la jeunesse socialiste russe vers le peuple ; et comment oublier enfin que c’est au cours de sa grande lutte contre les "communistes allemands" que le drapeau de l’anarchisme - c’est-à-dire du socialisme révolutionnaire, anti-politique et ouvrier - fut déployé pour la première fois ?
« Il était de ceux à qui l’on se donne et pour qui l’on se dévoue », a écrit Victor Dave (26) ; et Mme A. Bauler a pu dire de son côté : « Je voyais que sa force était dans le pouvoir de prendre possession des âmes humaines. Sans aucun doute, tous ces hommes qui l’écoutaient étaient prêts à tout à sa moindre parole » (27).
Cet extraordinaire prestige lui venait pour une part de sa taille gigantesque, de son masque énergique et noble où il y avait du Mirabeau et du Danton - « un titan à tête de lion avec un superbe hérissement de crinière » (28). Avec cela une vitalité merveilleuse qui ne trouvait à s’épancher que dans l’action et qui entraînait derrière lui les tièdes et les timides.
Il réunissait en lui ces belles facultés humaines : l’intuition, l’intelligence, la volonté. Ajoutez-y les qualités du caractère : la bonté la plus affectueuse, une vaste générosité, un enthousiasme sans mélange, une invincible confiance dans les événements et les hommes. Ses amis célébraient la simplicité de ses mœurs, la cordialité de son commerce, la franchise de son langage. « Dans toutes ses manières [c’est Herzen qui parle], il y a quelque chose d’enfantin, de franc et de simpliste qui lui donne un charme particulier et qui attire vers lui tout le monde - les faibles et les forts. Il n’y a que les gens imbus d’affectation et d’orgueil qui s’en éloignent ».
Avec ses qualités et ses défauts, Bakounine était essentiellement l’homme de l’action. Il a réalisé plus brillamment que personne le type classique de l’agitateur : remueur d’idées et remueur de foules. Il fut un orateur entraînant et un conférencier persuasif. Par contre, il eut peu d’un véritable écrivain : il y a dans ses ouvrages des morceaux d’une heureuse venue, mais c’est l’ensemble qui pèche. On sent trop que tout cela a été composé en vue d’une action immédiate avec la préoccupation de faire vite et d’arriver à temps. Presque aucun des nombreux ouvrages qu’il a commencés n’a d’ailleurs été achevé.
Le penseur vaut mieux que l’écrivain, mais encore n’en faut-il pas exagérer le prix. Malgré sa haute intelligence et l’étendue de sa culture, Bakounine s’est montré peu capable de discipliner son esprit et d’ordonner une pensée naturellement abondante et touffue. Il a remué énormément d’idées, mais il en est assez peu, parmi elles, qui lui soient propres ; sa mission à lui, c’était de faire un sort aux idées des autres. Il a été par sa propagande un vulgarisateur de la plus rare puissance, - et ce n’est pas un médiocre éloge.
Son socialisme, qui datait de 1842, n’a évolué qu’avec une extrême lenteur. C’était, tout à l’origine, un ensemble d’aspirations idéalistes à la réalisation d’un monde nouveau. Ce fut ensuite le socialisme démocratique et nationaliste tel qu’il avait cours vers 1848. Enfin, beaucoup plus tard, Bakounine, comprenant que « les entreprises, soit nationales, soit exclusivement politiques », ne pouvaient aboutir qu’à fortifier la domination bourgeoise, adhéra au programme de l’Internationale et ne voulut plus connaître d’autre patrie que le prolétariat.
Il apporta au mouvement ouvrier l’appoint de son énergie formidable, de son audace "endiablée", de sa pratique de vieux lutteur et - qualités plus précieuses encore - sa passion de la liberté, sa haine de la tyrannie, quelle qu’elle fût, sa répugnance instinctive pour le doctrinarisme qui entrave, avec l’indépendance de l’esprit, l’intelligence de l’action.
Un des premiers en son temps, il était arrivé à cette notion méritoire « que la liberté sans le socialisme, c’est le privilège, l’injustice, et que le socialisme sans liberté, c’est l’esclavage et la brutalité ». Loin donc de sacrifier, comme tant d’autres, la liberté au socialisme, il fit de l’anéantissement du principe d’autorité le but de la révolution sociale.
Sa négation de l’État et son affirmation du fédéralisme libertaire sont incontestablement d’origine proudhonienne. M. Hubert Bourgin estime que Bakounine doit au profond penseur de l’Idée générale de la Révolution au XIXe siècle une bonne moitié de ses idées : il lui doit en tout cas ces deux-là.
Mais Bakounine dépassa Proudhon sur un point capital. Sans s’arrêter aux imprécations fulminées par le maître contre le communisme, il crut à la possibilité d’unir la propriété commune et la liberté individuelle, la communauté et la fédération. Il estima qu’on pouvait être à la fois communiste et anti-autoritaire, et c’est dans ce sens qu’il se qualifia lui-même de collectiviste, mot nouveau désignant une chose nouvelle. Le collectivisme, autrement dit le communisme anti-autoritaire, est une idée purement bakouninienne.
Mais Bakounine ne se rattache pas seulement à Proudhon ; il y a dans sa pensée toute une partie marxiste.
- Quoi ! Bakounine marxiste ?
- Certainement !
Il y a, en effet, dans le marxisme autre chose que l’idée de la conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière.
Ce qu’il y a, en lui, d’essentiel, c’est en premier lieu son point de départ : la constatation de l’antagonisme qui divise les classes ; c’est ensuite l’idée de l’organisation ouvrière en vue de la lutte économique ; et c’est enfin l’idéal de l’abolition des classes par la victoire du prolétariat sur la bourgeoisie.
Or, ce sont là les idées qu’à partir de 1868, on rencontre le plus communément chez Bakounine. Dira-t-on qu’il en ignorait l’origine ? On ne saurait l’admettre : chaque fois qu’il en a eu l’occasion, Bakounine, avec sa loyauté parfaite s’est proclamé le disciple théorique de Marx. Il l’a écrit à Marx lui-même dans une lettre de 1868 : « Je fais maintenant ce que tu as commencé à faire, toi, il y a plus de vingt-cinq ans [...] Tu vois, mon cher ami, que je suis ton disciple, et je suis fier de l’être ». Il l’a écrit à Herzen, qui lui avait reproché de conférer à Marx le titre de géant.
Je donnerai un important passage de cette dernière lettre, car elle est très caractéristique de la magnanimité de Bakounine, toujours prêt à sacrifier ses propres ressentiments à la cause commune.
« Je n’ignore pas que Marx a été l’instigateur et le meneur de toute cette calomnieuse et infâme polémique qui a été déchaînée contre nous. Pourquoi l’ai-je donc ménagé ? J’ai fait plus que cela, je l’ai loué, je lui ai conféré le titre de géant. Pour deux raisons, mon Herzen. La première, c’est la justice. Laissant de côté toutes les vilenies qu’il a vomies contre nous, nous ne saurions méconnaître, moi du moins, les immenses services rendus par lui à la cause du socialisme, qu’il sert avec intelligence, énergie et sincérité depuis près de vingt-cinq ans, en quoi il nous a indubitablement tous surpassés. Il a été l’un des premiers fondateurs, et assurément le principal, de l’Internationale, et c’est là, à mes yeux, un mérite énorme, que je reconnaîtrai toujours, quoi qu’il ait fait contre nous. La deuxième raison, c’est la politique et une tactique que je crois très juste [...] Marx est indéniablement un homme très utile dans l’Association internationale. Jusqu’à ce jour encore, il exerce sur son parti une influence sage, et présente le plus ferme appui du socialisme, la plus forte entrave contre l’envahissement des idées et des tendances bourgeoises. Et je ne me pardonnerais jamais, si j’avais seulement tenté d’effacer ou même d’affaiblir sa bienfaisante influence dans le simple but de me venger de lui. Cependant, il pourrait arriver, et même dans un bref délai, que j’engageasse une lutte avec lui, non pas pour l’offense personnelle, bien entendu, mais pour une question de principe, à propos du communisme d’État [...] Alors ce sera une lutte à mort. Mais il y a un temps pour tout, et l’heure de cette lutte n’a pas encore sonné » (29).
Ainsi, c’est uniquement sur une question de tactique - l’utilisation du pouvoir politique par le prolétariat - que Bakounine, adversaire irréductible de l’État, entend se séparer de Marx. Pourtant, cette divergence dans les moyens ne saurait suffire à expliquer la rupture qui s’est produite entre les deux hommes. Il y eut évidemment autre chose.
Il y eut le doctrinarisme de Marx.
Tout en voyant dans l’anarchie le dernier terme de la révolution, Marx était « de la tête aux pieds un autoritaire », pour qui la vie, le mouvement réel avait moins de prix que la doctrine - surtout quand cette doctrine était la sienne.
Homme de cabinet engagé dans l’action, il n’est pas douteux qu’il n’ait rêvé, à un certain moment, d’exercer dans l’Internationale une sorte de principat scientifique. Il devait donc nécessairement chercher à la soumettre à l’unité de doctrine, aussi bien qu’à l’unité d’action.
Il se heurta, on l’a vu, au fédéralisme de Bakounine et de ses amis. Ce sera le grand honneur de Bakounine d’avoir été, contre le doctrinarisme autoritaire des "communistes allemands", le champion de la vie et de la liberté. Il avait le culte de la vie, « infiniment plus large que la science » ; les prétentions dictatoriales de cette science qui, du haut de ses échafaudages fragiles, s’arroge « le droit de gouverner la vie », l’irritaient. Et dans l’Empire Knouto-germanique, il a prêché hautement la révolte contre « le gouvernement de la science ».
« L’unique mission de la science, a-t-il dit, c’est d’éclairer la route. Mais la vie seule, délivrée de toutes entraves gouvernementales et doctrinaires, et rendue à la plénitude de son action spontanée, peut créer » (30).
Émancipé des dogmatismes qui dessèchent, n’attribuant aux idées de l’esprit qu’une valeur temporaire et qu’une autorité révocable, Bakounine affirmait la supériorité de la pratique sur l’idéologie, en homme d’action et d’expérience qu’il était. Le socialisme, selon lui, devait moins chercher à faire des prosélytes, bons tout au plus à réciter par cœur des leçons apprises, qu’à réveiller dans les masses l’instinct sacré de la révolte. Il se rendait compte que « la lutte collective des travailleurs contre les patrons » - en quoi il faisait consister toute la "politique" de l’Internationale - ferait, pour l’éducation socialiste des masses et pour la désorganisation progressive de la société bourgeoise, plus que tous les décrets d’une autorité bien intentionnée, plus même que toute propagande doctrinale ; aussi mit-il sa confiance dans l’organisation et la fédération des caisses de résistance - qui étaient les syndicats ouvriers de son temps.
Mais il croyait également à l’efficacité des "faits révolutionnaires" et ne cessait pas de les encourager. La prise d’armes de Bologne, en 1874, celle de Bénévent, en 1877, étaient, dans l’esprit de ses amis, des actes de propagande destinés à entretenir la tradition révolutionnaire, si nécessaire à l’éducation du prolétariat et, par là-même, à vivifier le socialisme.
Après trente années d’incertitudes et d’efforts quelquefois perdus, il semble que la classe ouvrière se décide à donner aux idées qui inspirèrent Bakounine dans les dernières années de sa vie une éclatante approbation. « [Car qu’est-ce] que le syndicalisme révolutionnaire avec sa méthode [d’action directe] et son mépris du parlementarisme bourgeois, sinon un [apport] à l’esprit et aux pratiques de l’Internationale, et particulièrement de cette Fédération jurassienne que Bakounine avait si profondément imprégnée de lui-même et qui a maintenu si haut et si ferme, dans les âpres années qui suivirent la victoire allemande, le drapeau du socialisme ouvrier ? ».
Bakounine est un des précurseurs du mouvement actuel. Son nom ne saurait être oublié de la nouvelle génération militante.
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Amédée Dunois
Notes
1) Biélinsky (1812-1848) publiciste et critique littéraire aux idées radicales, exerça sur la pensée russe, à partir de 1840, une influence capitale. Quant à Katkof, il devint plus tard, comme rédacteur en chef de la Gazette de Moscou, le champion le plus autorisé de l’autocratie et de l’orthodoxie (1818-1887).
2) Le Monde russe et la Révolution. Mémoires de A. Herzen, t.2, p.335. - Nos hégéliens moscovites, dit encore Herzen, « raisonnaient, sur les matières les plus simples, de la façon abstraite si finement ridiculisée par Goethe dans l’entretien de Méphistophélès avec l’étudiant [...] Que l’un de nos jeunes philosophes allât se promener à Sakolniki, c’était pour se livrer au sentiment de son identité avec le Cosmos; et s’il lui arrivait de rencontrer sur son chemin un soldat en goguette ou une paysanne qui l’interpellait en passant, non seulement le philosophe ne dédaignait pas de lui répondre, mais il cherchait à "dégager de cette apparition immédiate et accidentelle l’essence du peuple russe" ».
3) Et pourtant, remarquait Herzen, « la philosophie de Hegel est l’algèbre de la révolution; elle sert à l’affranchissement de l’esprit avec une étonnante efficacité, et ne laisse pas debout une seule pierre du monde chrétien, du monde des traditions qui ont survécu à leur temps; mais Hegel l’a mal formulée, et cela non sans intention, très probablement ». (Id., p.345).
4) L’illustre romancier russe (1818-1883). C’est pendant son séjour à Berlin qu’il écrivit ses Mémoires d’un chasseur, qui ont si fort contribué à l’abolition du servage.
5) Il y a quelques années, de nombreux groupements communistes-anarchistes russes s’étaient fait une devise de cette dernière phrase.
6) Wilhelm Weitling (1818-1871) écrivit d’abord sous ce titre : L’Humanité telle qu’elle est et telle qu’elle devrait être, le manifeste de la Fédération des Justes (1838), où « il a, lui aussi, pour une part, fixé la tradition d’où est sorti le Manifeste de Marx et d’Engels » (Ch. Andler); mais son titre essentiel est dans ses Garanties de l’Harmonie et de la Liberté, où il expose un communisme d’origine fouriériste et évangélique. Il abandonna plus tard l’Europe pour l’Amérique, où il mourut.
7) Professeur à l’Université de Berne, W. Vogt était un proscrit allemand. Partisan du mariage libre, il maria sa fille sans intervention du maire ni du prêtre. De ses quatre fils, l’un, Carl, fut un naturaliste célèbre; l’autre, Gustave, présida la Ligue de la Paix et de la Liberté.
8) Il y a à ce propos une pittoresque anecdote : « Dans ce temps, dit Herzen, Proudhon se plaisait à aller souvent [chez Bakounine], pour entendre la musique de Reichel et le Hegel de Bakounine; mais les débats philosophiques l’emportaient sur les symphonies [...] Un soir (c’était en 1847), Carl Vogt, qui demeurait aussi dans la rue de Bourgogne et rendait souvent visite à Reichel et à Bakounine, parut ennuyé d’entendre les discussions éternelles sur la phénoménologie et s’en alla chez lui. Le lendemain matin, il revint pour chercher Reichel avec lequel il devait aller au Jardin des Plantes. Étonné d’entendre à cette heure matinale une conversation animée dans la chambre de Bakounine, il ouvre la porte et que voit-il ? Proudhon et Bakounine assis à la même place que la veille, devant le feu éteint de la cheminée, terminant par quelques phrases brèves les débats qu’ils avaient entamés le soir ».
9) Il commença un livre destiné à exposer au public la philosophie de Feuerbach, mais selon sa coutume il ne l’acheva pas.
10) La Cloche (Kolokol) était le journal qu’Herzen et Ogaref rédigèrent à Londres à partir de 1857. Elle avait en Russie une influence énorme : le tsar lui-même la lisait.
11) Romanof : nom de famille des tsars; Pougatchef : chef du soulèvement des cosaques de 1773; Pestel : chef de la conspiration décabriste de 1825.
12) Lettre à Karl Marx, 22 décembre 1868.
13) Parmi lesquels Elisée Reclus, Aristide Rey, Ch. Keller, V. Jaclard, Albert Richard, Joukovsky, Mroczkowski, Fanelli, Friscia, Tucci.
14) Ce fut notamment l’opinion des Jurassiens, chez lesquels cependant Bakounine comptait tant d’amitiés : ils refusèrent toujours de fonder dans le Jura des sections de l’Alliance. Quant aux Belges, ils écrivirent à Bakounine et à ses amis une lettre très remarquable où ils leur reprochaient amicalement de vouloir s’ériger en guides moraux du prolétariat : « Mais ne comprenez-vous pas que si les travailleurs ont fondé l’Internationale, c’est précisément parce qu’ils ne veulent plus d’aucune sorte de patronage, pas plus de celui de la Démocratie socialiste que de tout autre », et que s’ils admettent parmi eux des socialistes de naissance bourgeoise, c’est à la condition que ceux-ci « ne forment pas une catégorie à part, une sorte de protectorat intellectuel ou d’aristocratie de l’intelligence, des chefs en un mot, mais restent confondus dans les rangs de la grande masse prolétarienne ? » Lorsqu'en 1873, dans le pamphlet intitulé l’Alliance de la Démocratie socialiste et l’Association internationale des Travailleurs, les marxistes (c’étaient Lafargue et Engels) accusèrent Bakounine d’avoir voulu créer un état-major révolutionnaire aux yeux duquel les masses n’eussent été que de la chair à canon, ils n’eurent pas même, on le voit, le mérite de l’originalité !
15) Les Lettres sur le Patriotisme ont été réimprimées en 1895 par Max Nettlau dans le volume intitulé Michel Bakounine : Oeuvres (pp.207-260). Les articles de l’Égalité seront également réimprimés.
16) « Marx, a écrit Robert Michels, était un des hommes les plus terribles dans la polémique, terrible non seulement en raison de ses énormes qualités scientifiques [...] mais malheureusement aussi d’une insouciance et indifférence dans l’usage de moyens pour combattre ses adversaires, vraiment inouïes. Marx était, nous sommes en cela tout à fait d’accord avec Bernstein, absolument incapable de faire une polémique sans calomnier, outrepassant les limites, tournant les faits de manière à changer le blanc en noir » (Le Mouvement socialiste, mars 1907).
17) Dans une Communication confidentielle du 28 mars 1870 aux chefs social-démocrates allemands.
18) Réimprimé par James Guillaume au tome II des Oeuvres de Bakounine (pp.1-67).
19) Arrêté à Zurich en août 1872, Netchaïef fut livré à la Russie. Il est mort en prison.
20) Les Lettres à un Français retouchées par J. guillaume, parurent, sans nom d’auteur, à Neuchâtel en septembre 1870. On peut les lire au tome II des Oeuvres, suivies du texte intégral de Bakounine.
21) L’Empire knouto-germanique et la Révolution sociale, 1ère livraison, a paru à Genève en 1871 et a été réimprimé au tome II des Oeuvres de Bakounine. Le tome III contient toutes les parties restées inédites de ce travail (seconde livraison et Appendice).
22) On trouvera tous les détails de cette affaire dans le tome III de l’Internationale, Documents et Souvenirs, par JAMES GUILLAUME, qui vient de paraître. (Voir spécialement à l’appendice une pièce, la lettre de Lioubavine à Marx, qui lave définitivement Bakounine).
23) Les ennemis de Bakounine, se fondant sur la brouille momentanée qui survint à cette époque entre lui et Cafiero, l’ont accusé d’avoir causé la ruine de son ami. C’est une calomnie de plus dont James Guillaume vient de faire justice. On trouvera dans l’Internationale (t.III) un récit détaillé des rapports de Bakounine et de Cafiero, de leur brouille de 1874 et de leur réconciliation de 1875.
24) James Guillaume, Notice biographique, en tête du tome II des Oeuvres de Bakounine.
25) Pierre Kropotkine, Autour d’une Vie.
26) Victor Dave, Michel Bakounine et Karl Marx (éd. de l’Humanité nouvelle, 1900).
27) Cité par James Guillaume, L’Internationale, t.III, p.312.
28) Le mot est d’Herzen dans ses Oeuvres posthumes.
29) Lettre du 28.10.1869 (au lendemain de l’incident Liebknecht et des accusations de Hess).
30) Oeuvres, t.III, pp.99-100. Noter que ceci a été écrit en 1871, en plein règne de la Science du Positivisme.
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L ' A U T E U R
Amédée Dunois
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Amédée Dunois (de son vrai nom Catonné) est né à Moulins-Engilbert (Nièvre) le 16 décembre 1878.
Fils de fonctionnaire, il fait des études au terme desquelles il obtient les licences de droit et de lettres.
Il épouse la fille d'un juge.
Sa famille, ainsi que celle de son épouse, vivaient dans une tradition d'attachement à la République et à la démocratie.
Dans sa jeunesse, il lit Zola, Vallès, Kropotkine, Pelloutier, Sorel, Proudhon. Il fréquente les milieux libertaires, collabore aux Temps Nouveaux de Jean Grave, qu'il contribue à ouvrir aux problèmes du syndicalisme.
Il participe au congrès anarchiste international d'Amsterdam, en 1907, porteur du mandat de la Suisse romande, et y défend les positions du syndicalisme révolutionnaire. Pendant quatre ans, il collaborera à la Bataille syndicaliste. « Anarchisme ouvrier, syndicalisme révolutionnaire, c'est pour moi tout un » dit-il dans le Réveil socialiste anarchiste de Genève (2 novembre 1907).
« Le syndicalisme révolutionnaire, c'est l'anarchisme, mais un anarchisme régénéré, rafraîchi au souffle de la pensée prolétarienne, un anarchisme réaliste et concret qui ne se satisfait plus comme l'ancien de négations ou d'affirmations abstraites, un anarchisme ouvrier qui confie à la classe ouvrière, fortifiée par des années de lutte, et non aux seuls initiés, le souci de sa réalisation » (Pages libres, 23 novembre 1907).
Le syndicalisme révolutionnaire, c'est le bain de jouvence de l'anarchisme traditionnel, de l'anarchisme de ceux qui « s'entêtent dans l'immobilité du dogme et l'impuissance de la formule » (L'Action directe, 15 janvier 1808).
Double mouvement de réaction contre « la déviation du socialisme dans la politique, la déviation de l'anarchisme dans l'intellectualisme », la synthèse des théories de Bakounine et de Marx (L'Action directe, 11 mars et 27 mai 1908).
Dunois a la révélation du marxisme en 1905-1906 par la lecture de ses œuvres. En 1912, il adhère au Parti socialiste (la SFIO), cesse de collaborer à la Bataille syndicaliste et entre à l'Humanité. Proche collaborateur de Jaurès, il est à ses côtés lorsque ce dernier est assassiné le 31 juillet 1914.
Dunois condamne la politique d'union sacrée du Parti socialiste. En octobre 1920, il se rallie aux partisans de l'adhésion à la IIIe Internationale. Au congrès de Tours (décembre 1920) il est nommé au comité directeur du Parti communiste.
Lors du congrès du Parti communiste de décembre 1921, il préconise un effort de pénétration communiste dans les organisations syndicales et est élu au comité directeur.
Il manifeste, par la suite, des divergences avec la direction du parti. Il abandonne deux fois ses fonctions à l'Humanité : en octobre 1923 après le congrès de Paris, qui, dominé par les centristes, écarte la tendance de gauche des organes de direction.
Après le IVe congrès de l'Internationale (Moscou, novembre-décembre 1922), il reprend son poste de secrétaire général de l'Humanité. En janvier 1923 un conseil national du parti le rappelle au comité directeur.
En 1925, au congrès de Clichy, il est écarté de ses fonctions pour avoir condamné certaines exclusions du parti communiste. Pourtant, il milite activement, malgré un désaccord croissant avec les positions du PC dans sa phase de bolchevisation. Il quitte le parti en 1927, « douloureusement », dit-il, et, après avoir adhéré en 1929 à un éphémère Parti ouvrier et paysan, il adhère à la SFIO en 1930.
« Lorsque se leva sur l'Europe la menace hitlérienne, il fit front. Il dénonça le péril mortel qu'elle faisait courir à la paix, à la démocratie et aux libertés ouvrières. Il stigmatisa l'aveuglement de ceux qui voulaient temporiser avec elle. Il condamna les accords de Munich et l'illusion trompeuse qu'ils apportaient à une opinion désorientée ou abusée. Ce faisant, le combattant antifasciste ne reniait pas le minoritaire pacifiste de jadis : deux situations différentes, deux attitudes, un même objectif, le socialisme auquel sont nécessaires la paix et la liberté » (J.R., Biographie).
La situation n'est plus du tout la même qu'en 1914, pense Dunois :
« Si la guerre éclatait demain, elle mettrait aux prises des coalitions parfaitement différenciées, d'une part les fascismes, d'autre part les démocraties ; d'une part les pays où il y a un socialisme vivant, un prolétariat autonome, d'autre part les pays où sont proscrits le droit syndical et le droit de grève, sans parler du suffrage universel, où le prolétariat, enrégimenté de force dans des formations corporatives ou des fronts de travail rivés à l'État totalitaire, a cessé d'appartenir au "prolétariat international". Comment un parti socialiste conscient de sa mission historique pourrait-il refuser de choisir entre les deux camps ? » (La Bataille socialiste, octobre 1938.)
Ça ne l'empêchait pas de distinguer l'Allemagne et le nazisme et de dénoncer ceux qui, en France, considéraient les systèmes autoritaires comme le rempart à la révolution sociale.
Il s'engage dans la résistance à plus de soixante ans, Il est arrêté par la Gestapo le 8 octobre 1943 ; relâché au bout d'un mois, il reprend le combat. Il est arrêté à nouveau le 14 janvier 1944. Il meurt à Bergen-Belsen en février 1945.