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Le regard pornographique sur la fellation
Lu sur Gendertrouble : "C’est un point douloureux pour moi car la fellation est une des pratiques sexuelles que je préfère dans le registre de ce que je peux donner à un homme dans la sexualité. C’est précisément cette pratique qui est entachée d’une réputation peu glorieuse pour la femme qui l’effectue. L’omniprésence de la pornographie dans la culture fait que la femme qui s’adonne à la fellation est considérée soit comme une « salope », une femme au service de l’homme, soit un autre type similaire de « salope », une prostituée, une actrice porno, une traînée... Au mieux elle a droit à des regards ironiques et des sourires de pitié. Elle est ridicule car elle colle au stéréotype porno qui veut que la femme s’humilie devant l’homme et aime cela d’un amour masochiste. C’est dur de se voir attribuer une étiquette aussi dégradante alors qu’on ne fait que se livrer en toute liberté à une activité sexuelle plaisante. En ce qui me concerne, sur l’échelle des plaisirs, je la place juste après la masturbation clitoridienne et le cunilingus !



Examinons d’où vient l’étiquette porno sur la fellation est comment elle se met en place sur la personne de la femme.

Dans l’éducation patriarcale traditionnelle, qui a été la mienne jusqu’à mes 15 ans, le phallus - pénis en érection est un symbole de pouvoir, de puissance et de fécondité. Une jeune fille n’a pratiquement aucune chance de voir une image de pénis au repos ou en érection, sauf sur la personne d’exhibitionniste rejeté en marge de la société, ou en cas d’abus sexuel qui compromet de toute manière alors gravement son développement sexuel. Le pénis est mystérieusement absent des images médiatiques, publicités, films, de la littérature et des manuels de santé [1] tandis que la femme nue, ses seins, son ventre et son sexe, sont livrés en permanence à tous les regards. Par contre, la jeune fille entendra maintes et maintes fois ce que le pénis FAIT, quel est son POUVOIR. Ce seront les innombrables récits de viols dans la littérature, les scènes de viol dans les films au cinéma et dans les feuilletons policiers de la télé, les viols réels racontés par les rubriques « faits divers » des journaux. Sa mère la mettra en garde contre le viol, l’entourage colportera des histoires angoissantes de jeunes filles agressées en rentrant chez elle le soir. Et la petite fille puis l’adolescente retiendra bien la leçon : l’unique arme de ces crimes est le pénis.

Le pouvoir destructeur du pénis est donc largement diffusé. Pour le pouvoir « créateur », la jeune fille apprendra la vénération des anciens Grecs pour Dionysos et Priape, dieux du Phallus fécondant, la peine de mort infligé par l’Ancien Testament à ceux qui oseraient regarder en face le phallus de leur père...Elle associera les héros musclés des films et de la littérature « rose » à des pénis amoureux apportant à la femme l’orgasme libérateur et valorisant. Il y a toute une mythologie de la puissance du pénis qui entraîne une importante distorsion : on finit par penser que c’est le pénis qui viole et non l’homme qui a pourtant d’abord décidé du viol dans sa tête. Bien sûr, il n’est pas étonnant que finissent par s’installer dans l’inconscient juvénile des images d’une espèce de manche à balai redoutable et menaçant, dur, froid et indestructible.

C’est bien avec cette image que je suis entrée dans l’adolescence. Je me préparais à ma vie sexuelle avec cette image en tête. Lorsque j’entendis parler de la fellation pour la première fois, vers 14 ans, dans un magazine pour ados, je me suis dit que bien de l’eau va s’écouler sous les ponts avant que je daigne embrasser mon mari à cet endroit ! Ce serait proprement me prosterner devant une arme, un objet agressif ! Car c’est ainsi que je me représentais le sexe de l’homme. Seul l’Amour pouvait dompter cette arme, la rendre inoffensive, me permettre de gérer sa force à mon profit dans un coït dûment légitimé par une union maritale.

Le féminisme n’arrangea pas mon opinion sur la fellation car à la dimension « adorer une arme », il rajouta l’idée de l’humiliation et de la soumission à un mec forcément dominateur socialement. Quelle ne fut donc pas ma surprise lorsqu’en touchant le sexe d’un homme pour la première fois, je m’aperçut que l’objet était très doux et sa peau très fine. J’avais 17 ans et c’était pendant ma première nuit d’amour avec un garçon de mon âge. C’était donc très agréable à toucher. Moi qui m’attendais à ressentir une espèce de barre en métal toute froide, je ne pus m’empêcher d’exprimer mon étonnement à haute voix. Le garçon fut étonné de mon étonnement. La suite fut encore plus drôle. Je le touchais dans l’espoir de déclencher un des ces orgasmes fulgurants dont parlaient les manuels d’éducation sexuelle qui serinaient doctement « qu’il est très facile pour un garçon d’accéder à l’orgasme car c’est pour lui un acte biologique, et très difficile pour une fille, car elle doit apprendre un geste pas du tout naturel ». Mon amant se mit à rire, plaça ma main sur son sexe en me montrant comment il fallait faire et me dit : « Parce que tu croyais que c’est immédiat ? Mais non, il me faut au moins une demi-heure de stimulation ! ». J’étais bluffée devant l’énormité du mensonge et de l’ignorance dans lesquelles la société m’avait tenue quant à la réalité du corps masculin. Et j’étais soulagée de voir que le pénis était agréable à toucher, que ce n’était pas un pistolet automatique et que le mec devait aussi bosser pour avoir son orgasme !

Cela me rapprocha de l’idée que la fellation n’était peu être pas cette humiliation pornographique qu’on m’avait fait croire. Mais je n’arrivais pas à me représenter que je pouvais la faire car entre moi et le pénis, il y avait toujours le phallus patriarcal.

Cela ne changea que lorsque je rencontrai mon grand amour Stéphane à 25 ans. Stéphane adorait les caresses et n’avait cure du coït. Et moi j’adorais le toucher et je m’excitais facilement et longuement avec lui. Nous passions des nuits entières à nous caresser mutuellement. J’aimais particulièrement toucher son pénis car les sensations tactiles que ce toucher me procurait provoquaient une délicieuse sensation électrique dans tout mon corps. C’est ainsi qu’un beau jour, je constatais que l’image du phallus patriarcal s’était évanouie de mon esprit. Je me jetais sur Stéphane et je n’eus aucun mal à lui offrir son fantasme de fellation, d’ailleurs formulé d’une toute petite voix humble qui n’y croyait pas du tout. Et là nous avons vécu ensemble une expérience intime, incandescente, comme mystique. Il s’est donné entièrement et moi je procédais selon ce qui me faisait plaisir à MOI. J’étais furieusement excitée et en plus nous avions l’impression de baigner ensemble dans une bulle, comme dans un ventre maternel plein de nos substances jouissives mélangées. Chaque fois que je l’ai fait avec lui, nous avons vécu le même plaisir intense et la même tendre complicité. Il n’est pas étonnant que Stéphane en soit resté accro, même après la fin de notre relation. Cependant, lorsque nous avons refait l’amour quelques fois après notre douloureuse rupture, il ne réussit plus à se donner comme avant. Comme mes partenaires plus récents, il avait introduit dans la fellation le regard pornographique.

Plus tard je compris, grâce au Tantra, quelle était la source de ma jouissance. C’est que le sexe masculin tout comme le sexe féminin, sont des sources d’énergie. En pratiquant la fellation je court-circuite d’une certaine manière tous les canaux d’énergie pour me brancher directement sur la source. Voilà comment en donnant du plaisir le reçois de l’énergie pure qui se transforme en moi en plaisir.
Il y a aussi une dimension androgyne, maternelle de la fellation. Au cours de mon parcours psycho- et art-thérapeutique, j’ai rencontré bien des gens qui identifiaient le pénis à un sein maternel. C’est exactement cette expérience que j’ai vécue avec mon grand Amour.

La fellation énergétique se différencie de la fellation à connotation pornographique en ce que dans la première l’homme se donne totalement, il s’offre et s’abandonne dans les bras de sa partenaire. Il lui fait confiance dans sa vulnérabilité. Cet abandon est source de grande complicité et de tendresse avant, pendant et après l’acte. Dans la fellation « pornographique », l’homme introduit une distance entre lui et sa partenaire. Il est observateur, il ne se donne pas jusqu’au bout. Il juge ce qui se passe et après l’acte, il est seul dans sa bulle, content de LUI. Et il a oublié sa partenaire.

Les techniques pour transformer une fellation en célébration du phallus patriarcal sont hélas multiples.

La première, employée couramment dans la pornographie, c’est la position. L’homme est debout ou à genoux. Son sexe en érection tombe à l’horizontal. La femme est alors soit accroupie soit à genoux, soit à « quatre pattes » devant ce sexe. Cette position l’oblige à torde ses cervicales très fort en arrière. Elle est inhumaine pour la femme qui ne peut ainsi en tirer aucun plaisir. Pour l’homme non plus il ne peut être question de grosse jouissance puisqu’il est debout, tendu et ne peut réellement se relâcher. Le but de cette construction est de montrer l’homme en position dominante face à une femme à genoux devant son sexe. C’est un énorme mensonge car dans la réalité, l’homme, tout patriarcal et dominateur qu’il soit, va spontanément se coucher sur le dos pour pouvoir vivre l’abandon et le plaisir. Il n’y a pas de plaisir sans vulnérabilité partagée. Et la vulnérabilité de l’homme, c’est précisément ce que la pornographie s’acharne à gommer.

La deuxième technique, c’est le fameux « suce-moi » balancé à une phase ultime des caresses où la femme est déjà bien excitée. Cela m’est arrivé pendant ma première nuit avec un homme pourtant très amoureux de moi, qui n’avait aucune chance de me garder s’il ne me satisfaisait pas sexuellement. Cette situation ne l’a pas empêché de me lancer cette phrase impérative qui est plus un ordre qu’une demande. En tous les cas, cette phrase transforme instantanément la relation entre l’homme et la femme. De prêtresse faisant librement jaillir une énergie masculine, la femme est réduite à une servante officiant pour le seul plaisir du maître. Une distance se crée, un fossé se creuse. L’homme qui lance l’ordre ne s’est pas renseigné sur l’état d’esprit de sa partenaire, sur son envie de le faire. Il n’a pas attendu un DON. Il a exigé un DÛ. Bien sûr, à ce stade plus rien ne sera comme avant. Tout don sera maintenant perçu comme dû. A ce moment précis, j’avais répondu « non » et je ne l’ai pas fait. Mais je ne pouvais m’empêcher de revivre l’humiliation ressentie à ce moment là à chaque fois que je lui faisais une fellation. Je sentais bien qu’il m’avait manipulée pour son plaisir. Il ne voulait pas partager son plaisir avec moi. Il ne voulait que son plaisir pour lui tout seul. Plus le temps passait, moins j’avais plaisir à l’embrasser et plus je me sentais comme un instrument, un objet, une espèce de poupée gonflable suceuse.

La troisième technique, c’est le petit rire narquois après la fellation. C’était pourtant un beau mec à qui j’avais vraiment envie de le faire. C’était très fort et émouvant. Il était tellement surpris qu’il n’a pu que s’abandonner. Puis, à la fin, je lève mon visage vers le sien et je le vois rire, d’un petit rire pas du tout joyeux. Un rire un peu ironique, sarcastique, bizarre. Il me lança aussi un regard en passant sa main dans ses cheveux. Ce rire et ce regard voulaient dire quelque chose comme « Ouaou ! Elle sait faire cela ! Et elle l’a fait à MOI ! ». Peut-être y avait-il d’autres choses auxquelles il pensait. Des choses comme : « elle est bonne, la salope », mais il ne me l’a pas dit et je ne pouvais qu’interpréter. Par contre, son regard posé sur moi ce soir-là est resté depuis le même : ironique. Et l’homme a cessé de me respecter dans tous les autres domaines de notre relation.

Par la suite, j’ai rencontré une dizaine de mecs qui ont tous utilisé la même technique pour introduire le regard pornographique dans la fellation : ils me regardaient la faire. Cela est précisément très préoccupant quand on sait que dans la pornographie la caméra montre la fellation souvent du point de vue du mec, comme si c’était lui qui regardait la femme à la place de la caméra. Et je ne peux m’empêcher de penser que le mec me regarde l’embrasser en se disant qu’il vit un film porno live. Et que moi, je suis une actrice porno. Autrement dit, une putain...

Si je cache ce que je fais avec mes cheveux et je demande aux hommes de ne pas regarder, ils me caressent les cheveux et veulent les relever. Toujours pour voir. Voir et pas sentir. Pour eux, ce qui compte, c’est de me voir faire et non pas sentir le plaisir, la tendresse et la complicité.
J’ajouterai à cela ma statistique personnelle : sur les 16 hommes avec qui j’ai été depuis mes 24 ans, j’ai fait à tous au moins une fellation alors que seule la moitié (soit 8) m’a fait un cunnilingus ! Et sur les 8, seuls 2 l’ont fait correctement, de manière à me rapprocher d’un orgasme ! Je pense donc que la fellation de ce genre est source de grandes inégalités entre l’homme et la femme. Que penser d’autre en regardant cette triste statistique, sachant que ces hommes sont tout ce qu’il y a de plus banal et représentatif de la génération des 25-35 ans !

Il y a aussi ceux qui insistent sur la technique, prennent et guident ma main qui doit se rajouter à la bouche. Ils commentent, disent des choses comme « j’ai bien pris mon pied avec toi ». Cela est d’autant plus indécent que moi je ne prends souvent pas du tout mon pied avec eux ! Mais cela, visiblement, ils s’en moquent.

Pour ces hommes, si j’accepte de faire une fellation, c’est comme si j’acceptais de devenir leur servante. Ils ne me doivent plus rien, mon plaisir ne compte plus. Je me suis dégradée à leurs yeux. A ce moment là, ils utilisent la fellation comme substitut du coït. « Si tu ne veux pas de coït, tu vas bien faire ça. Allons, c’est rien, voyons, tu l’as déjà fait. Pourquoi ne le referais-tu pas encore une fois ? ».

Pour ces hommes, il est inconcevable qu’une fellation puisse me rapporter quelque chose à moi. C’est donc un service que je leur rends. Ils peuvent donc faire pression sur moi pour l’obtenir dans prendre garde à ma disposition d’esprit, si je suis déjà excitée ou non, si cela m’excite ou non, si je suis bien après ou non. Parfois, c’est pire que le coït qui exige un minimum de caresses pour mouiller un vagin récalcitrant. Là, il ne faut rien, juste faire pression sur la « suceuse » et elle donne comme une vache à lait. Plus elle donne, moins on lui doit, puisqu’elle est si folle de s’abaisser à donner.

S’abaisser ? Pourquoi donc embrasser un pénis signifie-t-il « s’abaisser » ? Certains hommes qui m’ont aimée m’ont confessé avoir du dégoût pour leur propre sexe, le trouver moche et ridicule. Les mêmes hommes étaient dégoûtés par le cunilingus, mais le faisait quand même à cause du « mystère attirant du sexe de la femme ». Pour eux donc, la femme qui embrasse un sexe masculin forcément sale, se salit elle-même. Elle se dégrade, l’homme a donc le droit de la mépriser comme il méprise la souillure de son pénis. Misère !...

Aucun homme n’a supporté lorsque je leur parlais le langage tantrique du « lingam sacré source d’énergie ». Aucun non plus n’a réussi à lire jusqu’au bout les livres que je leur prêtais régulièrement et qui parlaient de la fellation et du cunilingus comme d’un merveilleux échange d’énergie.

Il y en a même un qui s’est exclamé promptement : « Mais tu arrêtes avec ton énergie sacrée ! Qu’est-ce que tu racontes ? ! Une pipe, c’est une pipe. »
CQFD.
Christine Havrot

Notes

[1] Le pénis y est rarement représenté en photo. Le plus souvent il s’agit d’un dessin très schématique.

Ecrit par libertad, à 21:34 dans la rubrique "Le privé est politique".



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