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E. Armand : Profils de Précurseurs et Figures de Rêves, Chapitre IX
--> Le féminin dans l’œuvre d’Ibsen.

On ne saurait guère concevoir de théâtre sans que le féminin y joue le rôle qui lui convient. Un théâtre sans femmes serait un théâtre dont on bannirait la moitié du genre humain, c'est-à-dire la moitié des actions et réactions de l’humanité. Les tragiques grecs l’avaient bien compris qui avaient créé des types de femme qui, à vingt-cinq siècles de distance, n’ont épuisé ni leur fraîcheur ni leur capacité émotive. Il me semble les voir défiler, sanguinaires, orgueilleuses, jalouses, dévouées, aimantes ou déchues, sur la vaste scène où les ont projetées le génie d’un Eschyle, d’un Sophocle, d’un Euripide. Voici Clytemnestre, hypocrite, cruelle, adultère, vantarde ; Cassandre et son délire, plus prémonitoire que prophétique ; Glissia la nourrice à qui l’âge n’a pu faire oublier les gestes qu’eut au berceau celui qu’elle allaita. Voici Electre, la sœur tendre et la fille farouche ; Antigone, l’ange de la Pitié, la sainte païenne ; Eurydice, chez qui la mère l’emporte sur l’épouse ; Evadné, symbole de la fidélité amoureuse. Voici Médée que la jalousie torture et que la jalousie mènera jusqu’au crime ; Iphigénie la sacrifiée, image de la résignation à l’arbitraire des dieux ; Hécube, incarnation du deuil maternel ; Andromaque, qui personnifie la déchéance féminine sociale. Voici enfin Phèdre, Phèdre l’incestueuse, la victime d’Aphrodite, démonstration freudiste avant la lettre. Et à remarquer que dans la tragédie grecque, le sexuel précède le sentimental, l’amour romanesque n’apparaît en effet qu’avec Sophocle.

Les héroïnes du théâtre grec ne sont point présentées comme des surfemmes, mais comme des déterminées, des déterminées jusqu’à être des victimes. Heureuses ou malheureuses, elles accomplissent la volonté du destin, elles sont les victimes de l’inexorable Fatalité. Elles sont d’ailleurs très près de la nature, à la fois impulsives et rusées, dissimulées et franchement bestiales ou brutales ; elles ont à peine pris contact avec la civilisation naissante : – elles sont cruelles et implacables parce qu’il est dans leur nature d’être ainsi ; elles sont tendres et miséricordieuses parce que c’est leur tempérament. Chez elles la passion étouffe le raisonnement. Elles ne sont pas des poupées déféminisées par deux mille cinq cents ans d’artificialité. Je le répète, vingt-cinq siècles après les Grandes Dionysiaques, les clameurs, les lamentations, les supplications, les hurlements, les trépignements de ces femmes nous font tressaillir, nous émeuvent tout autant que si nous nous trouvions assis, à Athènes ou à Delphes ou à Corinthe, sur les gradins d’un théâtre en plein air. Ces cris et ces larmes, ces situations insolubles et inévitables, rencontrent un écho jusque dans les profondeurs de notre for intime, en notre subconscient où sont bouillantes et bien bouillantes les passions qui meuvent les personnages de la tragédie grecque.

Nul ne trouvera à redire, j’imagine, si je rattache les grands dramaturges scandinaves, les Björnson, les Strindberg, les Ibsen à leurs prédécesseurs, à leurs ancêtres de la Hellade. La scène est plus restreinte, je ne l’ignore pas, et le théâtre scandinave ne s’élève pas en pleine nature. Le drame grec a une portée plus sociale ou plus populaire, en ce sens que les faits et gestes de ses héros se répercutent plus souvent sur l’histoire locale ou nationale. Mais la tragédie grecque et la tragédie ibsénienne se rejoignent sur un sommet : la puissance avec laquelle l’une et l’autre savent découvrir, dépeindre, analyser les mouvements de la vie intérieure, les desseins et les ressorts secrets du mécanisme de l’action personnelle.

Ibsen a donc donné au féminin une place considérable et légitime dans son œuvre. Mais alors que chez les tragiques grecs, le féminin se présente sous les espèces d’une surfemelle, passionnée à l’instar d’une louve enragée, tendre comme une tourterelle plaintive ; chez le dramaturge norvégien, le féminin se produit sous l’aspect d’une surfemme en mal d’ascension intellectuelle ou spirituelle. La plupart des femmes ibséniennes ont désappris le langage de la nature ; ce n’est plus l’instinct qui les fait mouvoir, c’est le raisonnement plus encore que la raison. Même au cours de leurs élans le plus apparemment « nature », elles ne peuvent faire moins que raisonner, sinon symboliser. Le féminin, chez Ibsen, ignorant la femelle, s’éloigne de la femme pour … monter… vers la surfemme. Les femmes ibséniennes ne veulent plus du rôle que leur assignent et l’instinct et les conventions sociales ; elles veulent surmonter la femme qui gît en eux. Fi de la poupée sentimentale et traditionnelle à la cervelle d’oiselle ! La fièvre de la rébellion les embrase et les dévore, les problèmes les plus élevés et les plus angoissants les tourmentent et les tracassent. Leurs préoccupations sociales et intellectuelles en font presque des demis-déesses…

Et alors ?

Alors, après s’être élevées jusqu’au septième ciel de l’illusion, elles retombent, l’aile brisée. Leur ascension ne leur a servi à rien. Elles ne sont que combats, défaites, douleurs, inassouvissements.

Voici Hedda Gabler, la valkyrie, qui aurait tant voulu être l’inspiratrice d’une action noble et grande ; sa sensibilité raffinée ne l’empêchera pas d’aboutir à un échec lamentable. Voici Nora, la petite et frêle Nora, qui n’était pas une mal mariée cependant, mais qui veut s’évader du rôle de poupée qu’on lui a fait jouer jusque là ; elle s’est en vain située pour sauver son mari par delà la moralité bourgeoise, il l’en récompense si mal ; elle le quitte donc, mais en le quittant, elle abandonne ses enfants qui n’avaient pourtant pas demandé à naître. Si je soulève ce point, c’est qu’une autre des héroïnes d’Ibsen s’entendra reprocher par son fils de l’avoir mis au monde, son fils qui sombre dans les affres d’une maladie héréditaire. Voici Rebecca West, une femme supérieure certes, mais qui possède « un passé » ; malgré cette supériorité, elle devra se suicider pour convaincre Rosmer, son amant, qu’elle l’aimait d’un amour vrai et pur ; il est vrai que le doute avait enlevé à celui-ci le courage et l’énergie. A quoi a-t-il servi à Agnès, la douce Agnès, de se sacrifier pour son époux Brand, le fanatique du « tout ou rien » ? A quoi a-t-il servi à Solveig d’attendre Peer Gynt si longtemps, si longtemps, puisqu’en fin de compte, c’est un agonisant qui vient s’affaler en ses bras ? Une fois libre de choisir, la dame de la Mer se décide pour son prosaïque intérieur, pour la sécurité et le foyer conjugal. Je ne vois pas ce que Hilde a pu gagner à entendre les harpes célébrer dans l’air la délivrance spirituelle de maître Solness, alors que le corps de l’infortuné architecte s’écrasait sur le sol.

Somme toute, malgré leur prétention à la surfemme, leurs allures de demi-déesses, les femmes ibséniennes souffrent tout autant et font tout autant souffrir, le cas échéant, que les héroïnes des tragédies grecques. Dominées par l’instinct ou la cérébralité, jouets de la Fatalité ou de l’Illusion, le dénouement ne diffère pas sensiblement.

Un exemple tiré de la vie même d’Ibsen nous montrera peut-être le rôle qu’il destinait à la femme. A peine sexagénaire, il rencontra dans le Tyrol une jeune viennoise de dix-huit ans, Emilie Bardach, sur laquelle il dut faire sans doute une forte impression puisqu’il s’ensuivit de leur rencontre une correspondance qui dura un certain temps. Que voulait Emilie Bardach ? A l’exemple des héroïnes ibséniennes, s’était-elle créée un idéal de surfemme, celui de réchauffer, illuminer de sa jeune présence l’automne encore fécond du dramaturge norvégien ? Si, plus tard, dans John Gabriel Borkmann, Ibsen écrira : « avant tout vivez, vivez pleinement votre vie, voire amusez-vous pour un temps : la richesse, l’ambition, l’art ne valent pas qu’on leur sacrifie cela » – cette fois-là, il ne s’enquit même pas de ce qu’Emilie Bardach attendait de lui ; il la renvoya insatisfaite, non sans brusquerie, ayant sans nul doute brisé un rêve tenace, puisque dix-huit ans après leur rencontre, Mademoiselle Emilie Bardach était encore célibataire. Comme les créations d’Ibsen, elle échoua… mais en jouant le personnage au naturel. Qui sait si elle se consola à la pensée que les dernières pièces d’Ibsen se ressentent fortement de son apparition dans le soir de sa vie ?

*
* *

D’après Carlo Molaschi, la conclusion à tirer du rôle des femmes dans l’œuvre d’Ibsen, c’est que l’amour ne résiste, ne vit, ne donne la joie que lorsqu’il s’étaye sur une illusion ; que cette illusion s’efface et le voilà mué en désespoir.

Nous sommes plusieurs qui voulons que la souffrance évitable disparaisse de nos milieux en particulier, du monde en général, car nous n’y apercevons qu’une expérience inutile. Nous n’adhérerons pas à cette conclusion du féminin chez Ibsen. Nous attendons, nous aussi, l’avènement du Troisième Règne, où il n’est plus ni chair ni esprit dominant exclusivement chez l’homme, mais bien la conscience de son humanité, à la fois et dans le même temps chair et esprit. Nous l’attendons, ce Troisième Règne, et autant que faire se peut, nous anticipons sa venue ; nous l’attendons et nous l’anticipons pour tous les hommes et pour toutes les femmes qui en éprouvent le besoin. Mais nous voulons, nous les hommes, courir à sa rencontre, non point accompagnés ou menés par des femelles ou des surfemmes, mais sentant qu’à nos côtés cheminent de vraies femmes. La vraie femme, pour nous, équilibre en elle et la sensualité et la cérébralité ; c’est la camarade, qui n’est ni inférieure ni supérieure à nous : qui nous complémente tout simplement, à cause des attributs dont l’a douée sa physiologie sexuelle, et qui lui crée une psychologie un peu spéciale, quelque peu différente de la nôtre.

Nous voulons sentir à nos côtés la camarade et non pas seulement une camarade ; nous demandons qu’elle soit le complément de l’homme et non le complément d’un homme. Nous nous dressons contre le rapt d’une femme par un homme, contre l’absorption d’une femme dans un homme. Non pas seulement parce que cette approbation et cette mise à part restreignent l’acquis, l’amplitude des vibrations du féminin, le privent des richesses de l’expérience multiple, mais encore parce qu’aux jours de révolte à cause de ce rapt et de cette appropriation, la femme n’a su qu’être l’ennemie ou l’imitatrice de l’homme.

Si dans la société contemporaine, la femme est la domestique, la poupée, le prolongement du mâle, dans le Troisième Règne, le féminin remplit un tout autre rôle. Aucune inimitié ne la dresse contre l’homme. Elle n’accepte pas de réserver à un seul les attributs qui la rendent désirable au masculin. La femme du Troisième Règne, c’est la camarade chair et cerveau, instinct et intelligence, ni exclusive, ni jalouse, ni réservée, parce que n’étant ni propriété ni propriétaire. Si elle ne veut pas du rôle de poupée, elle n’entend pas non plus jouer à la surfemme. La femme du Troisième Règne, c’est celle qui a compris que la disparition de la souffrance évitable est fonction de l’harmonie entre le masculin et le féminin, harmonie réalisable seulement là où les deux sexes s’associent volontairement, en camarades, se complémentant par et dans l’infini des variétés et des pluralités amoureuses.

Ecrit par Cercamon, à 10:30 dans la rubrique "Culture".



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