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L'imposture historique de la techno-science
Lu sur Notes & morceaux choisis : "C’est au nom de la raison que nous voulons dénoncer l’imposture scientiste et technoscientifique. Mais puisque les ministres, les industriels et les scientifiques se réclament aussi de la raison et de la rationalité, il nous faut dire ce que nous entendons par là. Il faut d’abord faire une distinction entre rationalité et rationalisme : — Le rationalisme est un produit du réductionnisme de la méthode scientifique. Il cherche à réduire la réalité à quelques paramètres aisément quantifiables, mesurables, calculables dont il est possible de tirer les lois qui permettent de manipuler les objets.

— L’exercice de la raison met en œuvre d’autres facultés humaines telles que « l’imagination, la mémoire, et l’expérience sensible. En outre, elle ne suppose pas un individu pensant isolé, mais une société humaine » (J.M. Mandosio, Après l’effondrement, éd. EdN). La raison participe donc à l’élaboration de valeurs : « Elle est pour nous décidée, courageuse, représente un ensemble de qualités morales et une attitude éthique. » (Habermas)

En fait, notre définition s’inspire de l’idéal de la raison du siècle des Lumières. Celui-ci considérait que la diffusion des connaissances en général — et pas seulement des sciences, mais aussi des humanités, des arts et des métiers — en repoussant les ténèbres de l’ignorance et de la superstition, contribueraient au développement de l’esprit critique chez tout le monde.
Mais depuis le XIXe siècle, les scientifiques n’ont fait que trahir cet idéal en conférant le prestige de la rationalité et la légitimité scientifique aux nouvelles autorités politiques et économiques issues de la bourgeoisie. Le corps spécialisé des scientifiques a mis la science, non au service de tous les hommes (ce qui aurait véritablement contribué a renforcer la liberté et l’autonomie de chacun), mais au service de certains hommes (afin d’accroître leur pouvoir de domination sur la nature et la société). On ne peut séparer le développement de la science — à la fois la forme qu’ont prise les connaissances et les buts que servent la “communauté scientifique” — du projet politique de la bourgeoisie et du capitalisme.
La science, en devenant une institution à part entière dans la société bourgeoise au XIXe siècle s’est ainsi transformée en une nouvelle religion, ou plus exactement en une idéologie, le scientisme.
Cela ne veut pas dire que les connaissances scientifiques soient complètement fausses en elles-mêmes, mais il faut bien comprendre qu’elles ne concernent en fait qu’une partie de la réalité, principalement ses aspects les plus simples : les qualités primaires de la matière. Ainsi, la méthode expérimentale et analytique de la science a produit les grandes théories de la physique et de la chimie. Elle a effectué l’inventaire des êtres vivants et la description détaillée de leurs principaux composants et de leurs fonctions. Mais à partir de ces résultats effectivement utiles, les scientistes ont prétendu appliquer cette méthode réductionniste à tous les problèmes, et notamment aux problèmes humains, sociaux et politiques (comme par exemple avec le positivisme d’Auguste Comte) en faisant table rase des autres formes de connaissance et d’approche existant en ces domaines.
Le réductionnisme de la méthode scientifique a servi de base à l’élaboration d’une idéologie mécaniste. La vision du monde réduite à quelques paramètres triés sur le volet pour l’intérêt de la recherche est devenue un moyen d’omettre d’autres “paramètres” (entre autre d’ordre subjectifs, historiques et sociaux). En niant ainsi la complexité du monde, elle donne l’illusion d’une maîtrise complète et se dote d’un réel pouvoir d’instrumentalisation de tous ses composants. C’est ce pouvoir allié à cette illusion qui est à l’origine du délire idéologique du scientisme. Car cette méthode n’a pas été appliquée aux seules “sciences exactes”, mais bien à l’ensemble des sciences, aux sciences naturelles comme aux sciences sociales.
De sorte que le réductionnisme, de commodité scientifique pour des études en laboratoire, est devenu un facteur d’instrumentalisation de la nature et des hommes au profit d’une logique capitaliste et industrielle. Le scientisme n’est pas une idéologie d’ordre politique. Elle cherche, au contraire, à faire de tous les problèmes politiques des problèmes auxquels une réponse strictement scientifique et technique peut être apportée. En fait le scientisme est une composante essentielle des systèmes totalitaires qui considèrent les hommes d’un point de vue strictement utilitaire ; de simples “ressources humaines” exploitables par leur machinerie.
La « théorie de l’évolution des espèces » de Darwin fût à l’origine d’une des plus grande imposture scientiste. Elle est en fait, pour une part, une pure projection idéologique de la structure de la société anglaise du XIXe siècle sur le règne animal et végétal. De nombreux scientifiques s’en sont ensuite emparé pour élaborer des justifications “scientifiques” et trouver une origine “naturelle” au libéralisme économique et à sa guerre de tous contre tous (A. Pichot, La Société Pure, éd. Flammarion, p.78-79). A partir de là sont apparues les spéculations sur l’eugénisme ayant pour but “d’améliorer” l’espèce humaine par la sujetion des “races inférieures” (justification du colonialisme et du racisme) et l’élimination des plus “faibles”, tout cela selon des “critères scientifiques” qui, par un heureux hasard, plaçaient la “race blanche” et particulièrement les européens des pays industrialisés au sommet de l’évolution biologique. Des réactionnaires aux progressistes, toutes les tendances politiques ont soutenu cette imposture scientiste, qui à l’intérieur des pays industrialisés eux-mêmes, servait en fait à dissimuler les problèmes sociaux et politiques (la condition misérable faite à la classe ouvrière, notamment) derrière des problèmes biologiques. Des mesures eugénistes (notamment des stérilisations) furent mises en œuvre dans différents pays industrialisés durant les années 1920 et 1930 (jusqu’en 1970 en Suède) avec la caution de nombreux scientifiques et médecins. La politique d’extermination nazie dans les années 1930 et 1940 n’a été que l’aboutissement logique d’une doctrine alors fort répandue.

Après la seconde Guerre Mondiale, et malgré l’extermination industrielle de population civiles (Auschwitz et Hiroshima), les doctrines eugénistes et ceux qui les avaient soutenues ne furent pas critiqués et le scientisme ne fût pas remis en question. Au contraire, l’optimisme progressiste triompha de tous les doutes, puisque c’était la science qui, par différents perfectionnement techniques (bombe atomique, radars, etc.) avait contribué à mettre fin rapidement à la guerre.
La science est alors passée intégralement sous la coupe de l’État et de l’industrie. Elle est devenue une techno-science dont le but est de trouver des connaissances directement opérationnelles débouchant rapidement sur des applications. Elle n’est plus qu’un maillon dans la chaîne de production de l’innovation technologique. Il n’y a plus de recherche théorique ayant pour but une unification des connaissances en un tout cohérent et organisé. Autrement, dit les chercheurs n’exercent plus leur raison pour comprendre le monde, mais se contentent de faire tourner leurs ordinateurs pour calculer et prévoir tant bien que mal les conséquences des transformations du monde qu’on leur commande par ailleurs.
Le scientisme a donc continué d’imposer ses vues après-guerre, sous des formes nouvelles. Sous prétexte de reconstruction et de modernisation, une technocratie a encouragé l’industrialisation et la concentration de toutes les activités productives. La méthode réductionniste a été appliquée une fois de plus avec “succès” : elle a engendré une dépossession de la société (à travers le nucléaire, l’agro-industrie, l’urbanisation et l’automobile), puis à partir des années 1970, une atomisation (un isolement) des individus (par la télévision, internet, etc.). Bref, par tout un tas de médiations technologiques, les relations sociales ont été appauvries et le comportement des individus est devenu plus aisément contrôlable par les experts, les spécialistes ou les médias.
C’est contre cette volonté politique de soumettre tous les aspects de la vie humaine au rationalisme technico-économique qu’a eu lieu la révolte de mai 1968, et qu’à partir des années 1970 différents mouvements se sont opposés aux projets industriels (nucléaire, etc.) pour défendre les bases biologiques et sociales d’une vie humaine sur terre.

Aujourd’hui, la lutte contre les OGM ne peut donc être réduite à une opposition à la “malbouffe” sans passer à côté de l’essentiel : la société capitaliste industrielle a atteint un stade de développement de sa puissance économique et technique où sa capacité à transformer le monde lui permet de s’emparer de la substance même des êtres vivants, (et donc de l’homme par l’alimentation aussi bien que par la génétique), et de la façonner à sa convenance, à son image, pour mieux l’intégrer à son système économique et technologique.
Autrement dit, elle va mettre en pièces la nature pour nous en revendre les morceaux sous prétexte de “soigner nos maladies” — forcément plus nombreuses dans un environnement pollué et désorganisé — et la reconstitution synthétique pour “répondre à nos besoins” — auxquels nous ne pourront plus subvenir nous-mêmes puisqu’elle nous en aura confisqué tous les moyens (cf. législations sur les marché de plein air, ou les normes sanitaires imposés aux petits producteurs).
Voilà quel est aujourd’hui le projet politique du capitalisme.

À partir de là, nous pouvons dire que la biologie moderne est une imposture comparable au darwinisme. Car en réalité « la biologie ne se préoccupe pas de la spécificité des être vivants par rapport aux phénomènes physico-chimiques auxquels elle tente de les réduire » et en fait « la biologie n’a jamais cherché à définir clairement la notion de vie » (A. Pichot, Histoire de la notion de vie, éd. TEL). Elle se contente de décrire les processus physico-chimiques en termes cybernétiques, c’est-à-dire en termes qui servent habituellement à décrire et concevoir les machines. La biologie n’est donc pas une “science de la vie”, mais se contente « d’étudier la matière des êtres vivants » (A. Pichot). Le “tout génétique” n’est que la projection idéologique sur la nature de la “société de l’information” dans laquelle les technologistes fanatiques voudraient nous faire vivre. Le langage traduit bien leurs ambitions : les scientifiques parlent aujourd’hui “du vivant”. Pour eux les plantes, les animaux et donc aussi les hommes ne sont pas des êtres à part entière, mais seulement “du vivant”, un objet d’étude, un matériau pour leurs recherches, un agrégat de fonctions qu’il s’agit de manipuler et de recombiner pour pouvoir en faire n’importe quoi.
Cette volonté de réduire tout ce qui est vivant à l’état de chose ou de machine, d’objet transformable et reproductible par l’industrie, n’a donc strictement rien à voir avec une meilleure intelligence ou une “maîtrise du vivant” contrairement à ce que prétend la propagande (cf. le Train du Génome) : la techno-science estime ne pas avoir besoin de s’élever à une compréhension de la vie, il lui suffit de l’abaisser, de réduire les êtres vivants à ses modèles mécaniques et mathématiques. Il s’agit pour elle d’en détruire l’unité organique pour faire de chacun de ses éléments séparés matière à marchandise.

« Ce que vise la biologie moderne n’est donc pas tant l’étude de la vie que sa négation » (A. Pichot). Ce qui signifie que les conséquences de l’industrialisation du monde sont très concrètement la destruction de la nature et de l’humanité (la nature humaine) et leur remplacement par des artifices technologiques et des ersatz marchands.
Ce que nous disons ici n’est pas une simple figure de style destinée à impressionner l’assistance. Ces projets monstrueux, dont chacun peut déjà voir les premières conséquences autour de soi, sont évoqués dans leurs ultimes développements par des romanciers (Houellebecq), des essayistes (Sloterdijk), des scientifiques (Daniel Cohen, créateur du Téléthon et PDG de Genset), etc. qui tous nous annoncent une révolution dans la condition humaine, quand ce n’est pas la fin de l’humanité elle-même et son remplacement par une espèce d’automate, un hybride entre l’homme et la machine. Et tous ces gens parlent tranquillement de tout cela comme d’autres en leur temps évoquaient les possibilités de l’eugénisme pour “améliorer” l’espèce humaine. Avec les conséquences que l’on sait…

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Pour arrêter cet étrange “Progrès” qui engendre partout des régressions humaines et un dépérissement de la nature, nous pensons que l’on doit reprendre les choses là où l’idéal des Lumières les avait laissées. La meilleure part de cet héritage, celle qui permet de continuer — ou plutôt de reprendre — le chemin de l’humanisation, est cette conception de la raison comme activité critique. Nous pensons que c’est le moyen autant de dépasser les inévitables ambiguïtés des Lumières que de sortir de l’impasse ou veut aujourd’hui nous enfermer la société industrielle.
La condition humaine telle que nous la connaissons encore n’a pas, selon nous, épuisé toutes ses possibilités pour qu’il soit si urgent de la transformer radicalement, contrairement à ce que prétendent les fanatiques de la technologie avec leurs délires autour de l’obsolescence de l’homme (GŸnther Anders). Il suffit de constater aujourd’hui que ce que produisent leurs machines, en se substituant au travail et aux facultés humaines, est toujours très inférieur en qualité à ce qu’ont réalisé les hommes par leurs efforts associés. C’est pourquoi il est nécessaire de dénoncer l’imposture techno-scientifique partout où elle se manifeste, d’abord là où l’on est, principalement à travers la dépossession qu’elle engendre sur les aspects les plus élémentaires de l’existence. C’est ce que font depuis quelques années les opposants aux OGM ici réunis en soutien à René Riesel.

Nous pensons aussi qu’une réappropriation des arts, des sciences et des métiers par chacun est possible qui, dans tous les aspects de la vie humaine, doit avant tout être une démarche expérimentale et critique. Expérimenter, c’est-à-dire essayer de dépendre le moins possible des prothèses marchandes et technologiques, permet de découvrir et de comprendre comment le monde et la société ont été transformés au point de nous empêcher de vivre comme nous l’entendons et de s’opposer mieux encore à cette perte de liberté.
Puisque tout est à reconstruire, il nous semble que c’est aussi le moyen de ne pas perdre la raison face à la démesure et à la folie du monde industriel.

Bertrand Louart — novembre 2001
Ecrit par libertad, à 15:11 dans la rubrique "Ecologie".



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