L’analyse économique ne s’attache, de manière générale, qu’à l’étude de l’efficacité matérielle et financière des moyens de production et de distribution des richesses dans notre société. Rarement, elle s’interroge sur les fins de cette action, le sens de l’organisation sociale au regard de celles-ci et à fortiori à ses limites Une fois réduite l’analyse à la simple observation des moyens techniques et financiers, on a beau jeu de modéliser leurs fonctionnements et de faire de leur seule efficacité la fin de tout acte économique, de tout choix, de toute politique donnant ainsi l’illusion de la rationalité mathématique à des phénomènes qui sont en fait sociaux.
La mondialisation marchande est entrain, aujourd’hui, de faire éclater
cette vérité qui n’est pas nouvelle mais qui avait eu tendance à
disparaître, masquée par des phénomènes qui, en leur temps, étaient
parus comme essentiels, mais que l’Histoire relativise, tels, les
bienfaits du progrès technique et de la science, la maîtrise de la
nature et l’élévation généralisée du niveau de vie (du moins dans
certains pays). On en était arrivé à penser impunément, et
imprudemment, que la finalité de l’économie de marché n’était pas
l’Homme, mais la Richesse et que l’un n’impliquait pas forcément
l’autre.
LA MARCHANDISE UN CONCEPT PLUS QUE JAMAIS OPERATIONNEL
Les «théoriciens» de l’économie, en fait les gestionnaires de ce
système, ont fait perdre au cours du siècle qui vient de s’écouler, au
vieux concept de marchandise, toute sa pertinence en matière d’analyse
économique. D’élément explicatif de l’essence du système marchand, il
est devenu un lieu commun pour désigner la production de biens et
services. Ceci s’explique par la banalisation de ce système au point
d’en faire un cadre de référence incontestable et incontesté dans
lequel, l’analyse économique en est réduite à un simple instrument de
gestion macro économique. Cette «élimination théorique», au nom de la
sauvegarde des intérêts immédiats du système marchand est aujourd’hui
battue en brèche par le retour en force d’interrogation sur le sens de
ce système et surtout sur ses (in)capacités à répondre ce qui constitue
finalement, ou devrait constituer, la finalité de tout système: comment
assurer la satisfaction des besoins des femmes et des hommes de cette
planète dans les limites de l’environnement?
Le concept de marchandise dont on trouve la forme la plus achevée au
19e siècle, c'est-à-dire à l’époque où le système marchand façonne la
société, constitue l’outil théorique qui fonde le mieux le principe de
cette forme de production et de distribution des richesses. Il
représente parfaitement l’ambivalence du statut de la production
marchande: d’un côté instrument de satisfaction des besoins, de l’autre
l’instrument de la réalisation de la valeur, que l’on peut résumer par:
satisfaction des besoins solvables.
Ce statut de la marchandise est le seul qui puisse expliquer des
phénomènes aussi contradictoires et évidents que: l’existence de
pauvres dans des pays riches, la relativité de l’emploi même pour une
force de travail formée et disponibl, la course folle à la destruction
de l’environnement. Ces situations, pour ne citer qu’elles, la plupart
du temps mises sur le compte de dysfonctionnements conjoncturels,
prêchent, par le fait même de leur récurrence, pour une explication
structurelle… ce qui est loin d’être acquis dans tous les esprits.
Concernant la production, la preuve historique est faite que
l’abondance de production marchande n’est pas forcément un facteur
d’accroissement général de la satisfaction des besoins. Il n’y a pas de
lien arithmétique entre la production et/ou la capacité de production
et l’ensemble des besoins exprimés. Si ce lien était arithmétique, au
regard du développement des forces productives, il n’y aurait plus de
pauvreté sur cette planète et depuis longtemps, et notamment dans les
pays développés.
Concernant le travail et l’emploi, le raisonnement est identique.
L’utilisation de la force de travail est intégralement soumise au
calcul économique de rentabilité… instrumentalisant ainsi le salarié et
transformant le droit au travail comme un pur produit idéologique sans
fondement. Le salaire n’est que le moyen d’assurer la vie du salarié,
objet d’un enjeu entre l’employeur (c’est pour lui un coût) et le
salarié (c’est son moyen de subsistance), il est pour les politiques
macroéconomiques une simple variable d’ajustement.
Seul, le concept de marchandise, dans sa structure usage-échange peut
rendre compte de tels phénomènes. Tout autre interprétation est soit
partielle, soit idéologique, c'est-à-dire auto justificatrice des
mécanismes d’un système incapable de rendre compte des déterminants de
son propre fonctionnement.
On peut donc dire que le fondement théorique du système marchand basé
sur le concept de marchandise est toujours opérationnel. Le
fonctionnement du système, et son développement passé mais aussi actuel
n’est explicable qu’à partir de ce concept.
LA MONDIALISATION MARCHANDE EXPRESSION DU CONCEPT
Le concept de marchandise contient, outre l’essence même des crises qui
ont secoué, secouent et secoueront le système, mais encore la dynamique
de son développement.
Ce n’est pas une spécificité de l’économie de marché que d’avoir étendu
ses principes de fonctionnement et d’avoir soumis les territoires
périphériques à ses propres intérêts, l’Empire Romain et les systèmes
féodaux ont procédé de la sorte. La formation des empires coloniaux,
surtout à partir des pays où l’économie de marché est devenue dominante
(Europe, USA), a permis leur mise à contribution en fonction de leurs
spécificités. Ce sont en effet les secteurs de l’agriculture et des
produits miniers qui ont été réorganisés (pour l’agriculture) et
organisés (pour les mines), selon les besoins et les principes de
l’économie marchande: valorisation du capital, production à bas prix,
contribuant ainsi, en tant qu’économies périphériques, à l’alimentation
des métropoles marchandes où se réalisait l’essentiel de la production
industrielle.
La mondialisation n’a cependant pas été qu’une extension quantitative
de ces pratiques. La décolonisation des années 60 a «redistribué» les
cartes à l’échelle mondiale en permettant un redéploiement sans
précédent des possibilités de valorisation du capital, faisant
d’ailleurs de ce dernier, un concept global et non plus, comme on
aurait pu l’imaginer un concept étroitement lié à la niche
géo-économique a laquelle il était lié depuis son origine,
l’Etat-nation.
La mondialisation dont il est question aujourd’hui n’est pas une simple
extension des circuits commerciaux et des conditions de la production,
mais une extension du système marchand es qualité. Le système marchand
est, et demeure, ce qu’il était depuis le 19e siècle, son aire de
développement s’est tout simplement étendue. On n’a pas changé de
système on est toujours dans le même, avec des conditions de
développement différentes.
C’est d’ailleurs faire preuve d’un égocentrisme peu ordinaire que de
voir, dans la redistribution du travail et de la production à l’échelle
mondiale, un changement qualitatif du système marchand.
La nuance est fondamentale sur le plan conceptuel. Ne se limiter qu’à
une conception quantitative des rapports d’échange et de production
c’est réduire l’analyse, et donc la connaissance du phénomène, à des
critères purement géographico-statistiques. Ce peut être aussi, et ceci
n’est pas contradictoire avec ce qui vient d’être dit, de partir de l’a
priori idéologique que l’économie de marché, étant l’état naturel des
rapports de production, seules les considérations d’ordre statistiques
méritent d’être étudiées et fondent une connaissance objective du
système. C’est d’ailleurs ce type de problématique, si tenté que ce
soit une problématique, qui fonde le discours de la plupart des
«économistes».
LA MARCHANDISATION DE LA MONNAIE
D’intermédiaire dans l’échange à réserve de valeur, la monnaie est
devenue moyen de financement. Ce qui a fait de la monnaie le vecteur
essentiel de l’accumulation ce n’est pas sa nature intrinsèque
d’intermédiaire dans l’échange mais le rôle qu’on lui a fait jouer de
réserve de valeur. La transformation qui a consisté à passer de
l’équivalent général (la marchandise de référence) servant de monnaie,
à la monnaie fiduciaire (représentation symbolique de l’équivalent
général) a donné une autonomie à la monnaie qui lui a permis d’avoir
une existence détachée de l’échange.
Le système marchand qui a poussé à cette transformation dans les formes
précapitalistes de la société a ouvert des perspectives illimitées à la
nouvelle existence de la monnaie. Une fois confortablement installé, il
a usé et abusé de ces perspectives monétaires au delà de toutes limites.
Développant une spirale de production de marchandises, accompagnées
d’une accumulation financière sans précédent dans l’Histoire, le
système marchand a fait de la monnaie le moteur de son développement.
Celle-ci, tout en demeurant un moyen d’échange et surtout devenu le
moyen de l’accumulation financière indispensable à toute production.
Son existence, même fictive (création monétaire), a précédé ce qu’elle
devait en principe mesurer, la richesse effectivement produite.
Le stade ultime de sa transformation a été atteint lorsque la monnaie a
eu pour objectif essentiel de faire… de la monnaie. L’argent servant à
faire de l’argent! La boucle était bouclée. Le système avait atteint
les limites de l’irrationnel au regard de la seule réalité qui vaille:
satisfaire, dans le respect de la nature, les besoins des hommes et
femmes de cette planète
MONDIALISATION ET REMISE EN QUESTION DU MODELE SOCIAL
C’est probablement un des aspects les plus spectaculaires de la
mondialisation pour l’opinion publique. Le modèle social, c'est-à-dire
l’organisation sociale spécifique à chaque pays, obtenue à force de
rapports de forces, de conflits, de négociations, au cours des deux
siècles écoulés, et qui prend la forme d’une législation sociale qui
protège, en principe, les salariés des aléas du marché, est remis en
question. L’émergence d’économie développées en périphérie des vieux
pays industriels, combinée avec la généralisation des rapports
marchands, relativise la législation nationale, et ce dans tous les
domaines, social, écologique, culturel. Or, le modèle social était, et
demeure encore, un élément de stabilisation économique et sociale, une
sorte de modus vivendi entre des forces antagonistes: les salariés et
les détenteurs de capitaux. Les limites du modèle social coïncident
avec les frontières des Etats-nation, et tant que ceux-ci ont été le
cadre privilégié de la valorisation du capital, le modèle social a joué
son rôle régulateur.
Tant que les Etats-nation développés se protégeaient derrière leurs
frontières, produisaient l’essentiel des biens et services, détenaient
la technologie, étaient les lieux où se créait la richesse, ils
constituaient l’essentiel du marché mondial sur lequel les
différentiels de prix étaient relativement limités, le prix de leur
force de travail (les salariés) étant proche, ramenant ainsi les coûts
de production (ne serait ce que les coûts liés au social) à peu près au
même niveau. Cette situation n’était certes pas exempte de concurrence
et de conflits, mais elle permettait des politiques économiques et
sociales dont bénéficiaient finalement la classe salariée (protection
sociale, retraites, augmentation des salaires et donc augmentation du
niveau de vie).
La décolonisation et l’arrivée des «nouveaux pays industriels» (NPI) a
changé tout cela. Non pas le système marchand en tant que tel, mais les
conditions de son développement. Le «modèle social» qui était un
compromis interne entre classes sociales antagonistes à l’intérieur de
l’Etat-nation est devenu obsolète, et même est devenu un frein pour ce
qui demeure le fondement même du système: la valorisation du capital.
Pourquoi? Simplement parce que le nouvel état de la concurrence, les
marchés étant devenus mondiaux, les Etats des pays développés ne
peuvent plus s’acheter la paix sociale comme ils avaient coutume de le
faire. En effet, la concurrence mondiale sur le marché des biens et
services, mais aussi du travail, tire les salaires à la baisse…
induisant à la limite les délocalisations, la protection sociale
devient un coût insupportable pour des économies soumises à de
nouvelles contraintes.
Mais cette évolution a eu un autre type de conséquence: la destruction
systématique des modèles sociaux dans les pays colonisés. Le système
marchand s’est imposé, détruisant les anciennes structures tribales,
féodales et autres… les remplaçant, à marche forcée, dans des
structures issus des pays développés détruisant du même coût les
traditions, les systèmes sociaux, les solidarités locales, imposant
sans concertation et artificiellement des formes d’organisation sociale
exportées par les colonisateurs ou néo colonisateurs. Dévastant, pardon
exploitant, un environnement de plus en plus exsangue et qui voit
disparaître à une vitesse vertigineuse les ressources non
renouvelables… «Après nous le déluge!!!!»
Au nom du progrès, de la civilisation, de l’efficacité et de la
rationalité, le monde est mis en coupe réglée sur un seul et même
modèle, celui de la production et de la vente de la marchandise en vue
de a réalisation du profit maximum … le tout sous la haute autorité du
Fond Monétaire International. Le marché devient l’arbitre souverain
désignant sans appel qui pourra produire et qui ne le pourra pas, qui
pourra consommer et qui ne le pourra pas, … finalement qui doit pouvoir
vivre et qui devra mourir.(voir l’article «
LA CROISSANCE, QUELLE
CROISSANCE?»)
Cette forme de «totalitarisme démocratique» émanation monstrueuse du
système marchand est en passe de devenir la règle unique du
fonctionnement de notre planète. La machine à broyer les différences et
à produire du «conforme», du «normalisé», et qui fonctionne, comble de
dérision, au «carburant de la liberté» s’impose insidieusement dans
l’assemblée silencieuse des citoyen-ne-s conditionné-e-s par un
appareil d’information qui ne laisse pas le moindre doute sur l’«œuvre
civilisatrice de la marchandise».
Le sommeil est encore paisible… le réveil promet d’être brutal.
Patrick MIGNARD