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Lu sur : RousseauStudies « Dans Der Einzige und sein Eigentum (L'Unique et sa propriété) Jean-Jacques Rousseau n'est nommé qu'une seule fois dans une note, mais c'est à propos de l'éducation: "Rousseau, les Philanthropes et d'autres étaient hostiles à l'éducation et à l'intelligence, sans voir qu'elle est au cœur de tout chrétien; aussi ne partirent-ils en guerre que contre l'éducation savante et raffinée" (2).
On trouve cependant dans son livre quelques phrases qui donnent à penser que Stirner connaissait la pensée de Rousseau et avait lu son traité d'éducation, Emile. Annabel Herzog, dans un ouvrage récent consacré pour une grande part à Stirner, écrit que les références implicites à Rousseau sont nombreuses dans Der Einzige, et cite deux extraits qui sont sans nul doute un écho du Contrat social et d'Emile (3). "Nous sommes des hommes nés libres et cependant, où que Nous portions nos regards, Nous voyons que l'on fait de nous les serviteurs d'égoïstes!" (4) et "Dès l'instant où il voit la lumière du jour, l'homme cherche à se trouver lui-même et à se récupérer" (5).
Néanmoins, on ne peut guère parler d'une influence de Rousseau sur Stirner. La pensée des deux hommes semble tout à fait en opposition. Stirner condamne résolument les Lumières, qu'il accuse d'avoir institué le culte de l'Homme, de la morale égalitaire et du droit. Sa conception de la Révolution française en tant que réalisation de la pensée bourgeoise est sans doute également une expression du rejet de Rousseau considéré en bien ou en mal, vers 1845, par l'ensemble des philosophes et des politiciens comme le responsable des événements de 1789. Toute la période qui précède la parution de Der Einzige est d'ailleurs qualifiée par Stirner d'époque chrétienne et envisagée de façon tout à fait négative.
Est-il dès lors utile et significatif de rapprocher les points de vue de Rousseau et de Stirner sur l'éducation?
Relevons d'abord que les deux philosophes aspirent à libérer l'individu des préjugés stupides, des traditions répétitives et des oppressions diverses qui ont cours. Tous deux ont conscience de proposer un nouveau système qui rejette tout ce qui avait cours jusqu'à eux. Tous deux font un bilan radical du monde qui les entoure. Pour Rousseau, celui-ci n'est que ruine et décadence: il n'y a plus ni patrie, ni cité, ni famille, ni éducation. Pour Stirner, l'Etat, l'Eglise, la société humaine et ses dogmes sont à détruire sans ménagement. Tous les deux sont amenés à envisager de nouvelles bases sur lesquelles élaborer leur pensée. La nature pour Rousseau et l'égoïsme pour Stirner, sont, parmi d'autres, les plus apparentes des clés qui leur permettront d'appréhender le monde.
Il n'est pas question de réaliser ici une étude systématique et comparée de l'œuvre de ces deux penseurs, mais l'éducation me semble être un bon terrain de rencontre. Rousseau a déclaré qu'Emile, ou de l'éducation, publié en 1762, était "le dernier, le plus utile et le plus considérable" de ses ouvrages, l'aboutissement et la clé de voûte de son œuvre. Le livre est en effet tout autant le récit d'une éducation qu'un système philosophique ou un traité d'anthropologie. Il s'agit bien pour Rousseau de montrer comment peut naître un homme nouveau pour peu qu'on l'éduque différemment et qu'on lui donne des outils plus corrects et plus intelligents que ceux qui ont cours, afin de mieux aborder la vie et le monde. En quelques centaines de pages, Rousseau décrit le nourrisson, puis le jeune enfant et le jeune homme qui prend forme. Un précepteur l'accompagne de sa naissance à sa vingt-cinquième année et à son mariage avec une jeune femme digne de lui, Sophie. C'est une éducation complète qui traite aussi bien des questions d'hygiène que des exercices physiques et des travaux manuels, de l'apprentissage de la lecture que de la découverte de la sexualité ou du monde politique.
Cette éducation est une éducation de la liberté. Elle concerne d'abord un seul individu et nulle part, Rousseau ne dit qu'elle est destinée à servir dans les classes. Ce furent les pédagogues de la Révolution et de la fin du XIXe siècle qui tentèrent d'utiliser Emile dans les programmes d'éducation nationale, quitte à trahir totalement la pensée du philosophe genevois. Rousseau a parfaitement conscience de l'unicité de son élève et il écrit que "l'homme naturel est tout pour lui: il est l'unité numérique, l'entier absolu qui n'a de rapport qu'à lui-même ou à son semblable". Il évolue cependant entre une reconnaissance de l'égoïsme et une volonté de dénaturer celui-ci pour "transporter le moi dans l'unité commune" que constitue la société. Rousseau s'oppose résolument à ces pères qui bornent les possibilités de leur enfant en le destinant dès son plus jeune âge à être un avocat, un médecin ou un officier. Il rejette aussi dans Emile l'idée d'une éducation publique nationale, car on ne peut élever un homme pour lui-même et pour les autres: "Il faut opter entre faire un homme ou un citoyen, car on ne peut faire à la fois l'un et l'autre". Pour Rousseau, le choix est clair: il s'agit bien de faire un individu complet et digne de ce nom.
Alors que l'enseignement traditionnel repose sur la contrainte, Rousseau propose une éducation très libertaire à Emile. Son gouverneur est plus un ami qu'un maître rébarbatif. Jusqu'à sa quinzième année, Emile est soumis aux principes de l'éducation négative qui consiste avant tout à mettre en équilibre les forces, les besoins et la volonté de l'enfant. Ce dernier vit toujours dans le présent et c'est dans la mesure où le maître a sans cesse conscience de l'actualité de son action que l'enfant se réalise au maximum de ses possibilités. Les principales limites sont celles de la nécessité.
Cette liberté connaît cependant des règles et diffère en cela fondamentalement de celle proposée par Stirner à l'enfant dans Das unwahre Prinzip unserer Erziehung (Le faux principe de notre éducation) en 1842. Rousseau insiste à plusieurs reprises sur l'art du gouverneur qui doit conduire l'enfant dans la voie qu'il a choisie sans que ce dernier s'en rende compte. Il n'y a dans cette attitude rien de diabolique ni même de contraignant, car l'enfant dépend pour ses besoins de l'adulte. Rousseau rappelle à plusieurs reprises que seuls le bonheur et l'épanouissement de l'élève importent, mais il reconnaît aussi que le gouverneur entoure Emile de chaînes nouvelles au fur et à mesure qu'il grandit: "La raison, l'amitié, la reconnaissance, mille affections lui parlent d'un ton qu'il ne peut méconnaître". Rousseau reconnaît également la force de l'égoïsme et propose autant que possible une éducation fondée sur l'intérêt de l'enfant: celui-ci ne doit pas apprendre ni s'intéresser à des choses qu'il ne comprend pas ou qui l'ennuient. Il doit trouver du plaisir à tout ce qu'il fait. Cette question de l'égoïsme avait bien préoccupé Rousseau en ces années qui voient la genèse d'Emile. La première version du Contrat social et une lettre adressée en 1761 à M. d'Offreville montrent que le philosophe a conscience de l'importance de ce sujet (6). L'auteur d'Emile pense cependant que l'individu ne peut être totalement égoïste et qu'il faut être parfois sociable par égoïsme: "Où est l'homme qui, semblable à un ours dans la société, ne voudrait s'occuper continuellement qu'à satisfaire ses désirs sans égards pour les bienséances ni pour le repos d'autrui: serait-on heureux avec de pareils sentiments?", avait-il déjà écrit dans son Mémoire à M. de Mably.
Stirner dira sensiblement la même chose dans les Rezensenten, mais sa position est bien plus radicale que celle de Rousseau. Alors que le gouverneur d'Emile élève le jeune homme "au noble sentiment de la reconnaissance en ne lui parlant que de son intérêt" et lui apprend de la sorte la sociabilité, Stirner présente la relation de l'enfant au monde et de l'élève au maître comme une relation essentiellement conflictuelle. Rousseau définit certes Emile comme "un sauvage fait pour habiter les villes", mais Stirner fait de l'Unique un individu qui s'oppose à tous les autres. De la différence, on passe à la séparation. Par voie de conséquence, Rousseau ne considère jamais que ce qu'apprend Emile lui est étranger et risque de corrompre son unicité ou sa personnalité. Stirner au contraire distingue les sentiments donnés de ceux qui sont inculqués par l'enseignement. Rousseau veut préserver Emile de la corruption et demande à la "tendre et prévoyante mère" à qui son livre est dédié de former "de bonne heure une enceinte autour de l'âme" de son enfant. Pour lui, la morale joue un rôle fondamental dans l'éducation et dans la vie alors que pour Stirner, elle est le signe du règne de l'Homme sur l'Unique. Emile contient d'ailleurs une partie intitulée Profession de foi du vicaire savoyard qui permet à Rousseau d'exposer ses idées sur Dieu et la place de l'homme dans l'univers. Le refus de l'Unique d'admettre que quelque chose soit au-dessus de lui est sur ce point aussi à l'opposé de la pensée rousseauiste.
Rousseau ne cherche pas non plus comme Stirner à valoriser la personnalité de l'enfant au point de le conduire à la révolte. Son but est d'amener l'individu à trouver sa place dans la société, à s'y tenir sans souffrance et par là même à être heureux autant qu'il lui est possible de l'être dans sa condition. Stirner au contraire définit l'action de l'Unique dans la société comme une conquête de chaque instant et comme un refus de toute autorité. L'éducation est d'abord un dressage selon lui et il prône la révolte de l'enfant contre l'enseignement scolaire. Rousseau ne cherche pas à étouffer les désirs ou la volonté de son élève, mais plutôt à les orienter dans une direction plus sociable. Il traite dans Emile du cas de l'enfant brutal et violent, et donne des indications pour le conduire à respecter les objets et les êtres qui l'entourent.
En fait, l'opposition qui existe entre Stirner et Rousseau sur l'éducation est rendue d'autant plus sensible que leur but et leur méthode diffèrent énormément. Rousseau aborde la question de l'éducation dans le cadre de sa philosophie tout entière et lui consacre un fort volume parce que le sujet lui semble capital. Stirner répond en 1842 à l'essai de Theodor Heinsius par un article et reprend par la suite la question pédagogique dans Der Einzige, mais de manière moins fondamentale que Rousseau. Le Citoyen de Genève veut créer un homme nouveau et n'hésite pas à s'appuyer sur l'égoïsme de chacun. Stirner veut créer l'Unique et doit, pour ce faire, rejeter radicalement la morale, la religion et toutes les valeurs qui s'incarnent en l'Homme.
Pourtant, si ce fossé est infranchissable entre les deux philosophes, il me semble qu'ils agissent tous les deux dans le sens d'un plus grande reconnaissance de l'enfant. Rousseau, dans Emile et La Nouvelle Héloïse, a rappelé que cet âge passait vite et qu'il fallait permettre à l'enfant de le vivre avec sérénité, sans l'accabler de devoirs ou de réalisations futures. L'enfance est le temps des jeux, des cris, de la découverte émerveillée du monde: "Laissez mûrir l'enfance dans les enfants", écrit-il en une formule magnifique. Rousseau oppose aussi en un tableau saisissant l'enfant de dix ou douze ans élevé selon ses principes, "sain, vigoureux, bien formé pour son âge [...], bouillant, vif, animé, sans souci rongeant, sans longue et pénible prévoyance, tout entier à son être actuel, et jouissant d'une plénitude de vie qui semble s'étendre hors de lui", à celui qu'"un homme sévère et fâché" vient prendre par la main pour le conduire à sa table de travail entourée de livres. Cette dernière évocation prend une allure encore plus dramatique à l'époque de l'instruction publique quand ce n'est plus un enfant, mais une trentaine et parfois plus que le maître a charge de soumettre. Stirner retrouve sans nul doute l'accent de Rousseau quand il écrit: "Pauvres êtres, Vous qui pourriez vivre si heureux, si Vous aviez le droit de sauter à votre fantaisie, Vous devez danser au son de la flûte du maître d'école et montreur d'ours, pour exécuter des tours d'adresse auxquels Vous ne vous exerceriez au grand jamais par Vous-mêmes. Et Vous ne ruez pas enfin une fois contre le fait que l'on vous prend toujours pour autres que Vous voulez vous donner?" (7). Préserver chez l'enfant la joie de vivre, le goût du rire et de s'ébattre, c'est peut-être favoriser la naissance de cet Unique qui, selon Stirner, jubile, saute de plaisir et rit quand il prend conscience de lui-même et découvre ce qu'il possède. Et sur ce plan, Rousseau rejoint bien Stirner. »
Tanguy L'Aminot
Notes
1. Ce texte a paru en allemand dans le numéro 6 de la revue d'études stirnériennes fondée par Kurt W. Fleming, Der Einzige, à Leipzig, en mai 1999 (Eisenacher Strasse 33, D.-04155 Leipzig).
2. Stirner, L'Unique et sa propriété et autres écrits. Traduction de P. Gallissaire. Lausanne, L'Age d'Homme, 1972, p. 140 note.
3. A. Herzog, Penser autrement la politique. Eléments pour une critique de la philosophie politique, Paris, Kimé, 1997, p. 125.
4. Ibid., p. 114. L'Unique, p. 175.
5. Stirner, L'Unique, p . 85.
6. Mais contrairement à Stirner, Rousseau essaie de trouver en quoi le bien commun peut s'appuyer sur l'intérêt personnel. A M. d'Offreville, il écrit: "Il est certain que faire le bien pour le bien, c'est le faire pour soi, pour notre propre intérêt, puisqu'il donne à l'âme une satisfaction intérieure sans laquelle il n'y a point de vrai bonheur". En 1764, une lettre à l'abbé de Carondelet reprend le même thème et montre que Rousseau n'a pas résolu la question: "L'amour de soi-même est le plus puissant et, selon moi, le seul motif qui fasse agir les hommes. Mais comment la vertu, prise absolument et comme un être métaphysique, se fonde-t-elle sur cet amour-là? C'est ce qui me passe".
7. Stirner, op. cit., p. 361..