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Les Personnalités Fictives, par Alexandra David-Néel

Une des principales causes nuisant à la libre expansion de la vie de l’homme est l’existence qu’il accorde à une foule de personnalités de convention dont il est l’unique créateur et dont il s’est fait l’esclave.
Certaines de ces conceptions de l’esprit humain, telles que le bien, le mal, l’honneur, le devoir, la vertu, etc., représentaient, à leur origine, l’expression de la volonté d’une puissance supérieure à l’homme. La croyance aux dieux étant, sinon morte, du moins très affaiblie en la plupart des hommes, les idées procédant d’eux leur survivent et demeurent ainsi sans base, sans lien d’attache avec quoi que ce soit de raisonné ou de raisonnable. Divinités à leur tour, elles imposent leur contrainte à l’homme, aussi cruellement que les dieux d’autrefois, enserrant sa vie entre d’étroites barrières, exigeant son obéissance et, n’ayant plus pour excuse la crainte du courroux céleste, l’homme se soumet, se désole, gâche sa vie, sans trouver en lui assez de raison pour précipiter les idoles de leurs trônes en riant de sa crédulité passée.
Toute une catégorie de sentiments factices encombrent le cerveau et gênent la vie de ceux qui acceptent le joug de ces fantômes. Combien de luttes vaines ils engendrent ! Que de forces perdues pour la vie ! Quelle moisson est, pour la mort, cette masse d’hommes torturés par la honte, le remords, succombant sous le poids de maux sans réalité quand la maladie et les accidents naturels produisent une somme déjà trop grande d’inévitables souffrances.
Les idées abstraites, tout en gouvernant les hommes, se modifient néanmoins en chacun d’eux, selon ses dispositions particulières, et l’antagonisme existant entre leur vie et la vie propre des individus est moins apparent que celui qui se manifeste entre la vie individuelle de l’homme et celle d’une certaine espèce de personnalités fictives empruntant un semblant d’existence aux vies humaines, dont la réunion sert à les créer : patrie, Etat, Eglise, parti, famille, etc., et, en général, toute collectivité tendant à constituer une personnalité propre sous un nom désignant l’ensemble, sans rappeler les individualités dont elle est composée.

La recherche d’une vie plus aisée et meilleure a très vraisemblablement été le but de l’homme dans ses premiers essais de groupement. S’unissant pour se défendre contre les forces naturelles ou pour résister à des ennemis ; pour s’assurer, par l’échange, la satisfaction de besoins auxquels il leur est impossible de subvenir par leur seule force ; se groupant afin de compléter, d’embellir leur vie en jouissant des facultés d’autrui, offrant en retour à la communauté les ressources de leur activité, les hommes obéissent en réalité à un mobile unique : le désir de bien-être, la satisfaction plus grande obtenue par le moyen de l’association, en un mot, la recherche du bonheur personnel.
La conception utilitaire initiale disparaît peu à peu dans la plupart des groupements et l’on voit au fur et à mesure de leur accroissement, à mesure que l’association prend vie, l’intensité de vie diminuer chez les associés. Nombre d’elles sont arrivées ainsi à vivre, semble-t-il, d’une vie spéciale, absolument séparée de celle des hommes qui les composent, offrant même cette bizarrerie d’avoir des intérêts contraires à ceux de tous les associés et imposant leur autorité tyrannique à un tel point que les hommes sacrifient le bien réel de leur existence pour la conservation ou les intérêts de ces être chimériques.
Le langage usuel, reflétant l’idée de vie individuelle s’attachant à ces idoles modernes, s’exprime à leur sujet comme à celui d’êtres vivant réellement. Ne dit-on pas : « Les secrets, la raison d’Etat » comme si l’Etat était doué d’un cerveau lui permettant de raisonner ? La raison d’Etat peut-elle être autre chose que les raisonnements de quelques individus gouvernants leurs semblables ? Ne parle-t-on pas avec chaleur de la défense de la patrie ? Cette défense ne consiste-t-elle pas à faire tuer des hommes composant cette patrie et sans lesquels elle n’existerait pas ?
Autour de ces mannequins, comme près des statues des dieux d’autrefois, veille l’armée des prêtres et des servants de ces cultes laïques. Vivant des sacrifices offerts aux idoles par le peuple, ils se trouvent toujours prêts  à prêter à la divinité inerte le secours de leur voix ou de leurs bras pour exprimer ses oracles ou exécuter ses vengeances. Mais si sceptiques, si rusés soient-ils, il n’est pas rare de les voir eux-mêmes chassés du sanctuaire et, retombés parmi le troupeau des simples fidèles, être broyés par le pouvoir dont ils s’étaient faits les défenseurs.
Les noms mêmes donnés à ces êtres semblent, en certains cas, un défi au bon sens. Ne dit-on pas : « la société » ? Ce mot, exprimant l’idée d’association volontaire, de groupement voulu par des individualités désirant retirer des avantages de leur réunion, désigne-t-il actuellement autre chose qu’une agglomération d’hommes dans laquelle tous sont incorporés de force, dès leur naissance (*), où, bon gré, mal gré, ils doivent se soumettre à des règles établies sans leur consentement et dont il ne leur est pas permis de sortir ? Bizarre société est celle qui se compose de gens n’ayant pas demandé à en faire partie et qui, au lieu de dire simplement : « Retire-toi » à celui qui ne se plaît pas en son sein, s’arroge le droit de le châtier de le tuer, comme violant un traité sur lequel il n’a jamais été consulté, auquel il n’a jamais été consulté, auquel il n’a jamais consenti.
La « société », d’ailleurs, parle aussi du droit qu’elle a de défendre son existence irréelle et elle l’exerce largement en détruisant brutalement ou hypocritement les existences de sociétaires mécontents, de ceux qui, se trouvant frustrés par l’association, désirent se grouper suivant un autre mode.
Toutes ces puissances fictives, devant lesquelles les hommes se courbent, ne sont rien par elles-mêmes et leur existence factice est tout entière empruntée aux parts de vie dont les hommes se privent pour les leur donner.
Plus est forte la vie des patries, des sociétés et autres abstractions de ce genre, plus est faible la vie des individus et, le jour où ces fantômes disparaîtront, l’homme s’étonnera de sa puissance de vie : puissance qu’il ne peut soupçonner sous les entraves actuelles.
Les hommes, en général, ne sont pas constitués pour vivre seuls. Les multiples besoins de leur existence matérielle et les non moins besoins de leur activité cérébrale ne peuvent espérer leur satisfaction que par le concours d’un grand nombre de leurs semblables. La solidarité, l’association, s’imposent nécessairement à l’homme voulant sortir de la vie purement animale ;; mais les groupements petits ou grands, quels qu’en soient la nature et le but particulier, n’ont de raison d’être que s’ils sont constitués en vue des individualités y adhérant et pour leur plus grand avantage.
La société est faite pour l’homme et non l’homme pour la société. Loin d’avoir à s’incliner devant l’autorité impersonnelle des groupements, l’homme doit, sans hésiter, sacrifier leurs intérêts fictifs à la satisfaction de ses besoins. Dès que la société dans laquelle il se trouve entrave la liberté, contrarie les aspirations d’un individu, il devrait pouvoir s’en retirer, car elle cesse de lui convenir. Soit qu’il recherche un autre groupement, ou vive isolé, selon son désir, jamais l’homme, être vivant et réel, devrait faire à une abstraction l’abandon de ses désirs, ni souffrir qu’elle lui impose l’accomplissement d’actes dont il n’éprouve pas le besoin.

Il y a une bonne solidarité s’exerçant en faveur et pour le bonheur de ses semblables et une solidarité néfaste poussant l’homme à se sacrifier pour un mot : parce qu’on l’a catalogué sous le nom de Turc, de Russe ou d’Anglais ; ou sous celui de catholique ou de mahométan ; ou parce que lui-même, enfin, a accepté l’étiquette d’un parti se disant royaliste, républicain, socialiste, ou n’importe qu’elle autre chose.
Y a-t-il sur la terre deux hommes pensant absolument de même sur tous les points, menant une vie identique et pouvant continuer à penser et à vivre tous deux de façon semblable pendant toute leur existence ? Ne faudrait-il pas pour cela, outre une conformation physique absolument identique, qu’ils aient eu la même éducation, appris les mêmes choses, vécu dans les mêmes milieux ? C’est folie d’y songer ! N’est-ce pas folie bien plus grande encore, pour des hommes, de s’enrégimenter dans une association, de se ranger sous un drapeau quelconque, de s’imposer des lois fixes et de vouloir marcher toujours ensemble, dans n’importe quelles circonstances, alors que leurs individualités les font si différents les uns des autres ? Aussi pour atteindre ce but invoque-t-on la discipline, l’abnégation, une foule de théories mensongères aboutissant toutes au même résultat : diminution de la vie individuelle.

On ne saurait assez le répéter : ce qui importe le plus en cette question, c’est de se convaincre de la non-existence de toutes les personnalités fictives. Quand on dit : l’avenir de la race, le bonheur, la grandeur de la patrie, etc. ; il faut comprendre : le sort à venir des individus composant la race, les conditions d’esprit et d’existence des hommes formant la patrie. N’est-ce pas là, sous une forme particulière, un écho de la vieille lutte entre un spiritualisme erroné et le matérialisme scientifique ? L’idée abstraite ne doit-elle pas s’incarner en la matière pour nous devenir réelle et tangible ?
Obéissez, soumettez-vous, résignez-vous à votre ignorance, à votre misère, pour que la « société » soit forte et heureuse, nous dit-on. Une association ne peut avoir de vie en dehors de celle de ses membres, répondons-nous. Elle est vile s’ils sont vils, ignorante s’ils sont ignorants, misérable s’ils sont misérables : chaque souffrance endurée par un des individus qui la composent augmente la somme de souffrance générale et nul miracle n’est capable de transformer en savoir et en bien-être pour l’ensemble l’ignorance et la misère individuelles.
Rien n’est plus faux et plus funeste que de croire que la résignation, l’abnégation de soi-même, pratiquée par chacun, puisse avoir une vertu pour la collectivité. Comment de la douleur de chaque homme voulez-vous constituer le bonheur de l’humanité ?
Comment de la contrainte individuelle pensez-vous faire surgir la liberté pour tous ?

(*) Il faut même dire : avant leur naissance, puisque la femme enceinte n’est pas maîtresse de celui qui fait encore partie d’elle et que « la société », la ravalant au rang d’animal producteur, lui enjoint, sous peine de châtiment, de conserver pour son service, pour ses armées, un être n’ayant pas encore d’existence propre.

Ecrit par Cercamon, à 14:58 dans la rubrique "Pour comprendre".

Commentaires :

  Yvan Grozny
11-05-04
à 19:40

Très bon texte!
La dernière phrase évoque la distinction entre Bakounine et les lumières sur la notion de liberté: "la liberté des autres est condition de ma liberté" contre "ma liberté s'arrête là où commence celle des autres".
Répondre à ce commentaire

  Cercamon
11-05-04
à 23:54

Re: solidarisme et individualisme

Hum, j'veux pas avoir l'air de chipoter, mais ADN a été influencer par l'individualisme, ce qui a première vue s'accorde assez mal avec la vision trés universaliste de Bakounine. En fait c'est une difficulté de taille pour les individualistes : comment, en se défendant d'être universaliste, parler de solidarité ? La réponse, en général, est que si tous les individus adoptent un comportement "sainement" égoïste, on arrive à un équilibre où tout le monde trouve son compte. Stirner avançait déjà ce genre d'argument, et ADN le reformule à partir de la lecture de philosophes chinois du Vème siècle av. J.C.

Mais attention, tout équilibre n'est pas "sain" (par exemple l'état actuel de la société peut être vu comme un équilibre, et ce n'est pas un état que l'on peut qualifié de "solidaire"...)

A noter que les individualistes sont d'ailleurs partisans en général d'une certaine "frugalité", qui est à même de favoriser un équilibre solidaire...

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  Yvan Grozny
12-05-04
à 09:45

Re: Re: solidarisme et individualisme

Il n'y a pas de mal à chipoter!
L'idée de Bakounine que j'évoque là n'a aucun soucis à s'accorder avec une vision individualiste, au contraire. D'ailleurs, la question individualiste/communiste est un faux débat, au fond. Le plus farouche des communistes n'appréhende les choses que de son petit point de vue d'individu, quoi qu'il prétende. Même s'il se croit profondément objectif, il reste un sujet, donc subjectif. Et le plus individualiste au monde reste, qu'il le veuille ou non, une composante sociale.
Enfin, individualiste ou pas, la dernière phrase du texte me rappelle l'idée bakouninienne. Après, que l'auteur se revandique de Bakounine ou pas, finalement, on s'en fout bien pas mal, non?
D'ailleurs, tu donnes toi-même l'issue du problème individualisme/communisme dans ta réponse à la question de la solidarité. Dans cette même réponse, l'expression "si tous les individus" démontre bien que l'individualisme peut ne pas être exempt d'universalisme, non?
Et puis, de mon point de vue, la politique doit se limiter, tant que possible, à organiser la solidarité entre individus et à leur garantir un maximum de libertés. Le cas échéant, le communisme n'aurait plus rien de libertaire.
Alors, suis-je communiste ou individualiste? Ni l'un ni l'autre, ou les deux... Peu importe les mots, finalement, tant que nous y mettons à peu près la même chose derrière.
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