Les travailleurs sociaux ne savent plus exactement où ils vont dans leur pratique et ce que l’on attend réellement d’eux. Quelle est leur mission? Quelle est la commande sociale à laquelle ils se doivent de répondre? Quelles sont les limites de leur travail? Les contradictions qui les fait s’interroger sur l’efficacité, mais aussi sur la nature de leur travail. Le dernier épisode sur «la délation» a fini de jeter le doute sur un travail qui devient apparemment de plus en plus nécessaire et … de plus en plus ambiguë.
Devant la dégradation de la situation sociale: exclusion, incivisme, accroissement de la pauvreté …et les choix politiques qui sont faits: réduction des aides, des subventions, recours à la répression en place et lieu de la prévention,…. les travailleurs sociaux sont amenés à faire face à des situations qui dépassent largement, non seulement la capacité des moyens mis à leur disposition, mais révèle sous un jour nouveau les limites et les ambiguïtés de leurs«missions».
Le travail social, et par voie de conséquences, les travailleurs sociaux, ne sont pas détachés du contexte général, économique et politique dans lequel ils évoluent… ils ne sont pas les seuls dans ce cas, les enseignants, les médecins, par exemple,… sont dans le même cas. La spécificité pour eux c’est qu’ils sont au cœur des contradictions du système, à la «jointure», qui «grince» de plus en plus entre l’économique et le social… pour éviter que ça grince on va mettre de l’«huile»… ce lubrifiant,…c’est eux.
LE TRAVAIL SOCIAL COMME REVELATEUR
Le développement considérable du travail social depuis, disons trente ans, est un indicateur des tendances lourdes du système marchand. Institutionnaliser massivement le travail social peut apparaître comme un progrès fait dans la recherche par les pouvoirs publics d’un «mieux être dans le domaine social». En fait cette tendance à l’hypertrophie de ce secteur signifie que le système dans son fonctionnement a de plus en plus de difficulté à produire du «lien social»… c'est-à-dire de la relation qui donne un «sens» à l’existence sociale et à la place de l’individu en son sein. Le processus d’exclusion, de marginalisation, d’échec qui accompagne depuis les années soixante dix la mutation du système marchand dans les pays développés, processus conséquence de la mondialisation marchande (licenciements, restructuration, délocalisations, raréfaction des emplois, déréglementation du marché du travail,…), génère un déchirement de la relation sociale salariale avec son lot de déviances (perte de repères, marginalisation, économies parallèles, trafics, délinquance, drogue, alcoolisme, suicides,…).
Tous ces phénomènes, présents dans le passé n’avaient qu’un caractère conjoncturel, voire sectoriel, en tout cas passagers,… aujourd’hui le phénomène est structurel: c’est le système qui le produit, de manière massive et durable. Une telle situation est évidemment dangereuse pour la stabilité du système: perte de confiance, esprit de révolte, incivisme, discrédit du système, individualisme, désintérêt de la vie sociale, …
Pourtant, malgré son désir de stabilité, l’Etat est incapable de déroger aux lois du système marchand dont il est le garant… et justement parce qu’il est le garant. Ainsi, il est incapable de s’opposer, par exemple aux liquidations d’entreprises, aux restructurations, aux délocalisations. Il est donc contraint non pas d’agir sur les
causes de cette situation, mais sur les
conséquences… et comme il est exclu pour lui de remettre en question les lois de fonctionnement du système il va résoudre le problème d’une des manières qu’il connaît, l’argent.(l’autre étant la répression). Pour cela il va «se payer» un corps de professionnel qui aura pour objectif de faire, ou tenter de faire, ce que le système ne fait plus, ou fait de moins en moins, tisser lien social, donner du sens à la vie sociale d’individus exclus ou en passe de l’être.
La commande sociale qui est faite, aux travailleurs sociaux, par l’Etat, ou les collectivités locales, ou tout autre organisme employeur, dépasse donc le simple stade de l’aide individuelle et passagère, contrairement à ce qui nous est présenté… il s’agit en fait d’un véritable raccommodage de la trame du tissu social, que le système ne produit plus et qu’il déchire par le développement de ses contradictions. Ainsi, la prise en charge des jeunes, des exclus, l’élaboration de «projets de vie», la mise en place d’«actions d’insertion»,… sont des actes effectués par les travailleurs sociaux alors qu’en fait c’est le système salarial, par son fonctionnement, qui devrait les assurer et dont il est incapable. Ainsi les «aides» financières distribuées par les travailleurs sociaux ne sont que l’expression de l’impossibilité pour de nombreuses personnes de pouvoir subvenir à leurs besoins.
LE TRAVAIL SOCIAL PARTIE INTEGRANTE DU «MAINTIEN DE L’ORDRE»
Il s’agit bien entendu du «maintien de l’ordre» au sens large… de l’ordre social. Pour qu’un système social«fonctionne», il est indispensable que les conséquences de ses contradictions soient contenues dans des limites acceptables. Acceptables d’abord, économiquement, pour le système lui-même… il faut que les affaires puissent continuer. Acceptables aussi socialement et politiquement: on ne peut pas agir n’importe comment (par exemple on ne peut pas exterminer les chômeurs, écraser dans le sang une manifestation… du moins plus…ou pas encore).
En fonction des acquis sociaux, politiques, de l’idéologie, de la présence ou non d’une opinion publique,… l’Etat se doit de gérer les contradictions du système.
La démarche, de la part des pouvoirs publics, de vouloir faire collaborer les travailleurs sociaux à ce qu’ils considèrent des« tâches de police» n’a rien que de très logique. Eléments connaissant parfaitement le terrain, ayant la confiance de leur public, les travailleurs sociaux sont «techniquement» et «pédagogiquement» particulièrement précieux pour savoir, connaître et observer… ce sont des «personnes ressources» potentiellement efficaces sur le terrain. Mais, va-t-on dire, c’est les faire collaborer avec la police et l’administration! . Bien évidemment… mais comment pourrait-il en être autrement dans une logique de contrôle social, dans une logique qui tend à «juridiciariser» les conflits sociaux, les déviances,… Les travailleurs sociaux ne sont qu’un élément dans le cadre de la maintenance de l’ordre social.
Dans certains cas (régimes autoritaires, voire dictature) l’Etat peut «régler» les problèmes par l’utilisation de mercenaires (voir l’article «
VERS UNE SOCIETE POLICIERE?»). D’ailleurs, le discours officiel qui tend à «socialiser», ou du moins à privilégier, la fonction répressive tout en relativisant la fonction préventive et sociale tend habilement à créer la confusion des genres en faisant subrepticement glisser la seconde vers la première. Là est le problème.
Alors que les mercenaires «ne se posent pas de problèmes» quand à leur fonction: ils obéissent aux ordres, les travailleurs sociaux, eux, fonctionnent différemment: leurs motivations, leurs formation, leur engagement parfois en font des individus qui s’interrogent sur le «sens» de leur action…. Ils sont donc amenés à comprendre, à apprécier, à juger les situations et les décisions. Leur action est fondée sur une éthique qui n’a rien à voir avec une obéissance aveugle à l’obéissance à des ordres. On comprend dès lors le malaise qu’ils ressentent quand on veut simplement les instrumentaliser en vue d’action qui transgresse leur éthique et sape le fondement de la confiance qu’ils ont établi avec leur public.
UNE SITUATION CONTRADICTOIRE
En fait, le travail social révèle, mais est aussi révélé, par la situation contradictoire de tout individu dans l’économie de marché: à la fois citoyen, c'est-à-dire, en principe, juridiquement et politiquement libre, mais aussi économiquement instrumentalisé par le système. Cette situation contradictoire qui a pu être maîtrisée jusqu’à présent, l’est aujourd’hui de moins en moins (voir l’article «
DECADENCE»). Or, ce que le système ne peut plus faire comme, intégrer les individus, donner un sens social (même s’il est conflictuel) à leur existence,… le travail social le peut-il? Certainement pas, du moins de manière durable. En effet comment le travail social pourrait-il agir sur le marché du travail pour intégrer l’exclu, le chômeur, le licencié, l’handicapé? Car le système salarial intègre de cette manière, par l’emploi… mais cette maîtrise de l’emploi échappe complètement au travail social comme d’ailleurs l’ensemble des rouages de l’économie, d’où une situation contradictoire entre un objectif d’intégrer et une impossibilité fondamentale de pouvoir le faire.
Notons que le travailleur social n’est pas le seul à être dans ce type de contradiction. Ainsi l’enseignant qui forme une force de travail qui ne trouvera peut-être pas à s’employer. Ainsi le médecin déchiré entre soigner et rentabiliser le système de soins. Ainsi l’infirmière, le salarié du service public…
Cette situation révèle véritablement l’essence du système marchand qui, à l’image de ce qu’est la marchandise sacrifie l’usage au pécuniaire, privilégie la rentabilité à la finalité de la satisfaction des besoins.
Notons enfin que le travailleur social est aussi une force de travail qui représente un coût pour son employeur et qu’à se titre il subit les mêmes contraintes que tous les autres salariés: précarité accrue, licenciement, rentabilisation,…ce qui accroît son désarroi et son incompréhension du sort qui lui est fait.
LE TRAVAIL SOCIAL EST-IL DEVENU INUTILE, VOIRE NUISIBLE ?
Pour le système il est et demeure un élément essentiel dans la manière de «non résoudre» les problèmes sociaux, de faire durer la situation, d’éviter l’explosion sociale. La France et la plupart des pays développés peuvent se« payer la paix sociale» en finançant un corps de professionnels qui ont pour objectif de créer le lien social que le système n’arrive plus à produire… mais il est vrai que si le choix est fait de la répression, on substituera des mercenaires aux travailleurs sociaux ou bien ces derniers devront accepter de le devenir.
Pour le travailleur social c’est plus compliqué car, si tout ce qui vient d’être dit est vrai, il ne peut que s’interroger sur le caractère apparemment pervers de son action… autrement dit il apparaît comme une béquille du système, voire un collaborateur, certains même disent que le travail social donne l’illusion de…, en trompant l’usager…. Mais nous l’avons vu il n’est pas le seul dans son cas. Une telle situation renvoie ainsi à une réflexion non plus sur ce qu’est le travailleur social, mais le système marchand lui-même.
Cela dit, le travail social permet de travailler avec des victimes du système et là se pose un choix délicat et difficile à assumer: doit-on simplement fournir une aide… à la limite par simple humanité… ce qui est tout à fait respectable; ou doit-on, dans le cadre de son action, aller plus loin et «conscientiser» l’usager pour lui faire prendre conscience de ce qu’il est dans le système, autrement dit en faire un citoyen actif et même réactif par rapport à un système qui l’exclu? Question délicate qui renvoie à l’engagement de chacun et probablement à une réflexion entre toutes et tous. Le problème devient politique (au sens noble du terme).
Ne nous berçons pas d’illusions, l’humanisme de la démocratie marchande est à géométrie variable et cette variabilité a pour paramètres les conditions et les exigences du système qui la sous-tendent et dont la finalité est, reste et demeure, la valorisation du capital. Le social n’est pas une valeur, pendant de l’économique au temps de la croissance, il en devient aujourd’hui un prétexte Il est devenu la condition de la stabilité du système dans son ensemble… il est au système ce que la respiration artificielle est au noyé.
Les travailleurs sociaux sont au cœur de cette contradiction, ils en ont conscience… encore faut-il pour être efficace transformer cette conscience en pratique.
Patrick MIGNARD
à 15:15