La question de la violence est récurrente de tout processus de transformation sociale. La violence est partout dans l’Histoire, sa condamnation aussi d’ailleurs, et il est de bon ton aujourd’hui de croire, de faire croire ou de feindre de croire que, la transformation sociale étant terminée (que mettre à la place du marché?), la violence doit l’être également.
L’Etat, l’autorité, s’est toujours attribué le monopole de la violence, du moins de la violence légale; de la violence légitime, et a toujours déclaré illégitime la violence qui s’opposait à lui. Un tel constat ne règle pas le problème posé par la violence, mais au contraire le repose indéfiniment.
On associe trop facilement «force» à «puissance» voire à «justice»… c’est vrai dans le monde animal du moins pour les deux premiers termes… le troisième n’y ayant aucun sens. Dans la société humaine le problème est beaucoup plus complexe car, contrairement au monde animal, l’acte individuel et/ou collectif se fait consciemment et au nom de «valeurs». Ainsi, la violence humaine n’a rien à voir avec la violence animale. La première est consciente, sociale et politique alors que la seconde est essentiellement instinctive… et ce qui fait l’«inhumanité» de la violence humaine, c’est justement le fait qu’elle est humaine…
SUR LA LEGITIMITE DE LA VIOLENCE
Il n’existerait aujourd’hui, dans la société, que deux types de violence, la bonne, la légitime, la juste et l’autre, la mauvaise, l’illégitime, la perverse et inacceptable.
Au-delà de l’argument fallacieux qui fait de toute autorité le dépositaire légitime de la violence, le statut de la violence, de la force, dépasse le cadre strict de celui de la légitimité du pouvoir. En effet, tout pouvoir a toujours su fonder, et justifier, sa légitimité, de même qu’il a toujours su justifier, avec les meilleurs arguments du monde, l’utilisation de la violence contre ses opposants. Notons que la légitimation de la violence passe par la prise et la possession du pouvoir par ceux qui exercent celle-ci…Exemple? La violence des nazis durant la République de Weimar est «devenue légitime» dés 1933… On peut multiplier les exemples historiques à l’infini. La légitimité de la violence change quand change le pouvoir. Ce n’est donc pas sur ce terrain que l’on peut arriver à comprendre quel est le statut de la violence.
La question essentielle serait plutôt: Que préserve réellement un système économique au point d’être susceptible d’utiliser la violence? Il faut alors dépasser le cadre du simple discours idéologique qui masque la réalité du pouvoir, et du système, et examiner quels sont les mécanismes, les principes, de son fonctionnement.
L’économie de marché, ou la démocratie marchande, met en avant la légitimité populaire du pouvoir. La légitimité du pouvoir étant fondée sur le peuple, toute violence exercée contre le pouvoir s’exerce donc contre le peuple (on peut tenir le même raisonnement quand c’est Dieu qui légitime le pouvoir). Raisonnement logique, mais volontairement incomplet. Le fait que le pouvoir soit légitimé par le peuple n’exclu absolument pas que le système qui le sous-tend soit un système d’exploitation qui instrumentalise l’individu… le salariat en est la plus parfaite démonstration. Or, par sa nature même, ce système va être, et est, générateur de conflits, parfaitement identifiés, fondés sur les conditions de production et de répartition des richesses, bref d’existence. Rapport qu’il cache, comme l’ont fait tous les systèmes de domination dans l’Histoire, derrière le paravent d’une morale qu’il a ajusté à ses intérêts et d’une idéologie mystificatrice. La manipulation consiste en effet à affirmer le caractère «naturel» et «indépassable» de ce système, et l’organisation politique basée sur une alternance factice, qui le perpétue, sans pour cela résoudre les conflits, d’où une situation apparemment paradoxale d’un peuple qui conteste systématiquement un système dont il reconduit non moins systématiquement au pouvoir ses gestionnaires
Cette situation aboutit à un paradoxe surréaliste: la violence populaire est déclarée illégitime par un pouvoir légitimé par le peuple. L’ambiguïté est totale et tout à fait propice au statut quo, mais aussi, ce à quoi nous assistons aujourd’hui, à la juridiciarisation, voire criminalisation de la contestation sociale (voir l’article «
VERS UNE SOCIETE POLICIERE?»).
LE PIEGE DU SPECTACLE DE LA VIOLENCE
L’image de la violence est mystificatrice. Renvoyant dans notre inconscient aux rapports de force entre animaux, répondant probablement à la partie animale de notre cerveau, elle est l’expression d’un stade d’évolution que nous avons dépassé. Nous l’avons vu, les rapports humains sont des rapports conscients et politiques… ils ont dépassé le stade de l’instinct.
Pourtant, et peut-être à cause de cela, le spectacle de la violence nous fascine et nous trompe sur son efficacité réelle. Dans un rapport de force politique (au sens large), la violence n’est qu’un paramètre, autrement dit, elle n’est que l’ élément d’un tout, et c’est la structure de ce «tout» qui lui donne son sens. Ainsi, la violence (l’instrumentalisation de l’individu) qui est à la base du système marchand disparaît en tant que spectacle dans la rationalité de celui-ci, de même que la soumission au Moyen Age disparaissait dans l’allégeance dans la foi en la divinité. L’exploiteur s’est toujours appuyé sur le consentement de l’exploité à se complaire dans l’illusion du «naturel», du «logique», de la «fatalité» qui fonde sa soumission… à défaut il lui a toujours fourni des arguments pour s’en convaincre (Dieu, la patrie,…).aujourd’hui, le marché.
Le système marchand a atteint un haut degré de sophistication en matière de justification morale de ses principes. Il a pour cela la «rationalité», celle qui déclare «équitable» l’échange marchand, «qui pourrait remettre en question le calcul économique aux bases mathématiques (?) incontestables(?)»… et de cette «équité» basée sur la logique, il passe logiquement à l’«équité» sur le plan moral. Quoi donc trouver de mieux qu’une rationalité scientifique fondant une valeur morale… Cette dernière est forcément universelle, incontestable et…harmonieuse, et donc exempte de tout germe de violence La mystification n’a plus à s’inventer des Divinités et autres entités au fondement «scientifique», et pour cause, fragile. On peut dire que la «mystification» est scientifiquement fondée et justifiée… c’est ce qui fait la force de persuasion de ce système. La rationalité du système masque le rapport de domination (le salariat) sur lequel il se fonde. De même que la foi justifiait et masquait l’exploitation, la rationalité du système marchand justifie et masque le rapport de domination qui le fonde.
Il faut donc inverser la vision de la réalité. La violence primaire n’est pas celle qui s’exerce pour combattre l’exploitation, mais c’est l’exploitation elle-même. C’est l’institutionnalisation (en système économique) de la violence sociale et économique qui masque sa vraie réalité et qui révèle en fait une autre violence qui n’est que son expression «en creux». Ainsi la violence exercée par une révolte n’est que l’image symétrique de l’exploitation qu’elle combat.
Tout système a donc tout à fait intérêt, et il ne se gène pas, à présenter la violence exercée contre lui comme une remise en question, un atteinte à l’ordre… dont il est le représentant et le garant… ce qui, d’un certain point de vue et tout à fait exact… oubliant simplement d’expliquer l’origine et le sens de la contestation dont il est l’objet.
LA VIOLENCE EST-ELLE NECESSAIRE?
Contrairement à ce qui nous porterait spontanément à croire que l’«on combat la violence par la violence», l’Histoire nous montre que la violence brutale, physique, primaire, ne saurait être considérée comme l’élément essentiel du changement, elle en est tout au plus un élément marginal, en ce sens que ce qui fait le changement ce n’est pas la violence, mais au contraire la construction, l’élaboration de nouveaux rapports sociaux… ce qui est, il est vrai, une forme de violence faite au système en place. Une révolte, aussi violente soit-elle n’a jamais rien changé, du moins de matière fondamentale et déterminante. Que dans cette œuvre de construction, de nouveaux rapports, la violence s’exprime, c’est quasiment inévitable, et ce pour une raison simple: tout édifice social, nie ses contradictions et résiste aux forces du changement… et en dernière instance, il utilise la force brutale…. Et alors il se dévoile dans ce qu’il est réellement.
La non utilisation de la violence n’est donc absolument pas garantie.
Remettre en question le système marchand c’est lui faire exprimer à un moment donné ce qu’il est par essence: un rapport de violence devenu insupportable. Le remettre en question, en envisageant une alternative sociale et politique ne peut que lui faire exprimer les véritables intérêts et objectifs qui sont les siens. Montrer, démontrer concrètement qu’il est condamné par une structure économique et sociale fondée sur d’autres principes éthiques entraînera une riposte, expression de la violence qui le fonde. Alors les apparences tombent et il révèle sans fard ce qu’il est: un rapport de domination, une structure d’instrumentalisation des hommes, des femmes,… de la Nature, qu’il soumet à ses intérêts.
Attaqué par la violence seule, la force, l’insurrection, voire le terrorisme, un système économique et social, à l’échelle de l’Histoire n’a aucune chance de le mettre à bas… l’exemple soviétique en est la plus parfaite illustration. Un système ne s’abat pas sous les coups d’une force, mais par la putréfaction des rapports sociaux qui le fondent. (voir l’article
DECADENCE). L’élaboration de nouveaux rapports sociaux est l’élément essentiel de cette décomposition. La stratégie du changement consiste donc plus à construire des rapports sociaux alternatifs qu’à attaquer de front le système et ce d’autant plus qu’il bénéficie de deux avantages non négligeables: il a la force brutale matérialisée par la possession du pouvoir protégé par ses mercenaires armés (police-armée) et il a son idéologie qui a pour fonction de délégitimer aux yeux du plus grand nombre la violence qui lui est faite.
La pratique violente pure, même accompagnée de tout un discours incantatoire, véhément et idéologique (souvent fondé sur rien de concret) est donc, même si elle peut faire illusion (par sa brutalité), historiquement, inefficace. Le terrorisme de masse (attentats aveugles) ou individuel (assassinats ciblés) en tant que pratique politique en vue d’un changement est politiquement absurde. On ne construit pas un monde nouveau sur la terreur.
Le fascisme (forme de terrorisme d’Etat) est la forme politique qu’a pris le système marchand quand il a pensé que ses intérêts étaient menacés… contrairement aux discours pseudo humanistes officiels qui veulent nous faire croire que le fascisme est une aberration de l’Histoire (demandez à Papon qui a servi les deux formes!.).
Sans pour cela en arriver au fascisme (encore que… faudra voir l’avenir), le système marchand est prêt à tous les crimes et toutes les infamies pour sauvegarder ses intérêts vitaux. (demandez aux pays coloniaux et/ou néo colonisés! demandez aux exclu-e-s,...)
La violence exercée comme moyen de défense à l’encontre d’un système oppresseur, comme moyen de protection d’un mouvement de libération, pour défendre des valeurs, est moralement et historiquement juste. Mais elle ne saurait cependant constituer la forme unique et essentielle du combat, elle est tout au plus, à l’échelle de l’Histoire, un moyen de préserver les acquis et un moyen de protection des nouvelles structures (éléments essentiel du changement) mises en place. Cette violence prendra alors un véritable sens pour celles et ceux qui l’exerceront… et y gagnera une légitimité.
Le choix de l’adoption du principe, du moment et de la forme de l’exercice de la violence renvoie à la question de la légitimité historique de celle-ci, c'est-à-dire de sa place dans le processus de changement des rapports sociaux et du degré de résistance de l’ancien régime. Plus les forces du changement seront fortes dans l’élaboration de nouveaux rapports sociaux, plus la violence de l’adversaire sera dérisoire et moins nous aurons à l’exercer. Faisons en sorte que l’utilisation de la violence, de la part de l’adversaire, soit l’expression et l’aveu implicite de sa faiblesse politique face à une situation qu’il ne contrôle plus…
Patrick MIGNARD