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Autour de la "social-démocratie libertaire"

Lu sur Actualité de l'anarcho-syndicalisme : "Le texte qui suit constitue une réponse à un texte de Philippe Corcuff intitulé "Éléments de discussion avec Ariane Miéville. À propos du n°6 de la revue ContreTemps (" Changer le monde sans changer le pouvoir ? Nouveaux libertaires, nouveaux communistes ") et qui constituait lui-même une réponse un autre texte disponible sur notre site, intitulé Quand des trotskistes veulent devenir libertaires. Ce texte était une recension du n°6 de la revue ContreTemps, elle-même intitulée "Changer le monde sans prendre le pouvoir ?…" Vous suivez toujours ? C’est bien, mais ce n’est pas obligatoire. J’ai fait de mon mieux pour que cette contribution se suffise à elle-même et puisse intéresser y compris les personnes qui n’ont pas suivi les épisodes précédents.

En ouvrant ContreTemps n°6, je voulais élucider une question simple : les trotskistes sont-ils en train de devenir libertaires " pour de vrai " ou veulent-ils récupérer le concept pour avoir une meilleure image ? La réponse que j’ai trouvée n’était pas exactement celle que j’imaginais. Je pense maintenant que pour certains membres de la LCR, le " sirop " libertaire pourrait aider à faire passer, dans leurs rangs, une " pilule " social-démocrate. Bien sûr, pour ses promoteurs, il ne s’agirait pas de passer du trotskisme au social-libéralisme actuel, mais de refonder une social-démocratie néo-réformiste qui " change le monde ". Philippe Corcuff parle à ce propos d’un projet " composite ", " puisant dans une pluralité de traditions ". Je veux bien accepter cette définition, par contre, je refuse d’y voir " une nouvelle politique d’émancipation ".

Au contraire, je vais essayer de démontrer que le recours aux institutions politiques va à l’encontre du développement des mouvements sociaux. Et je tenterai aussi de répondre au faux dilemme " démocratie ou totalitarisme ". Mais avant de poursuivre sur la " social-démocratie libertaire ", je vais préciser ma posture, mon identité et dire comment je perçois celle de mon interlocuteur. Cela me permettra de répondre à certaines questions annexes qu’il me pose, comme celle de savoir si, à mes yeux, le monde est simple ou compliqué…

Militant(e)s et sociologues

Ph. Corcuff et moi-même avons des points communs, nous sommes militants et sociologues. Ce qui nous différencie, c’est que j’ai l’impression d’être plus militante que sociologue et que l’inverse est vrai pour lui. Je pense que l’exigence de rationalité que l’on doit avoir vis-à-vis d’une théorie sociologique n’est pas exactement la même que celle que l’on peut attendre d’une doctrine ou d’une philosophie politique. Ces dernières reposent sur des valeurs, des principes, certaines traditions ou sagesses dont on ne peut pas toujours prouver la cohérence, mais qui font partie de leur histoire et sont parties prenantes de leur identité.

Tout en étant convaincue que la connaissance du monde est utile à qui veut " changer le monde ", je pense qu’elle ne remplace pas la volonté, la force de conviction, l’habileté, le courage et toutes les autres qualités dont peuvent faire preuve les militants. Ainsi, je puise dans mes connaissances sociologiques des outils utiles à mon action, bien plus que je n’essaye de vérifier mes présupposés théoriques en les appliquant à ma pratique militante.

Je définirais ma posture comme étant à la fois " réaliste " et " relativiste ". Réaliste, car je pense que le monde existe indépendamment des explications qu’on peut en donner. Ainsi les théories sociologiques ne produisent pas ce qu’elles observent et elles doivent être vérifiées ou pour le moins illustrées par un certain nombre d’exemples.

Relativiste, car je pense que les différentes cultures et traditions (idéologies, doctrines, religions…) ont toutes une efficacité, une logique interne et qu’elles produisent du sens pour ceux qui les vivent. Si nous adhérons à l’une ou l’autre, c’est le plus souvent au nom de certaines valeurs que nous jugeons primordiales et pour lesquelles nous sommes prêts à nous battre.

Max Weber distingue deux types de rationalités, la rationalité en finalité, dite aussi rationalité instrumentale et la rationalité en valeur. Dans la plupart des actions humaines et notamment dans celles des anarcho-syndicalistes dont je me revendique [1], ces deux types de rationalité sont à l’œuvre, puisqu’il s’agit, en l’occurrence d’avoir à la fois une efficacité immédiate, la satisfaction des revendications syndicales, et de défendre les valeurs du communisme libertaire (égalité et liberté).

N’importe quel sociologue vous dira que les valeurs sont à l’origine de normes qui peuvent être implicites (non-dites) ou explicites (écrites dans des lois, règlements, statuts, contrats…). Chez les anarcho-syndicalistes, les normes explicites figurent dans les statuts et les accords de congrès. Leur élaboration est " démocratique " ou plutôt fédéraliste, dans le sens que la décision est prise à la majorité, en congrès, par les représentants des syndicats. Ceux-ci, à la différence de ce qui se passe dans la " démocratie bourgeoise ", n’y défendent pas leurs idées, mais celles de leurs mandants. Les délégués ont certes une marge d’interprétation et peuvent passer des compromis, mais ceux-ci peuvent être ou non ratifiés par les adhérents du syndicat. On peut penser ce que l’on veut de ce fonctionnement, mais toute personne honnête reconnaîtra qu’il n’est guère susceptible de produire un totalitarisme ou une dictature.

Des idées simples

Si j’ai dit dans mon précédent texte qu’il " faut mettre en avant des idées simples " ce n’est pas seulement parce qu’elles sont plus faciles à communiquer, mais surtout parce que chacun peut avoir une opinion à leurs propos. Rien de tel avec des propositions ambiguës qui permettent de rassembler des gens qui pensent différemment (par exemple des réformistes et des révolutionnaires) parce qu’ils ont compris différemment le discours.

Une tare des " sociologues militants " est d’exiger des membres de la " base " qu’ils fassent l’effort d’apprendre leur langage, d’étudier leurs théories, avant de pouvoir se prononcer sur les options à choisir. Rien de tel pour produire une petite cour d’initiés autour du " professeur " ou du leader charismatique… C’est au nom des " idées simples " que je récuse l’affirmation de Ph. Corcuff suivant laquelle la " position kantienne libertaire, les moyens doivent ressembler aux fins est sociologiquement impossible ". Je ne dis pas que des idées comme l’autogestion, la rotation des tâches, le mandat impératif, le souci de promouvoir l’égalité entre les militants, etc. soient faciles à réaliser avec des gens qui vivent l’inverse au quotidien. Il n’en reste pas moins que la volonté des anarchistes - qui fut longtemps celle du mouvement ouvrier dans son ensemble - de conserver leur autonomie, de construire une contre-société en marche, pourrait bien être plus prometteuse sur le long terme que celle qui consiste à s’installer dans les institutions en place en prétendant les subvertir.

Ne pas changer ou ne pas prendre le pouvoir ?

Le titre du n°6 de la revue ContreTemps laisse planer un doute, en disant " Changer le monde sans prendre le pouvoir ? ", ses rédacteurs pensent-ils que le pouvoir ne doit pas être pris, mais détruit d’une manière ou d’une autre, ou veulent-ils dire que le pouvoir gouvernemental actuel doit rester en place ? Il me semble que Ph. Corcuff est partisan de la seconde alternative. Le lapsus qu’il fait dans le sous-titre de sa réponse à mon précédent texte est à ce titre révélateur, puisque au lieu d’écrire " Changer le monde sans prendre le pouvoir ? ", il met " Changer le monde sans changer le pouvoir ? ".

Par ailleurs, la notion d’équilibration des tensions qu’il pêche chez Proudhon et D. Colson et qu’il oppose à l’idée de dépassement des contradictions de la dialectique hégélienne signifierait, si je l’ai bien compris, que les opposants ne peuvent être créatifs que s’ils ont quelque chose à quoi s’opposer et qu’ils deviendraient stériles dans une société apaisée. Même topo à propos du capitalisme qui semble, lui aussi, indépassable. Quand Ph. Corcuff me reproche une régression par rapport à l’apport majeur des courants libertaires, qui est : " une approche de la pluralité des formes de domination non nécessairement intégrées fonctionnellement à un " système " unique appelé système capitaliste ", veut-il simplement dire que certaines formes de domination, à la tête desquelles l’oppression des femmes, ont préexisté au système capitaliste et peuvent fort bien lui survivre ? Dans ce cas, nous serions d’accord. Ou veut-il dire que le capitalisme et d’une manière générale l’économique est secondaire par rapport au politique ?

Personnellement, je ne pense pas, comme les marxistes, que " l’infrastructure détermine la superstructure " (que l’économique détermine le politique) en tout lieu et en tout temps. Par contre, je partage la vision de Karl Polanyi dans La grande transformation [2]), selon laquelle, à un moment donné, lorsque la force de travail, la terre et la monnaie sont devenues de simples marchandises, l’économique s’est " désencastré " du social et est devenu déterminant. Raison pour laquelle, à l’heure de la mondialisation libérale, les gouvernements ont une faible marge de manœuvre et pratiquent tous le même type de politique économique et sociale. Il s’en suit une fuite en avant désastreuse sur tous les plans (social, écologique, sanitaire, culturel…).

Croire qu’il est possible de changer ce système en utilisant les possibilités offertes par la "démocratie réellement existante ", ou rechercher une sortie de cette civilisation destructrice à partir de l’auto-organisation de celles et ceux qui en subissent les méfaits, sont deux choses différentes. Pour moi, rien ne permet de dire que la seconde alternative soit plus utopique ou dangereuse que la première, bien au contraire. Il est primordial, surtout, qu’on ait la possibilité de choisir entre ces deux programmes. Raison pour laquelle il est important de les distinguer afin d’éviter un " doux mélange " qui ferait que celles et ceux qui croient participer à l’un soient en train de renforcer l’autre sans le savoir.

La " social-démocratie libertaire " : une nouveauté ?

Il y a environ 150 ans, Karl Marx affirmait que " jusqu’ici les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde [et qu’] il s’agit maintenant de le transformer ". Dans les décennies qui suivirent, les discussions portant sur " comment réaliser le communisme (et le socialisme) " ont pris le pas sur celles portant sur le contenu du projet. Et c’est à partir des divergences sur ce " comment… " que se sont construits les différents courants et organisations du mouvement ouvrier. C’est également autour du thème du changement de société que la " social-démocratie libertaire " se distinguerait des autres tendances. Mais avant d’en parler, je rappellerai, de manière très schématique, les conceptions des uns et des autres.

Chez les marxistes, il existe l’idée qu’à partir d’un certain niveau de développement des forces productives, les contradictions du capitalisme rendent possible et nécessaire l’avènement du communisme. Les marxistes, et les bolcheviks à leur suite, comptent sur un parti centralisé pour diriger la révolution et s’emparer du pouvoir d’État. Celui-ci étant censé dépérir de lui-même par la suite avec le développement d’une société sans classe. Le problème, c’est que les expériences du " socialisme réel " (pays de l’Est, Chine, Cuba…) ont démontré qu’entre les mains d’un parti unique, même prétendument " ouvrier ", l’État, loin de dépérir, prend des formes dictatoriales, et les inégalités sociales persistent… Pour les sociaux-démocrates, le socialisme constitue aussi la suite logique et souhaitable du capitalisme. Mais pour eux, la prise du pouvoir doit passer par les urnes et le socialisme s’établir progressivement, par des réformes.

Malheureusement, les socialistes parvenus au pouvoir grâce au bulletin de vote n’ont jamais instauré le socialisme.

Chez les anarchistes, il n’y a pas vraiment un modèle du changement social. Il me semble que pour beaucoup d’entre eux la société égalitaire ne constitue pas l’aboutissement du " progrès " capitaliste, mais une forme de société " naturelle ", " juste " qu’un dérèglement provisoire (le capitalisme et les différentes formes de domination) aurait transformé. Les anarchistes se préparent en vue du moment propice : crise sociale, grève générale… pour détruire le pouvoir en place, s’emparer des moyens de production et instaurer une société libre et égalitaire. Pour eux, ce changement ne peut pas partir du sommet (prise du pouvoir), mais doit venir de la base qui s’auto-organise sur les lieux de travail, dans les quartiers, etc. Jusqu’ici, la preuve de la viabilité d’un tel projet, sur une large échelle et sur le long terme [3] n’a pas été faite.

Face à ce qui peut apparaître comme des impasses, on comprend que certains aient envie d’inventer d’autres modèles comme celui de la " social-démocratie libertaire ". Mais d’abord, s’agit-il d’une nouveauté ?

Le premier courant politique que je connaisse qui ait essayé de faire tenir ensemble les idées libertaires et celles de la social-démocratie est français. Il s’agit des " allemanistes " (du nom de leur leader Jean Allemane 1843-1935). Bien qu’il allât être par la suite député pendant cinq ans, Jean Allemane écrivait, en 1896, à l’intention des politiciens : " à votre " prise du pouvoir " nous opposons aujourd’hui la " fin du pouvoir ", l’avènement de la seule administration des choses " [4]. Partisans de la grève générale révolutionnaire, ceux que certains appelaient les " allemanarchistes " avaient créé, en 1890, le parti ouvrier socialiste révolutionnaire (POSR). Dans une contribution rédigée pour un congrès ouvrier révolutionnaire prévu à Paris en 1900, les représentants de ce parti proposaient par ailleurs " la conquête des pouvoirs publics comme moyen de propagande " [5]. En 1905, les allemanistes rentrèrent dans le rang social-démocrate en participant à la réunification des socialistes français au sein de la SFIO.

La tentation social-démocrate est plus répandue qu’on ne le pense en milieu libertaire. Pour l’illustrer nous allons donner deux exemples qui, à la différence de l’allemanisme, sont le fait de groupes reconnus comme appartenant à la famille libertaire.

Un syndicat suédois, la Sveriges Arbetares Centralorganisation (SAC), membre fondateur de l’AIT anarcho-syndicaliste en 1922, a connu, dans les années 50, une évolution qui l’a amenée à quelque chose qui pourrait ressembler au projet de Ph. Corcuff. Constatant que le capitalisme libéral avait entraîné une augmentation générale de la production et de la consommation et que les sociétés " communistes " avaient engendré des systèmes totalitaires, les dirigeants de la SAC renoncèrent " à la " baguette magique " de la révolution " [6]. En 1954, la SAC reçut une importante subvention étatique qui lui permit de créer sa propre caisse de chômage. En parallèle, un certain nombre de ses militants étaient membres d’un parti " municipaliste ", auquel la presse du syndicat ouvrait ses colonnes lors des campagnes électorales. Les dirigeants de la SAC pensaient que la cogestion ou " démocratie industrielle " qui se développait alors en Suède était un premier pas vers l’autogestion… Cet espoir n’a pas abouti ! Outre le fait d’accepter des subventions de l’État, de participer à des institutions paritaires de cogestion et éventuellement à des élections, certains " sociaux-démocrates libertaires " considèrent, comme les sociaux-démocrates tout court, qu’on peut militer aussi bien à la base (sur le lieu de travail, dans la rue…) qu’au sommet, c’est-à-dire au sein d’un gouvernement. Un exemple qui m’est proche (géographiquement) illustre cette approche.

Il y a quelques années, dans ma ville et mon canton, le leader d’un groupe libertaire devenait le conseiller personnel, officiel et rétribué, du ministre de justice et police du gouvernement local [7] . Le ministre, un communiste, déclarait alors aux fonctionnaires en lutte qu’il n’était qu’un militant de plus, qui militait dans le gouvernement et que s’il s’était choisi un conseiller anarchiste, c’était pour ne pas s’endormir. Au final, le ministre n’a pas été réélu et les fonctionnaires ont perdu beaucoup de plumes…

Il est utile de préciser que les " réformistes libertaires " que j’ai pu observer ne tiennent pas des discours réformistes, mais des discours révolutionnaires. Bref, vous comprendrez que je ne sacralise pas l’anarchisme, que je ne prétends pas qu’il soit l’antithèse absolue du capitalisme ou quelque chose de spécialement pur et sacré. Je pense que ses traditions connaissent des évolutions disparates, dont l’une, reprenant à son compte le slogan " il est interdit d’interdire ", s’emploie à transgresser, dans une " recomposition " particulièrement hardie, les principes même de la doctrine.

De la démocratie…

J’ai écrit que " dans le système capitaliste, les dés " démocratiques " sont pipés et que l’acte électoral dans le secret de l’isoloir est le plus souvent un acte irrationnel… ". Devant cette affirmation Ph. Corcuff me demande si je veux dire " qu’il faut aller plus loin que les acquis du libéralisme politique… " ou si je crois que " ces acquis n’existent pas, que c’est un leurre (…) et que les démocraties libérales et les régimes autoritaires, voire totalitaires, c’est bonnet blanc et blanc bonnet ".

La question ainsi posée est soit très stupide, soit très mal posée. Pour moi, la vraie question est de savoir si la démocratie et le capitalisme sont inséparables. Si l’on ne peut pas avoir l’un sans l’autre. Sans discuter ici de la pertinence du concept de " capitalisme d’État ", on doit noter que le capitalisme libéral peut fort bien se passer de démocratie (Chine actuelle, Chili de Pinochet…). Des exemples historiques montrent que des formes démocratiques (communautés villageoises par ex.) ont existé dans les sociétés pré-capitalistes. C’est pourquoi, je poserai l’hypothèse que la rencontre historique entre démocratie et capitalisme est fortuite et que le second a en partie phagocyté la première.

Je l’ai dit plus haut, le problème du socialisme, notamment à la suite de Marx, c’est qu’il a renoncé à penser son projet, son contenu. Il nous reste donc à penser les mécanismes possibles d’une autre démocratie : un vaste chantier… Quant à " bonnet blanc et blanc bonnet ", c’est un piège à ultra-gauche. En ce qui concerne les anarchistes, ils n’ont pas été les derniers, dans l’histoire, à se battre pour défendre les libertés et les droits des gens. Si la " démocratie " ou plutôt la république pour ce qui concerne la France n’a pas toujours été en odeur de sainteté, c’est aussi parce qu’elle a sur ses mains beaucoup de sang ouvrier.

En Suisse - le pays le plus démocratique du monde - on dit souvent que la démocratie use ceux qui s’en servent et s’use quand on s’en sert. Dans ce pays, on vote très souvent sur des initiatives populaires (avec 100.000 signatures de citoyens, un nouvel article constitutionnel est proposé au vote) et des référendums (50.000 signatures permettent de demander un vote populaire sur une loi adoptée par le parlement). Curieusement tout cela n’est guère favorable au progrès social. Ces 25 dernières années, le peuple suisse a refusé en votation : la limitation du temps de travail à 40 heures hebdomadaires, la retraite à 60 ans (mais a par contre accepté que l’âge de la retraite des femmes passe de 62 à 64 ans), l’assurance maternité. Chaque fois que l’occasion lui en est donnée, il réduit le droit d’asile, etc. Dernier succès populaire en date : l’inscription dans la constitution fédérale du principe de l’internement à vie pour les délinquants dangereux !

En Suisse, les militants, y compris d’extrême-gauche, consacrent une grande part de leur énergie à récolter des signatures et à faire des campagnes électorales au détriment de l’action directe. Un exemple : il y a quelques années une nouvelle loi réduisant les prestations de chômage a été voté au parlement. Les comités de chômeurs ont récolté les 50.000 signatures nécessaires, ont fait campagne et ont gagné. Peu après, le parlement a voté une nouvelle loi restrictive (le nombre maximum de jours chômés rétribués passant de 520 à 400 jours pour les moins de 55 ans), les comités de chômeurs se sont à nouveau mobilisés, mais cette fois-là, le gouvernement a mis le paquet et l’a emporté en votation. Après ça, allez organiser des manifestations de chômeurs… Ils ne bougent plus, car ils n’ont plus guère de légitimité face au refus populaire.

À l’aube du XXe siècle, des anarchistes comme Émile Pouget dénonçaient, au sein de la CGT, la tyrannie souvent conservatrice, voir réactionnaire des majorités… Ils n’ont pas toujours été compris. Pourtant c’est qui se passe aujourd’hui en Suisse : le souci premier de l’électeur moyen, c’est son porte-monnaie (et sa sécurité). Les propositions favorables à des minorités (étrangers, handicapés, jeunes, pauvres…) ont peu de chance passer. Par contre, s’il s’agit de payer moins d’impôts, la majorité n’est pas difficile à trouver !

La question des élections

Ph. Corcuff écrit : " Pourquoi mettre la frontière à priori, de manière définitive, du côté des institutions électorales et parlementaires ? Pourquoi seraient-elles plus corruptrices que la participation au travail salarié, à la consommation, aux cadres familiaux existants, à l’école, etc. ? ".

Je pense avoir montré, ci-dessus, combien le recours aux mécanismes démocratiques est susceptible de stériliser les mouvements sociaux. Je voudrais aussi rappeler que le refus de l’électoralisme constitue un principe fondateur du mouvement anarchiste, un élément déterminant de son identité, car c’est précisément sur ce point qu’ils se sont séparés de la social-démocratie. Les anarchistes ont été exclus de la 1ère internationale, en 1872, au congrès de La Haye, parce qu’ils avaient refusé un article des statuts indiquant que " la conquête du pouvoir politique devient le grand devoir du prolétariat " [8]. L’un des exclus M. Bakounine expliquait ainsi les divergences entre les deux tendances socialistes : " l’un et l’autre parti veulent également la création d’un ordre social nouveau, fondé uniquement sur l’organisation du travail collectif, (...) des conditions économiques égales pour tous, et (...) l’appropriation collective des instruments de travail. Seulement les communistes [d’État] s’imaginent qu’ils pourront y arriver par le développement et par l’organisation de la puissance politique des classes ouvrières et principalement du prolétariat des villes, avec l’aide du radicalisme bourgeois, tandis que les socialistes révolutionnaires, ennemis de tout alliage et de toute alliance équivoque, pensent, au contraire, qu’ils ne peuvent atteindre ce but que par le développement et par l’organisation de la puissance non politique, mais sociale, et par conséquent anti-politique, des masses ouvrières tant des villes que des campagnes… " [9].

Plus tard, les anarchistes participèrent aux quatre premiers congrès de la 2e internationale où ils poursuivirent leur lutte contre l’électoralisme. Le congrès de Londres en 1896 sanctionna leur expulsion définitive, en exigeant que désormais seules soient admises les organisations reconnaissant " la nécessité de l’action législative et parlementaire " [10].

On considère souvent Proudhon comme le père de l’anarchisme. En ce qui me concerne, je lui préfère la figure d’Élisée Reclus également considéré comme " l’un des principaux penseurs du mouvement libertaire " [11] et qui fut le premier rassembleur des anarchistes français. Bien avant Roberto Michels, Élisée Reclus avait souligné combien les mécanismes démocratiques dépossèdent les électeurs au profit des élus. Reclus affirmait que le suffrage universel a " accru cette hideuse classe des politiqueurs, qui se font un métier de vivre de leur parole, courtisant d’abord les électeurs, puis quand ils sont en place (…) mendiant les places, les sinécures et les pensions… ". Il notait que " jusqu’à maintenant notre métier d’électeur n’a consisté qu’à recruter des ennemis parmi ceux qui se disent nos amis " [12]. À l’heure des condamnations pour prises illégales d’intérêts et autres abus de biens sociaux, ces quelques phrases du célèbre géographe sonnent encore juste. Aujourd’hui la " démocratie " fait tellement de déçus qu’elle se met en danger grâce à ses propres mécanismes.

Comme conclusion provisoire, je soumets à votre réflexion cet extrait d’une interview du sociologue Norbert Élias - qui n’était pas anarchiste - évoquant son attitude en Allemagne en 1933 :

-   Vous sentiez-vous attaché à la démocratie, au système parlementaire ?

Je n’aurais pas utilisé le terme de démocratie, mais j’étais évidemment profondément opposé à une dictature.

-   Il reste qu’il est difficile de comprendre que vous vous soyez tenu à ce point à l’écart des choses.

Mais je ne me tenais pas à l’écart des choses ! Je faisais de mon mieux. Ne m’en veuillez pas si je vous demande à mon tour : qu’auriez-vous donc fait à ma place ?

-   Nous aurions au moins voté.

Et vous auriez alors eu l’illusion d’avoir fait quelque chose ?

-   En tout cas, nous aurions fait ce qui constitue le minimum dans une démocratie.

Certes, mais dans la situation de l’époque, il était évident que le fait d’aller voter n’était plus l’essentiel. Cela aurait tout au plus servi à se décharger sur le plan émotionnel, rien d’autre. [13].

Ariane Miéville, février 2004.

Texte extrait du site de la section suisse de l’AIT : Direct ! (AIT, Suisse)


[1] Ph. Corcuff affirme qu’il n’est pas trotskiste, pourtant je persiste à l’inclure dans cet ensemble, parce qu’il milite dans une organisation " trotskiste " : la LCR. S’il préfère une autre dénomination, il lui reste à l’imposer. Dans la première phrase de son texte, il me définit comme une " militante libertaire " ce qui ne me plait pas beaucoup non plus. Dans mon précédent texte, j’ai utilisé l’expression " libertaires, anarchistes et apparentés ". Et bien moi, je fais partie des " apparentés ". La métaphore de la famille me semble de plus bien convenir à nos courants. On choisit ses amis, mais pas sa famille.

[2] Karl Polanyi La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983 (1ère éd. en anglais, 1944).

[3] Des expériences de collectivités inspirées par les anarchistes existent et ont existé dans plusieurs pays, notamment durant des périodes révolutionnaires. La Révolution espagnole de 1936-37 est sans doute l’expérience la plus importante sur ce plan. Nous ne tenterons pas ici d’en mesurer l’ampleur et la signification.

[4] Le Parti ouvrier, 16-17 avril 1896. Cité dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, à l’article consacré à Jean Allemane.

[5] Le congrès ouvrier révolutionnaire international de 1900, dit aussi " congrès antiparlementaire ", aurait dû avoir lieu à Paris en même temps que le congrès socialiste international, à qui il souhaitait donner la réplique. Il fut interdit au nom des " lois scélérates ". Les rapports rédigés préalablement par ceux qui s’y étaient inscrits ont été publiés dans Les Temps Nouveaux - Supplément littéraire, n°23 à 32, du 29 septembre au 1er décembre 1900. Ces rapports existent sous la forme d’un Tiré à part numéroté de la page 129 à la page 342. La phrase citée s’y trouve à la p. 200.

[6] Evert Arvisdsson, Le syndicalisme libertaire et la " welfare state " (l’expérience suédoise), Ed. Union des syndicalistes et CILO, sd. (l’édition espagnole date de 1960). Texte cité in Collectif Direct !, Du réformisme libertaire, brochure qui peut être commandée gratuitement par mail : contact@cnt-ait.info

[7] Note des Webmestress : il s’agit d’Arisitides PEDRAZA, gourou de l’Organisation Suisse Libertaire (OSL), orgabnisation qui collabore avec la SAC suédoise, la CGT espagnole et l’Alternative Libertaire AL Française ...

[8] Résolutions du Congrès tenu à La Haye du 2 au 7 septembre 1872, in Jacques Freymond (dir.), La première internationale, Genève, Droz, 1962, Tome II, p. 373.

[9] Cité in James Guillaume, L’internationale - Documents et souvenirs, vol. 1 (1864-1872), Genève, Grounauer, 1980, troisième partie, p. 160-161.

[10] Congrès international socialiste des travailleurs et des chambres syndicales ouvrières, Londres, 26 juillet - 2 août 1896, Genève, Minkoff Repint, 1980, p. 6 et p. 459.

[11] Selon Yves Lacoste, Paysages politiques, Paris, Librairie Générale, 1990, p. 14.

[12] Le Révolté, du 21 janvier 1882, p. 2.

[13] Norbert Élias par lui-même, Fayard, 1991, p. 61

Ecrit par libertad, à 22:13 dans la rubrique "Pour comprendre".



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