Lu sur No PasaranIl ne s'agit pas ici de décrire les démarches individuelles ayant mené à une conception antimachiste de la société et des relations inter-individus. Remarquons simplement que notre réseau étant par définition une fédération de groupes anti-autoritaires, la vigilance à l'égard de comportements ou pratiques sexistes était de mise, tant à l'intérieur des groupes qu'au sein des différentes luttes dans lesquelles nous étions engagés.
Nous nous attacherons plutôt à définir dans les lignes qui suivent les raisons qui ont amené le Réseau No Pasaran à s'investir sur le terrain de l'antisexisme et de l'antipatriarcat, description d'une évolution politique et historique de l'antifascisme radical vers une globalisation toujours plus grande de sa praxis.
Pour nous, c'est la rencontre sur le terrain du combat contre l'extrême-droite des courants intégristes chrétiens (catholiques et protestants) investis dans les groupes pro-vie opposés à l'avortement. Que ce soit dans l'organisation d'attaques commandos contre les centres d'IVG ou la diffusion de la propagande anti-IVG, les connexions entre ces tristes individus et les formations allant de la droite-extrême (pans entiers de l'UDF, du PR et du RPR) aux groupes néo-fascistes (Oeuvre Française, Action Française...) sont prouvées (cf. : "Réflexes" numéro 46). Nous nous retrouvons confrontés à une nouvelle offensive réactionnaire très activiste certes, mais qui implique dans ses orientations une vision globale de la hierarchie sociale très nette : la femme, oeuvre du malin (mâlin ?), doit tenir un rang second dans l'ordre social, soumise aux décisions des patriarches, la féminité se trouvant confondue désormais avec la maternité et rien de plus. Autant dire tout de suite que ces conceptions sont formidablement peu en accord avec notre idéal égalitariste. L'autonomie des individus dans leurs choix de vie est niée.
Un nouvel ordre moral pour Un nouvel ordre social
On peut dater le début des commandos anti-IVG en 1990 bien que les groupes pro-vie se soient développés dès la légalisation de l'avortement. Il y en a eu plus d'une centaine depuis. Autour de ce mouvement obscurantiste s'organise une très sérieuse offensive contre le droit des femmes à disposer de leur corps. Les préceptes religieux les plus radicaux pénètrent désormais le coeur des ministères, notamment par le noyautage discret et systématique des postes décisionnels par des membres de l'Opus Dei, milice catholique aux comportements de secte fondée par un prêtre franquiste béatifié par Jean Paul II. On peut ainsi faire l'analyse que le courant intégriste catholique qui marque de plus en plus sa présence est un des principaux acteurs de la mise en place du nouvel ordre moral.
Ce nouvel ordre moral est un mélange d'une éthique de la « pureté » (racisme, homophobie, idéologie de la propreté, lois anti-alcool et tabac, etc.) et d'un autoritarisme diffus (camisole médiatique, désémantisation du vocabulaire contestataire pour geler la pensée dans des visions réductrices et pro-système, marchandisation des relations sociales, domination patriarcale...). Ce nouvel ordre moral donc s'inscrit totalement dans ce que nous décrivons comme une fascisation de la société et des esprits, dérive d'un système capitaliste aux prises avec ses contradictions ne devenant gérables que par le « bétonnage » sécuritaire, raciste et à caractère de plus en plus dictatorial.
Ainsi, le patriarcat se trouve être encore une fois le meilleur allié du Capital pour imposer un ordre de domination conforme à ses nouvelles stratégies de développement. D'où la très faible répression des terroristes anti-IVG (aucune peine de prison ferme jusqu'à présent) et le démantèlement des centres d'orthogénie et de Planning Familial en les privant de leur budget de fonctionnement. D'un combat contre des réactionnaires nous nous retrouvons donc engagés dans la lutte anticapitaliste. Mais pas n'importe quel capitalisme, celui des années 80-90. Nous ne concevons notre action politique que d'un point de vue historique. Nous posons donc la problématique de la lutte anti-patriarcale à la lumière de ses nouveaux enjeux, de notre analyse de l'évolution sociétale. Le développement des intégrismes doit également se lire dans son contexte historique très spécifique de dépression généralisée et de recherche de sens à un système sans cap.
Un nouvel ordre moral pour un nouvel ordre mondial
Cessons de nous regarder le nombril. Aujourd'hui se dessine, toujours autour de cette dérive sociétale autoritaire, raciste, sécuritaire et d'apartheid social, une nouvelle alliance théocratique entre intégristes chrétiens et musulmans. Vérifiée à la Conférence de Pékin, cette alliance a pour objectif de faire partout pression sur le rôle social des femmes, sur leurs droits. En fait, les attaques se font sur la définition de la féminité. Il nous apparaît clair, en tant que libertaires, que la considération de la femme comme être soumis, dominé économiquement et socialement, souvent humiliée et terrorisée dans sa chaire (excisions...) est inacceptable. Et cette internationale réactionnaire est bel et bien en marche. Il n'y a qu'à lire la nouvelle encyclique de Jean Paul II, entendre ses discours sur l'avortement de plus en plus durs. Il n'y a qu'à observer la situation des femmes algériennes, cibles des fondamentalistes, et la condition des saoudiennes dans un régime traditionaliste accompli.
Nous voyons donc que ces interprétations de religions (interprétations car comment classer l'Islam bosniaque ou le catholicisme de Mgr Gaillot ?) se présentent comme des négations des libertés, des négations de l'égalité, bref des prisons aux barreaux d'intolérance. Dans ce contexte, les droits des femmes ont peu d'espoir de s'étendre et le sexisme de disparaître tant les fanatismes exacerbent les délires autoritaires autour d'un maître : l'homme.
Quelle analyse de la pérennisation du sexisme ?
Maintenant que nous avons tenté de cadrer le contexte dans lequel la lutte pour le droit des femmes va évoluer, nous devons réfléchir aux origines du machisme pour intervenir en contre des représentations et pratiques sexistes.
Le système patriarcal s'est pérennisé à travers les âges. C'est un système antérieur au capitalisme même si celui-ci s'en accomode particulièrement comme nous l'avons vu et comme nous le verrons encore. On peut expliquer cette pérennisation par la transmission des visions machistes de la société au travers de l'éducation, qu'elle soit scolarisée ou non. On retrouve la mise en place des rôles respectifs de l'homme et de la femme (construction des genres sociaux) depuis les petits rubans bleus et roses attribués aux nouveaux-nés jusqu'aux jeux d'enfants. Cependant, c'est par l'entremise de relations parents-enfants plus insidieuses que vont être amenés à se reproduire les schémas établis d'ordre sexiste (à ce propos lire Les enfants de Jocaste, Christiane Olivier). Il nous semble donc possible que la lutte antisexiste, qui est une lutte sur la sensibilité et les comportements, trouve une certaine efficacité dans un travail de remise en cause de nos modes et normes éducatifs, et c'est bien le plus difficile d'interroger la sphère privée.
Le sexisme est parfaitement intégré par le capitalisme, système de dominations par excellence. L'idéologie marchande, désormais triomphante, est un des vecteurs du maintien du machisme, voire de sa diffusion sous d'autres formes. L'exemple le plus flagrant est celui de la publicité. Dans un cas elle va faire la promotion de la mère au foyer pour refiler des produits d'entretien - c'est la fonction sociale de bobonne - puis la pub va réifier la femme en un objet de désir unilatéral pour mâle affamé, enfermant le concept de femme idéale dans de précises mensurations. Les corps sont des marchandises et les conséquences sur les comportements machistes sont immédiates dans les aggressions sexuelles, qu'elles soient physiques ou verbales.
Car parlons-en du verbe. Nous utilisons un langage sexistement connoté. Tout le discours, toute la pensée est basée sur la pensée de l'homme, la femme ne pensant que le quotidien. D'autre part, le mâle en chaleur dispose d'un arsenal impressionnant d'expressions lui conférant une position de dominant dans la traque de la proie apeurée. Bien sûr ce type de vocabulaire n'est pas réservé aux mecs, mais ils sont les seuls à pouvoir en user publiquement sans passer pour de fieffés goujats. Enfin, l'économie de marché trouve dans la « catégorie femme » une aubaine pour accroître son exploitation de la force de travail. En d'autres mots, moins marxistes et plus intelligibles, tant qu'on peut payer moins, on profite. Surtout en ces temps de crise, il faut trouver des responsables au chômage de masse. Ce sont donc les populations immigrées et les femmes qui vont être les victimes des pressions patronales pour qu'elles se contentent d'un bout de salaire quand on veut bien leur filer du boulot.
Quelles luttes ?
On pourrait s'appuyer sur des expériences de lutte féministe menées pendant les années 60-70. Dans un premier temps, il nous semble nécessaire de transmettre l'histoire de ces luttes de façon non tronquée, comme ce fut le cas pour les médias de l'époque. On en ressent aujourd'hui les conséquence dans le toujours très fin leitmotiv « féministes = mal-baisées ». Ensuite, il nous faut porter un regard critique sur l'anti-patriarcat d'alors. On ne peut plus considérer l'Etre-femme comme sujet de révolte. En effet, dans les années 70, tout comme l'Etre-prolétaire, l'Etre-femme se retrouvait inscrit dans des schémas de type dominant-dominé, exploiteur-exploité ce qui impliquait des luttes très conflictuelles contre l'Etre-homme. Or l'Etre-femme a perdu son homogénéité, tout comme l'Etre-prolétaire par ailleurs, du fait par exemple d'une certaine ouverture du marché du travail aux femmes, tout comme des postes décisionnels. Bien sûr, on retrouve à l'intérieur de ce marché du travail la même domination Homme-Femme mais on ne peut plus parler de l'ensemble des femmes comme des mères au foyer, prisonnières d'un carcan moral de comportement. Les femmes ne forment plus une entité sociale homogène, on ne peut donc pas utiliser des discours simplificateurs et réducteurs leur conférant un statut d'oppression, le même pour toutes.
De plus, il y a eu intégration des luttes des années 70 dans le cadre de la démocratie de marché. La lutte pour les droits des femmes s'est institutionalisée et a perdu son versant subversif au profit d'une optique gestionnaire de la condition féminine. Les féministes « télévisées » ne critiquent plus les structures de domination comme la famille et la hiérarchie écrasante omniprésente dans nos sociétés. Le problème est que l'on constate que la garantie de droits à l'intérieur d'un cadre juridique ne suffit pas, et que pour que ces droits existent une mobilisation militante doit imposer un rapport de force permanent pour empêcher les régressions. Actuellement, face au vide du féminisme militant et critique, les adversaires du droit des femmes gagnent. Ainsi, organiser une grand-messe (sic) le 25 novembre 95 ne peut être une fin en soi sous peine d'un échec assuré pour l'ensemble du mouvement émancipateur.
Enfin, nous ne souhaitons pas tomber dans les travers de la culpabilisation des hommes, ce qui ne ferait qu'entériner la ghettoïsation de la lutte victime de son propre sectarisme. Comme souligné plus haut, c'est une lutte de sensibilisation, sur les comportements, pas de culpabilisation. Car si on ne discute pas avec les fachos et tous ceux qui mènent actuellement une offensive pro-patriarcat, le sexisme est un mode de fonctionnement intégré, et intégré par tous et toutes puisqu'il se diffuse de manière plus ou moins évidente par l'intermédiaire de l'éducation, de la vie en société, de la publicité, etc.
Quant aux intégristes anti-IVG, notre réponse est simple, partout où nous pourrons contrer physiquement leurs actions, que ce soient des manifestations ou des commandos, nous le ferons. Maintenant, il faut être également capable de s'opposer à la propagande des différentes Eglises réactionnaires : Vatican, protestants extrémistes, fondamentalistes musulmans... Il faut favoriser la libre-pensée et des conceptions de l'individu comme sujet autonome, maître de son corps, de ses choix de vie. Et plus que jamais faire barrage à l'extension du pouvoir des clergés sur la société.
L'émancipation contre la soumission
L'engagement des militants du Réseau No Pasaran est encore jeune sur le terrain de l'antisexisme mais ne demande qu'à se préciser. Notre lutte s'inscrit pleinement dans notre combat antifasciste et anticapitaliste. Plus que jamais il s'agit de donner du sens à une alternative de vie en dehors des relations de domination, d'exclusion. Comprendre aussi que pour défendre et étendre ses libertés, ses droits, il faut prendre ses affaires en main. Que c'est par le travail associatif, politique, l'action et la réflexion quotidienne que la société civile pourra espérer regagner du terrain sur la bêtise, la barbarie marchande. Dans les années 70, les femmes se sont battues pour des droits, elles doivent se battre aujourd'hui pour limiter la casse. Il ne s'agit pas de créer un lobby mais de comprendre cette période historique de régression sociale généralisée et de reprendre le sentier de la guerre contre tous les exploiteurs. No Pasaran !
Lee Berti
Reflexes - Hors-série Numéro 2 - Novembre 1995