1986-1996 Cops en stock. La décennie sécuritaire.
Lu sur
Reflexes : "1986 - Loïc Lefevre, William Normand, Malik Oussekine, Abdel Benyiahia... sont victimes de « bavures » de la part d’une police à qui l’on a confié la tâche de « terroriser les terroristes » aux dires de Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur du gouvernement de cohabitation Chirac-Mitterrand.
Dix ans plus tard, les ministres de l’Intérieur qui se sont succédés, socialistes comme libéraux, ont aggravé la législation sécuritaire laissant peu de place aux droits et aux libertés du citoyen. De Vigipirate aux lois antiterroristes, de la multiplication des milices dans les zones urbaines aux polices municipales, les motifs avancés sont toujours ceux de la garantie de l’ordre public et de la lutte contre l’insécurité, quand les raisons véritables sont la perpétuation d’un ordre social et économique capitaliste, qui chaque jour apporte son lot de misère, de pauvreté et d’exclusions.
Fin des années 70 : l’idéologie sécuritaire en marche
« La France a peur ! ». Cette intervention de Roger Gicquel, présentateur d’un journal télévisé au début des années 1980, est restée gravée dans les mémoires comme la médiatisation de « l’insécurité urbaine ». Violence, drogue, délinquance, l’individu se trouverait dépossédé de toute possibilité d’action pour faire face aux dangers qui le menacent. Incapable de rassurer l’imaginaire individuel, pour cause de faillite des institutions coercitives que sont par exemple la police et la justice, l’État manquerait à ses premières obligations : la sécurité des biens et des personnes. La fin de l’État Providence ne se limite pas aux questions économiques et sociales mais s’étend à son rôle de protecteur. Cette insécurité galopante est mise sur le devant de la scène lors des premiers échecs des plans Barre de lutte contre le chômage à la fin des années 1970 sous le gouvernement Giscard. Poniatowski, alors ministre de l’Intérieur, déclare : « Je voudrais que le Ministre de l’Intérieur s’appelle le Ministre de la Sécurité des Français ». Avec sa médiatisation, la sécurité devient un concept idéologique et politique qui n’a de cesse de se servir de tous les fantasmes individuels et collectifs. Cette construction idéologique - système d’idées, de représentations et d’images déterminant une conception globale du monde et de la vie - s’est faite lentement et a pris définitivement son sens au milieu des années 1980, lorsque la gauche s’est rangée derrire le discours sécuritaire, l’a adopté, l’a institutionnalisé. Ce qui sous-tend cette idéologisation, c’est le besoin de garder intact les rapports sociaux, de ne pas les transformer. La sécurité devient donc un enjeu primordial car les « raisons objectives de l’insécurité » grandissent avec la mise à l’écart d’une fraction de la population. Au XIXe siècle, on avait assisté à cette même idéologisation avec les « classes dangereuses »(1).
De la fin des années 70 au milieu des années 80
Occupée à la répression des « gauchistes » et des luttes sociales après 68, la police réinvestira la rue par des opérations coups de poing et des contrôles d’identité au faciès à la fin des années 70. M. Peyreffite théorisera tout cela dans un rapport intitul Réponses à la violence où le leitmotiv majeur est la prévention des désordres sociaux, et non leur traitement. L’abrogation par le gouvernement Mauroy au début du septennat Mitterrand de la loi « Sécurité et liberté » (loi anti casseurs) devait symboliser la fin du tout répressif, et s’inscrivait dans les discours de la transformation des rapports entre l’institution policire et le citoyen. Mais rapidement, les « socialistes » se convertissent au libéralisme et aux contraintes du marché, et par là-même à l’acceptation de la misère sociale et des violences qui l’accompagnent. Articuler répressions, préventions et médiations deviendra un de leur souci majeur. En effet, suite aux événements de 1981 aux Minguettes dans la banlieue de Lyon (rodéos de jeunes avec la police), un nouveau type de prévention est mis en avant, résultat du rapport de la commission des maires sur la sécurité en 1982. Ce rapport analyse les réponses à la délinquance et présente à la fois les limites de la répression et les insuffisances de la prévention. Il propose alors de nouveaux dispositifs visant à une interpénétration des stratégies sécuritaires et des politiques de prévention, le tout orchestré par le pouvoir local. Il s’agit en fait de mobiliser, d’associer, de confronter les acteurs de tous les domaines d’activités sociales (santé, urbanisme, éducation, vie associative) au niveau local, car l’efficacité de l’action ne peut passer que par une appréhension des problèmes sur le terrain pour une adaptation du dispositif. Le décloisonnement et la collaboration des différents acteurs sociaux impliqués dans les politiques locales de prévention conduit à modifier la place de la police dans la ville car, elle aussi, est engagée dans ce partenariat caractéristique de la nouvelle prévention. Ce qui lui permet de légitimer son action, sa présence, et de mettre en avant sa « mission sociale ». Ceci se traduit en partie par le développement considérable de l’ilôtage, qui est présenté comme une police de proximité assurant une présence régulière et sécurisante dans les quartiers, et une garantie contre les dérapages dans la mesure où l’ilôtage consiste en un face à face personnalisé créant « une participation concrte des protections des droits de l’homme ». En fait, ces nouvelles politiques de prévention, par leur pluri-disciplinarité, permettent un contrôle plus étendu des populations à problèmes car elles assurent à leurs intervenants (travailleurs sociaux, policiers) la possibilité d’être le plus près possible de ce qui se passe, et de placer sous leur regard l’ensemble de la vie quotidienne dans sa totalité et dans son immédiateté. Cela se traduira en 1983 par la mise en place par Mr Bonnemaison, des Commissions de prévention de la délinquance associant les partenaires publics (mairies et préfectures) pour une meilleure gestion des cités, notamment pendant l’été.
La police hors-la-loi
Le retour de la droite au pouvoir en mars 1986 et la nomination de Charles Pasqua par Chirac se caractérisera par le franchissement d’un nouveau palier dans les zones de non-droit et de sauf-conduit dans les conduites policières. Pasqua couvrira l’action de ses forces de l’ordre, même quand elle se solde par la mort, au motif de la lutte contre le terrorisme, et renforcera la législation sur les contrôles d’identité. L’impunité dont jouissent les policiers n’est pas un sentiment, mais se vérifie dans les conclusions judiciaires lors des passages devant les tribunaux. Peu d’entre eux se verront poursuivis après des assassinats contre des jeunes et encore moins seront condamnés malgré l’action des comités Justice, constitués par les amis et les familles des victimes. Couvert par la justice, la police sera de plus en plus perçu par les jeunes comme une institution qui bénéficie de passe-droits et ne les respecte pas. Ont-ils vraiment tort ? A ce sujet l’excellent livre de Maurice Rajsfus La police hors la loi, qui retrace les milliers de bavures, dérives, délits ou crimes dont les policiers se sont rendus coupables est une mine de renseignements et d’enseignements. Les remarques de la FIDH (Fédération Internationale des Droits de l’Homme) dans la conclusion de son rapport en 1992 sont aussi affligeantes en pointant les causes structurelles et certaines dispositions du droit qui favorisent un comportement raciste de la police française, notamment les contrôles d’identité.
Pour continuer son œuvre réconciliatrice entre la police et les citoyens entrepris dans les années 80, la gauche revenue au pouvoir en 1988 va s’atteler à penser la police des années de l’an 2000. En octobre 1989, Pierre Joxe inaugurait les locaux de l’Institut des Hautes Etudes de la Sécurité Intérieure (IHESI), cet événement passa pratiquement inaperçu. Et pourtant l’IHESI fut un des maillons essentiel de la politique sécuritaire. L’IHESI a pour fonction de penser les problèmes de sécurité du futur : quelles sont les menaces ? Quelles sont les objectifs, quelles peuvent être les moyens ? Une des réponses a été fournie par Rocard lors de l’inauguration du premier colloque organisé par l’IHESI : « la lutte pour la sécurite ne peut se limiter à l’action de la justice, de la police, de la gendarmerie mais au contraire à tout ce qui concerne la formation, la politique d’insertion sociale, le logement et l’urbanisme et mme la politique culturelle ». La notion de sécurité est ainsi globalisée à tout ce qui touche notre vie quotidienne et à tous ses acteurs ; gendarmes et avocats, élus et magistrats, industriels et universitaires, ingénieurs et responsables de syndicat, travailleurs sociaux sans oublier évidemment la presse. Un architecte qui construit une cité doit avoir à l’esprit la place où doit se trouver le commissariat. La politique de la ville s’insère aussi dans ce dipositif de contrôle. La violence des jeunes dans les cités est assimilée à un « terrorisme social » et les entraînements à la « guerilla urbaine » font partie dorénavant de l’enseignement fourni aux corps militaires qui peuvent être appelés à intervenir dans les banlieues. À écouter B. Delaplace au début des années 90, on comprend toute l’importance de contrôler l’espace urbain : « Je crains dans les années à venir que tous ceux que nous rencontrons dans ce qu’on appelle les villes de banlieues, les cités sensibles ne fassent partie [de ces jeunes exclus]. Près de 15% de cette jeunesse, voire 20% seront des exclus des technologies nouvelles. Pourquoi ne pas penser que quelques idéologues en mal de popularité exploiteront ces jeunes exclus pour remettre en aval le terrorisme social ». Qu’il se rassure, ces jeunes n’ont nul besoin d’idéologue, la haine seule commence déjà à les faire agir.
De nouveaux moyens pour combattre la violence
Des nouveaux corps de police sont créés à partir des années 90 pour essayer de répondre d’une manière plus efficace, pour concentrer la violence dans les quartiers déshérités et tranquilliser les centre-villes. Ceux qu’on appelle les BAC (brigades anti-criminalité) et dont on a pu remarquer à la télévision le caractère violent lors de leurs interventions dans les manifestations, ont la tâche de faire « régner l’ordre » dans les zones les plus difficiles. On entend peu parler d’eux sauf lors d’une « bavure », et pourtant face aux bandes, aux « gangs », ils adoptent la conduite des cow-boys, oubliant souvent les règles fixées par le droit ou le code de déontologie... Le développement de la sphère privée de la sécurité (plusieurs dizaines de milliers d’emploi) et des polices municipales qui n’ont toujours pas de statut clair quant à leurs attributions est aussi à noter au cours de ces dernières années. C’est en 1989 que la SNCF a lancé un plan pour la sécurité en renforçant les effectifs de la Surveillance générale. A la RATP, la création du GPSR né de la fusion du GIPR (Groupe d’intervention et de protection des réseaux) et de la SUGE (surveillance générale) marquera la volonté de rendre visible la sécurité. Et il est vrai qu’on ne peut les rater dans leurs costumes avec leurs armes pendantes... Mme la police s’inquiète de leur comportement. Francis Massenet (porte-parole de Différence, syndicat de policiers en tenue) : « Nous allons continuer notre combat afin que le service de sécurité ne dégénère pas en police parallèle ». Comme nous avons pu le souligner au début de cet article, pour accroître la sécurité, les acteurs sociaux sont mis à l’épreuve et dans ce cadre, les municipalités et les services publics s’attachent les services des « grands frères », pour servir de médiateurs, les commerces emploient des vigiles issus des cités, etc.
Vigipirate, un plan contre le terrorisme ?
Vigipirate, utilisé en deux occasions au cours de ces cinq dernières années symbolise bien l’évolution du rôle dévolu aux forces de sécurité. Mis en vigueur la première fois en 1991 pendant la guerre du Golfe, Vigipirate s’est vu déclenché lors des attentats terroristes de l’été 95. À ce jour, il n’a toujours pas été levé. Si le dispositif a été allégé, on peut toujours remarquer la présence de gendarmes et de militaires notamment dans les gares dont la tâche essentielle reste le contrôle des individus et de l’espace. Il n’y a pourtant plus d’attentats depuis plus d’un an... Vigipirate est un plan classé « secret défense » ; c’est-à-dire qu’il n’est pas connu de la population et n’a jamais été discuté au Parlement. Néanmoins on sait qu’il comporte plusieurs degrés dans son application. En septembre 95, c’est la phase 1 qui avait été déclenchée et qui se traduisait par l’entrée des forces armées pour la « sécurité publique » (1800 militaires devant « aider la police dans les zones ˆ risques »). La phase 2 de ce plan prévoit la « surveillance discrète du public »... Après les premiers attentats, les forces de police avaient déjà été renforcées : aux escadrons de CRS et de gendarmes mobiles supplémentaires, on peut ajouter les services de sécurité privés comme à la RATP ou à la SNCF, mais aussi les vigiles, les contrôleurs... et tout le personnel des administrations (SNCF, RATP, Education nationale) qui ont dû s’intégrer au dispositif de surveillance et de contrôle. Quant au citoyen, lui, son rôle, est à la fois de servir d’indicateur, pour tout ce qui lui paraît suspect (objets comme individus) et d’accepter avec sourire les gênes occasionnées par les différentes mesures de sécurité comme l’évacuation des gares ou des métros, mais surtout les contrôles de sécurité. Ce plan annoncé comme une réponse au terrorisme a plutôt démontré son efficacité dans la « chasse aux clandestins » et dans le conditionnement de la population pour une acceptation des concepts sécuritaires.
Accords européens
La construction de l’Union européenne ne pouvait se concevoir pour ses dirigeants sans son volet répressif. En effet, la police est une institution fondamentale des Etats. Elle est son bras armé, tant pour des questions intérieures qu’extérieures, avec par exemple l’application de la législation concernant l’entrée et le séjour des étrangers. Partager les pouvoirs de police suppose pour les Etats européens un abandon d’une partie de leur souveraineté. Accorder les législations en tenant compte des intérêts particuliers des différents Etats restent difficiles comme le montre les réticences de la France de voir ses frontières « ouvertes » en prenant pour prétexte les problmes liés à la drogue. Depuis la fin des années 70, c’est d’abord un système policier de gestion des étrangers et des personnes « subversives » qui se met en place. Le groupe TREVI - Terrorisme, radicalisme, extrémisme, violence internationale -, né en 1976 et chargé de nombreuses tâches, n’est pas une institution de la communauté européenne, mais réunit au plus haut niveau les plus hauts fonctionnaires et a été précurseur dans de nombreux domaines. Les Accords de Shengen signés en 1985, symbole de la « naissance » de l’Europe avec la disparition des frontières extérieures de chaque pays signataire, ont pour objet la mise en place d’un cadre légal pour l’Europe forteresse. Dans le cadre de Schengen, toute demande d’asile rejetée par un des partenaires, est automatiquement refusée par les autres. Les polices européennes mettent en commun leurs fichiers pour définir cette population à surveiller. C’est le SIS - système informatique de Schengen - qui outre les « criminels recherchés », les étrangers indésirables, les « demandeurs d’asile » qui se sont vus refuser le statut, s’y ajouteront également les personnes « dont le comportement ou le mode de vie paraissent suspects ». EUROPOL, créé par les accords de Maastricht, est une centrale policière européenne avec des compétences exécutives. Le Groupe de TREVI longtemps semi-clandestin, a préparé EUROPOL qui sera une institution officielle de la CEE.. Dernièrement à la conférence de Dublin, le 27 septembre 1996 a été signée la Convention européenne d’extradition par les quinze ministres de la Justice de l’Union européenne. En clair, cela signifie que les pays membres de l’Union ne pourront plus refuser l’extradition d’un ressortissant d’un pays de l’Union pour motif politique. Jacques Toubon, le ministre de la justice française déclarait à cette occasion : « Les Etats de l’Union ne persécutant plus personne (...), l’Europe est devenue intégralement démocratique et l’Etat de droit s’est imposé partout ». Cette Europe se veut le fer de la lance des idées et valeurs démocratiques. Mais elle a laissé tomber les Bosniaques, refusant de les accueillir et de leur prêter main forte contre l’entreprise de purification ethnique menée par les dirigeants serbes, laissé massacrer les Tchétchènes par un pouvoir dictatorial russe, s’érigé en forteresse contre le Sud et les pays de l’Est... exportant son savoir-faire dans la répression et le maintien de l’ordre. En France, non seulement la police est devenu un Etat dans l’Etat, mais l’idéologie sécuritaire a gagné l’ensemble du corps social, laissant place au populisme, au nationalisme et aux idées les plus réactionnaires et fascistes. Quand l’atomisation et le délitement dans les communautés sociales ne peuvent être combattus par des solidarités quotidiennes entre les habitants des quartiers, par une prise en charge par les citoyens de leurs problèmes, par la capacité de prendre ses affaires en mains et notamment celles liées à la sécurité publique, le recours à un pouvoir fort devient souvent la solution. A nous de faire face !
Notes (1) La construction de l’idéologie sécuritaire a aujourd’hui des atouts puissants : la manipulation et la désinformation opérés des "décideurs" (pouvoirs publics, classe politique, médias, acteurs sociaux et économiques). Lorsqu’on interroge les gens sur "leurs peurs", on s’aperçoit qu’elles sont très diverses et touchent nombre d’aspects de la vie quotidienne. Le chômage, la précarité, le délabrement dans les quartiers sont souvent cités, voire considérés comme les premières raisons de l’inquiétude. La restriction de la sécurité à deux éléments (la "protection des biens et des personnes" et la "question nationale") n’est pas fortuite et ne représente pas la "pensée" effective, quantifiée, scientifique de l’opinion publique. L’idéologie sécuritaire est un discours qui fonde la sécurité sur un contrôle policier des lieux sociaux et qui écarte le problème de la crise économique et sociale pour construire un discours basé la restauration d’un ordre social s’appuyant sur l’émergence d’un État fort et répressif, notamment dans deux domaines, la police et la justice.