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L'En Dehors


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Facteurs humains
Lu sur l'Humanité : "Service public. Alors que la Poste cherche à rentabiliser l’activité de son personnel, coup de projecteur, heure par heure, sur deux tournées de postiers : l’une en milieu urbain, à Deuil-la Barre ( Val d’Oise), l’autre en milieu rural, à Florac (Lozère).

6 h 45. Le bureau. Pierre Madzoubia et ses dix-sept collègues facteurs de Deuil-la-Barre (Val-d’Oise) investissent la grande salle où, pendant deux heures, ils vont trier le courrier de la ville et préparer leur tournée. Une partie des lettres - « le TG3 » - a déjà été classée mécaniquement. Chacun fait son « décasage », son « coupage », son « piquage »… À 9 heures, chacun devra avoir ordonné la masse des objets afin que la distribution se fasse en toute logique et en parfaite fluidité, de la première à la dernière boîte aux lettres desservies. Pierre précise : « La moindre erreur, et c’est un détour à faire sur le terrain. Nous sommes censés être de retour à 12 h 35. Mieux vaut éviter ça. » Quitte pour certains à arriver plus tôt au travail ou à se passer des vingt minutes de pause avant le premier coup de pédale. « Le respect des horaires et de la durée de travail (six fois 5 h 50 par semaine) est une lutte permanente », lâche ce délégué syndical CGT. La sacoche des recommandés classée, Pierre équilibre la charge sur son vélo jaune. Avec un quart de sa tournée, en fait. Les trois autres seront déposés dans une boîte-relais sur son chemin par un véhicule.

9 heures. Les Castors. « Bonjour Pierre, ça va ? » Les 900 mètres de « haut-le-pied », entre la poste et le début de la tournée, sont ponctués de salutations. Le facteur, tout sourire, explique : « J’ai commencé en 1974, ici, j’avais dix-huit ans. » Premier arrêt dans le quartier des Castors (petites maisons construites par les gens eux-mêmes durant l’entre-deux-guerres), il faut soulever le vélo pour passer sur le trottoir. Une impasse : Pierre « tricote ». Il distribue des deux côtés à l’aller ; au retour, il « volera un peu de terrain » en pédalant sur son engin. « Attention à nos amis les chiens. » Premier recommandé. Une vieille dame progresse lentement jusqu’à la porte, heureuse d’échanger quelques mots. Il y a quelques jours, le facteur l’a trouvée par terre, incapable de se relever. « Il y a beaucoup de personnes âgées dans ce quartier, elles sont contentes de parler un peu. » Plus loin, Pierre rentre une poubelle avant de taper à la porte. Une dame de quatre-vingt-onze ans l’attend : pour son courrier, celui qu’elle envoie et pour les timbres. « Ça fait partie de mon travail, c’est la qualité du service public. De plus, cette dame est cliente de la Banque postale. Avec la privatisation, ce service deviendra payant. » Le facteur repartira avec une pomme dans sa sacoche. Petite entorse au Code de la route : quelques mètres en sens interdit pour gagner du temps. « Les dépassements d’horaires ne sont jamais payés. On nous demande de les prouver objectivement. Comment faire ? Cela engendre, chez certains, une démotivation néfaste. »

9 h 45, Florac. « Ma tournée, c’est le grand huit… Ça monte, ça descend pendant 75 kilomètres », prévient Guillaume Martin en claquant la portière de sa Kangoo. La tournée de ce facteur de trente-six ans ? Une succession de hameaux perchés sur les contreforts des massifs cévenols, atteignables uniquement au terme de plusieurs kilomètres de chemins escarpés. La Lozère est le département le moins peuplé de France. Ici, sur le causse Méjean, la densité affleure le 1,4 habitant au kilomètre carré.

Dès la sortie du village, la voiture bifurque à gauche sur le GR 43. Direction Tardonneret, un lieu-dit de cinq maisons en pierres de taille et aux toits en lause. Objectif ? Livrer un colis à Alice, une jeune maman qui tient un gîte rural. « Guillaume, c’est bien plus qu’un facteur, il me prend le courrier à poster, il me ramène mes commandes chez les commerçants, on se prête des livres », explique-t-elle. « J’aime rendre service aux gens, pas forcément matériel. Le rapport humain, le sourire, c’est sacré, se justifie presque le postier. Mais le devoir de distribution, ça se perd. Avant, en hiver, on avait des renforts neige pour assurer coûte que coûte. Maintenant, la direction nous demande de ne pas prendre de risque, tant pis si le courrier n’est pas livré pendant plusieurs jours. »

10 h 10, Les Praderies. À cette heure-là, Henri se tient sur le pas de la porte, c’est une habitude. D’autant qu’aujourd’hui, c’est le jour de Lozère Nouvelles, un hebdomadaire local qui « permet d’avoir des nouvelles de ce qui se passe à côté ». De toute façon, taper la causette avec le facteur, c’est le petit plaisir de ce septuagénaire. « Les abonnements au Midi libre, à Lozère Nouvelles, ça sert à ça, à voir le facteur. » Guillaume écoute, amusé. « Tu te souviens la fois où tu m’as dépanné quand il fallait que j’aille chercher mes petits-enfants à Florac ? » relance Henri. Amener le pain, livrer des médicaments arrivés à la pharmacie… Guillaume se réjouit de faciliter la vie des gens du coin mais s’inquiète : « J’espère qu’un jour tout ça ne va pas devenir payant. »

10 h 40. Cité Gallieni. Premier arrêt à la boîte-relais avant de passer à la cité HLM Gallieni. Le contenu de deux gros sacs est entassé dans les trois sacoches du vélo. Il doit bien peser cinquante kilos, le moindre trottoir devient un sérieux obstacle. Face au premier mur de boîtes aux lettres, peu éclairé, Pierre met ses lunettes. Les gestes s’accélèrent, se précisent. Chaque missive est lâchée d’un mouvement sûr dans la bonne fente. Parfois, le facteur ralentit, une lettre à bout du bras qu’il fait défiler de droite et de gauche devant les boîtes. « Un nom que je ne connais pas bien. Il y a beaucoup de déménagements ici. » Dernière nous, une porte s’ouvre : « Bonjour Pierre. » Échange de bises. « C’est mon facteur ! » lance cette femme qui confirme le ballet des locataires en raison de loyers trop élevés. Changement de cage d’escalier, mêmes mouvements vifs. « Il faut travailler vite. La santé au travail est une grande cause de La Poste mais, concrètement, sur la charge de travail, rien ne bouge. » Un couple passe, le salue chaleureusement « bien qu’il nous amène les factures aussi ». Hall suivant, un recommandé en main, le facteur s’aperçoit que l’interphone est en panne… et l’ascenseur de même. « Je pourrais me contenter de laisser un avis de passage dans la boîte mais je refuse de transiger avec la qualité du service. Évidemment, cela va prendre plus de temps que les trois minutes "réglementaires" mais j’assume. » La porte s’ouvre, le tutoiement s’impose. Le vélo laissé en bas avec le courrier ? « Les gens respectent le vélo. Jamais je n’ai eu le moindre problème. »

11 h 15, Croupillac. « C’est un des endroits préférés de ma tournée. » Bienvenue dans ce petit hameau familial de « babas cool », au pied des falaises. Éblouie par le soleil, Claudie s’avance à la rencontre du postier. Productrice de « confiture de cueillette sauvage », elle attend la livraison du gélifiant indispensable à la recette. « Je ne peux pas m’absenter de chez moi car il faut remuer sans arrêt la mixture. La dernière fois, une factrice remplaçante a juste laissé un avis de passage, sans me chercher, ça m’a mise dans la galère. » C’est le nouveau dispositif « facteur d’avenir » qui change parfois les tournées, tente d’expliquer Guillaume. « La seule chose qui la dérange, Claudie, c’est la pub. On est obligé de la distribuer mais, quand ce n’est pas nominatif, j’évite de la lui donner. » L’agricultrice bondit : « Tiens, en voilà un bel exemple de privatisation, ici, personne ne vient jusqu’à nous pour mettre de la pub dans nos boîtes aux lettres… Mais bon, ça, on ne va pas s’en plaindre. »

11 h 20. La copropriété. Deuxième passage à la boîte-relais. Direction les immeubles en copropriété. Ici, les magazines pèsent dans les sacoches. La hantise du facteur, ce sont les recommandés avant chaque assemblée générale de copropriétaires : un calvaire. Dans un des halls, la minuterie est si courte que le facteur doit jongler entre lettres, boîtes et interrupteur. « Bonjour chef », tonitrue un homme en passant. Un autre s’inquiète d’un recommandé qu’il attend avec impatience. Tout en répartissant avec les plis, Pierre explique qu’en 2005 une demi-tournée a été fermée à Deuil malgré la mobilisation des facteurs. « Les restructurations ont créé de grandes inégalités entre les tournées, c’est une cause de division. La pression est telle que, certains jours, je n’ai pas le choix, je dois filer. Cette surcharge de travail, postiers et public en pâtissent. Elle remet en cause la qualité du service et le service public tout entier. »

12 heures, Mazel. Sur la petite place, une boîte jaune de La Poste. Guillaume y relève le courrier, tamponne son attestation de passage. Avant de frapper chez Marcel et Roger, « les frères mémoire », une facture et un magazine de bricolage à la main. « On les aime nos facteurs, il faut le dire là-haut à Paris, hein ! On veut les voir. Les Cidex, on n’en veut pas, nous. » Les Cidex (regroupement de boîtes aux lettres au bas des routes communales, le long de la nationale) sont une hantise en Lozère. « Le facteur, c’est la dernière preuve que l’État ne nous a pas encore oubliés. » À Florac, il n’y a plus de train de nuit depuis trois ans, l’hôpital perd ses services les uns après les autres, le tribunal et la sous-préfecture vont baisser le rideau, les impôts et le Trésor public fusionner. « Avant, il y avait France Télécom, mais avec la sous-traitance il faut attendre quinze jours avant que les dégâts d’un orage soient réparés. » La Poste, dernier bastion du service public, mais pour combien de temps encore ? En Lozère, les nouvelles recrues n’ont plus le statut de fonctionnaire depuis longtemps et, dans les villages, les centres annexes réduisent comme peau de chagrin.

12 h 35. Quartier Galathée. Dernier passage à la boîte-relais. Un coup de klaxon amical salue le facteur. Deux jeunes encagoulés lâchent un « Ça va ? » en passant. Direction : un lotissement récent du quartier Galathée. Pierre « tricote » à nouveau. Un recommandé à remettre. Au coup de sonnette, une voix, qui ignore tout des cadences prônées par la direction de La Poste, annonce : « J’arrive… » Le préposé patiente.

12 h 50, Artigues. La route se plisse, se déplie, se cabre jusqu’à ces quatre maisons au coeur du parc national. Georges klaxonne et dit à Guillaume : « Tu me donneras le courrier là-haut ? » Quelques virages plus tard, ils sont attablés dans la cuisine de Rémi, le voisin de Georges. « Si c’est privatisé, ce sera la fin de la péréquation tarifaire, ça va nous coûter au minimum trois fois plus cher qu’à Paris pour recevoir une lettre. » Rémi, ancien directeur de communication du parc national des Cévennes, se tourne vers le postier. « Il faut que l’opinion publique s’empare du problème. Pourquoi on ne collerait pas tous sur nos lettres un autocollant "Non à la privatisation de La Poste" ? »

13 h 20. Rue Van-Gogh. Les 600 foyers de sa tournée ont leur courrier. « Haut-le-pied » retour vers la poste où l’attend la « reddition des comptes ». Le 23 septembre, Pierre sera en grève : « Un facteur qui passe régulièrement, qui est un fonctionnaire qui prête serment, c’est une garantie pour la qualité de service. Les usagers le savent, ils sont contre la privatisation. »

14 h 20, Salgas. « Eh, je viens de recevoir un coup de téléphone d’un de tes boss à Avignon, il faut que tu m’aides, j’y comprends rien. » Pierre le maçon alpague Guillaume. « Tu te souviens de son nom ? » « Non mais il m’a parlé d’une formule spéciale d’envoi de colis pour les professionnels, il m’a dit que c’est très bien pour moi et a raccroché. J’en veux pas moi ! C’est disproportionné, j’envoie trois lettres par mois ! En plus, je crois que c’est payant… »

14 h 40, Florac. Retour au centre de tri. Dans la salle de repos, Guillaume se heurte à un écran de télévision : dans une vidéo, Jean-Paul Bailly, le président de La Poste, prêche la bonne parole sur l’ouverture du capital. « Il y a une forme de management de plus en plus privée, confie Guillaume, écoeuré. Maintenant, on a des tableaux de résultats par tournée. Des instituts indépendants font des statistiques sur notre consommation d’essence, sur le nombre d’accidents, sur les meilleurs bureaux. Il y a même des challenges individuels sur les ventes de timbres ou autre pour 50 euros de prime ou une place de cinéma. »

Christelle Chabaud et Dany Stive Reportages photo : Pierre Trovel
Ecrit par libertad, à 21:24 dans la rubrique "Actualité".



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