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Lu sur Vacarme : "« Populaire » : ce qui en politique est un espoir (le renversement de l’ordre injuste, de la domination), la sociologie semble le défaire (le peuple est trop démuni pour rompre la domination). Comprendre les batailles politiques qui se forment aujourd’hui (la consécration des « suffrages populaires » en Saint Graal de la compétition politique et, dans le même temps, la conjuration sans cesse répétée du « populisme ») oblige alors à un exercice très exact de repérage de la stratification sociale actuelle, et des forces politiques qu’elle libère.
Annie Collovald est professeure de sociologie politique à l’Université de Nantes. Olivier Schwartz est professeur de sociologie à l’Université de Paris V.
« Classes populaires », « électorat populaire », « quartiers populaires »... On semble assister à un retour en grâce, dans les discours tenus sur la société française, de la catégorie du populaire — et ce tant du côté des politiques que du côté des sociologues.
Olivier Schwartz : Je le pense, en effet. Chez les sociologues, on commence à sentir dès la seconde moitié des années 90, à partir du mouvement de 1995, la remise en cause de la « moyennisation » : une représentation de la société française qui ne voit plus que des classes moyennes, une société « moyennisée », donc, dans laquelle les clivages de classes se seraient effacés sous l’effet de la consommation de masse, de la diffusion de l’éducation, de l’essor des services... Mais ce sont les présidentielles de 2002, me semble-t-il, qui ont été déterminantes. Non pas tant le score de Le Pen que l’échec de Lionel Jospin. L’abandon des milieux populaires lui ayant coûté son élection, en tout cas sa participation au second tour, on a tout à coup redécouvert que le poids démographique et sociologique de ces catégories demeurait considérable dans la France contemporaine.
Annie Collovald : Je souscris également à ce diagnostic, avec peut-être une inflexion. À partir, disons, des grèves de 1995, en effet, des groupes que l’on ne voyait plus reviennent à l’avant-scène. Ensuite, les présidentielles de 2002 ont renforcé le retour du populaire dans les discours publics notamment ; mais moins, cette fois, du populaire comme ensemble sociologique, que du populaire en tant qu’enjeu politique. Souvenez-vous, les analyses dominantes expliquaient la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour par le ralliement majoritaire des groupes populaires (ouvriers, chômeurs) à l’extrême droite. Mais c’est un populaire fantasmatique, un populaire très éloigné de toute espèce de caractérisation sociologique un peu rigoureuse, qui fut alors convoqué. Le populaire comme rassemblement des « sans », si l’on peut dire : les sans diplôme, les sans revenu, les sans culture... qui n’existent que dans la tête de ceux qui les auscultent. Les travaux de Sawicki et Lefebvre [1] montrent encore, par exemple, qu’après l’élimination de Jospin, des débats agitent les socialistes sur les raisons de cette éviction, et notamment les raisons du désaveu électoral des groupes populaires : est-il une simple parenthèse ou un phénomène de longue durée ? est-il lié au fait que Jospin et son équipe refusaient de faire référence au groupe ouvrier voire au socialisme ? est-il au contraire indépendant de cette « mauvaise stratégie de communication » et peut-on alors continuer de ne s’adresser qu’aux classes moyennes supérieures ? Mais rapidement, la discussion s’est arrêtée, les régionales de 2004 démontrant aux yeux de beaucoup de dirigeants socialistes d’une part la mobilisation électorale retrouvée des classes populaires et d’autre part leur fidélité à la gauche parlementaire. Donc, retour au populaire, oui : mais retour volatil ou placé sous le signe de la menace et populaire imaginé.
Quelle serait cette « caractérisation sociologique un peu rigoureuse » des groupes populaires, qui permettrait de faire pièce à ce « populaire imaginé », Olivier Schwartz ? Une telle caractérisation est-elle seulement possible ?
O. Schwartz : Pour ne pas me dérober face à votre question, oui je pense que la catégorie du populaire a un sens et dit des choses sociologiquement significatives. Pour moi, cette catégorie permet de désigner un ensemble de populations, qui présente les caractéristiques suivantes. D’abord, petitesse du statut social et professionnel. Il n’est pas nécessaire, je crois, de s’étendre sur ce point. Ensuite, étroitesse des ressources économiques : j’ai conscience que cette expression est très floue, mais elle a l’avantage d’être moins restrictive que la notion de « précarité », car il existe des milieux populaires qui parviennent à une relative sécurité économique, des familles populaires qui s’en sortent, même si pour elles la vulnérabilité n’est jamais très loin. Enfin, éloignement par rapport au capital culturel. J’éviterai de reprendre les termes de « culture dominante » ou de « culture légitime », mais du lexique de Bourdieu, je reprendrai le terme de capital culturel, qui désigne les ressources culturelles socialement avantageuses. À quoi il faut sans doute ajouter, du même coup, tout ce qui est dans Hoggart [2] : toutes sortes de caractéristiques de styles de vie, même si bien sûr, par rapport aux milieux populaires que décrivait Hoggart, ceux d’aujourd’hui sont à la fois très semblables et très différents. Voilà, c’est cet ensemble de caractéristiques qui en tout cas pour moi font sens.
Pour revenir un peu en arrière, sur ce qui s’est passé à partir des années quatre-vingt, je crois que ce qui a très fortement contribué à partir de cette période à la sous-estimation de la place des classes populaires dans la société française, c’est tout ce schéma dualiste que Robert Castel a déjà critiqué [3], et qui a un peu empoisonné les discours tenus sur notre société depuis 20 ans. Ce schéma consiste à considérer que la société française est aujourd’hui scindée en deux grands ensembles : d’un côté, un vaste ensemble de classes moyennes, de l’autre des pauvres, des précaires, des exclus. Avec un tel schéma, on n’a aucune chance de voir tous ces gens qui, dans la société française d’aujourd’hui, parviennent encore à « s’en sortir », ou qui s’en sortent encore à peu près, mais qui occupent pourtant des positions peu élevées dans la distribution des richesses. On a toutes les chances, autrement dit, de passer à côté de pans entiers des classes populaires. Le danger de ce schéma m’est à nouveau apparu dans certains des discours qui ont été tenus au cours du printemps dernier à propos du mouvement anti-CPE. Il y a eu une tendance à opposer d’un côté le mouvement des banlieues de l’automne 2005, issu de la relégation et de l’exclusion, et de l’autre le mouvement anti-CPE présenté comme un pur mouvement de classes moyennes. Or il y avait de toute évidence, dans les manifestations anti-CPE, de très nombreux lycéens qui ne relevaient pas des classes moyennes ! Ils étaient issus du « 9-3 », comme on dit aujourd’hui, ou du 91 « profond » (on le voyait d’après les banderoles derrière lesquelles ils défilaient, et d’après bien d’autres indices...), ils étaient issus des « banlieues », tout en appartenant en même temps sans doute à des familles d’ouvriers ou d’employés encore relativement bien intégrées socialement. Ces lycéens de milieu populaire, qui ne sont ni des exclus ni des représentants des classes moyennes, le schéma dualiste ne permet absolument pas de les penser. Ce schéma a longtemps obscurci notre vision de la société française d’aujourd’hui, et il a beaucoup contribué à empêcher, je crois, que la question des classes populaires soit posée dans toute son ampleur...
Question symétrique, Annie Collovald : est-il possible d’identifier un rapport spécifiquement populaire au politique ?
A. Collovald : Ce n’est pas impossible, à condition de faire préalablement un sort à l’idée selon laquelle, au fond, la caractéristique principale des milieux populaires, une fois le communisme disparu, serait leur disponibilité au « populisme » dans le sens très particulier que le terme a pris dans les dernières décennies : il servait autrefois, selon la définition de Lénine, à dénoncer une stratégie dévoyée de mobilisation du peuple contre ses propres intérêts et contre ses principaux défenseurs, le peuple était alors perçu comme la principale victime de la manipulation intéressée des élites ; le populisme sert désormais à discréditer les classes populaires, supposées plus sensibles aux idées simplistes, xénophobes et autoritaires, comme celles du FN, en raison de leur inculture, leur autoritarisme et leur « crédulité réceptive ». Rappelons pourtant, contre ces supposés « constats », que le premier parti des électeurs populaires n’est pas le FN, mais l’abstention. Si on compare par exemple le vote ouvrier aux présidentielles de 2002 à celui de 1995, qu’observe-t-on ? Que le score du FN auprès des électeurs populaires n’a quasiment pas augmenté (17% des électeurs ouvriers ont voté pour lui en 1995, 18% en 2002). Que c’est l’abstention qui a fortement progressé, passant de 20% à 31%. Que le vote ouvrier en faveur de la gauche perd du terrain en proportion inverse, passant de 39% à 29%. Que ce dernier reste néanmoins la deuxième préférence partisane ouvrière, devant un vote à peu près stable pour la droite classique (22%). On a donc : abstention, gauche, droite classique, FN, dans cet ordre. À cet égard, il est très étonnant que le vote populaire pour le FN attire davantage l’attention — et l’opprobre — que celui des professions libérales ou des petits patrons par exemple, pourtant proportionnellement plus fréquent. Cette représentation stigmatisante signale, me semble-t-il, que l’on est entré dans une conjoncture intellectuelle et politique où le peuple est devenu un très mauvais argument politique, à l’inverse de la conjoncture des années 1960-1970 où la « classe ouvrière » incarnait, aux yeux de beaucoup, l’avant-garde éclairée d’un monde meilleur.
Et positivement ?
A. Collovald : Si l’on cherche à caractériser positivement le rapport spécifique des catégories populaires au politique, je rejoins à mon tour Hoggart et Bourdieu. Du premier, on peut retenir le constat d’une indifférence populaire aux choses intellectuelles, et notamment politiques. Du second, difficile d’écarter l’idée que le rapport populaire au politique reste un rapport de domination — notamment sous l’angle du capital culturel — et de dépossession qui produit d’abord une attitude de retrait. Les catégories populaires sont les moins armées pour saisir le jeu politique et être saisi par lui. Elles ont un rapport lointain et désaccordé avec l’institution électorale. Outre l’abstention, leur vote peut fort bien être convaincu, mais il l’est souvent par tout autre chose que par le contenu idéologique des partis en lice. Au passage, les catégories populaires sont donc celles pour lesquelles le risque de conférer à leur geste électoral des significations étrangères à leur rationalité propre est le plus élevé. Les travaux de Grignon et Passeron soulignaient ainsi qu’avant de comprendre les comportements politiques des groupes populaires, il faut se déprendre de la vision propre aux intellectuels, ce que sont aussi les sociologues, qui oscille toujours entre misérabilisme (la plainte, le manque) et populisme (valorisation enchantée des capacités de résistance des plus démunis) [4].
Malgré tout, pour peu que l’on enquête sérieusement, on s’aperçoit que les groupes populaires ont bien une culture politique dont la double particularité est de balancer toujours entre acceptation de la domination et rébellion contre elle et d’être marquée alors par une forte ambivalence pratique à l’égard des hommes politiques. Par exemple, rares sont les personnes qui ne déclarent pas, en même temps et dans le même entretien, leur incrédulité face au jeu politique voire leur dégoût de l’univers politique et leur approbation de certains acteurs et de certaines actions politiques relevant notamment de la politique locale : leur maire, les aides sociales municipales, etc. Ignorer cela (comme le font par exemple les sondages) c’est d’une part mésestimer l’attachement des groupes populaires au jeu démocratique et d’autre part se méprendre sur la signification du scepticisme qu’ils affichent. Loin d’être synonyme de rejet politique, il peut, au contraire, exprimer de fortes attentes de prise en charge des intérêts sociaux par les hommes politiques. Le fait d’ailleurs que certains membres des catégories populaires continuent à voter, malgré tout, signale le maintien de croyances dans le jeu politique. Je reviens à mon point de départ : on est alors fort éloigné du populisme ou de la « révolte des petits contre les élites politiques ».
Vous assumez donc l’un et l’autre la catégorie du populaire, même si ce n’est pas exactement dans la même perspective. Que répondez-vous alors à l’objection visant l’hétérogénéité d’une telle catégorie : l’étendue, la diversité des situations qu’elle recouvre ne fragilise-t-elle pas son unité et du même coup sa pertinence ?
O. Schwartz : Vous avez certainement raison de nous renvoyer cette question. Elle a été clairement posée, par exemple, par Éric Maurin [5], non seulement à propos des classes populaires mais aussi à propos des classes moyennes, et je la crois essentielle. Après tout, on pourrait très bien, en allant jusqu’au bout, développer l’idée suivante : les inégalités liées au statut d’emploi, aux différences d’exposition au marché, aux différences de sécurité dans la condition salariale (par exemple entre salariés du public et salariés du privé) ont pris aujourd’hui une telle importance qu’elles ont fini par fracturer et diviser toutes les anciennes catégories socio-professionnelles, toutes les anciennes classes sociales... Autrement dit, ce sont peut-être ces clivages-là qui sont en train de devenir aujourd’hui les clivages sociaux majeurs, et il faut se demander s’ils ne tendent pas finalement à faire exploser tout ce que l’on entendait jusqu’ici par classes populaires et classes moyennes, puisqu’à profession et capital scolaire équivalents, deux individus peuvent se trouver dans des situations extrêmement inégales selon qu’ils sont situés dans l’un ou dans l’autre secteur. Cette interrogation-là, je crois effectivement qu’on ne peut pas l’esquiver. Dans la mesure où le lexique des classes sociales est largement fondé sur les inégalités de profession et de capital scolaire, je ne vois pas comment on pourrait éviter de s’interroger sur la pertinence de ce lexique dans une société où, à profession équivalente, les inégalités de statut d’emploi et d’exposition au marché ont pris une telle importance... Toute la question, à partir de là, est la suivante : faut-il aller jusqu’au bout de la critique, et considérer qu’au regard de l’importance désormais prise par ces « nouvelles » inégalités, les anciennes classes sociales ont perdu l’essentiel de leur pertinence et de leur consistance ? On aboutit alors évidemment à l’abandon, ou en tout cas à une très forte relativisation d’une catégorie comme celle du populaire.
J’admets évidemment la possibilité d’une telle position, mais je ne la partage pas. Il y a aujourd’hui une hétérogénéisation de plus en plus forte des catégories populaires. Il y a, pour reprendre l’expression de Louis Chauvel, un « écartèlement » des catégories populaires [6], cela me paraît peu contestable, et en particulier on peut considérer comme certain que les différences de condition entre catégories populaires du privé et catégories populaires du public sont aujourd’hui beaucoup plus accentuées qu’elles ne l’étaient dans les années soixante. Mais je ne crois pas que l’on puisse pour autant parler d’implosion, comme s’il y avait désormais une sorte de discontinuité radicale entre fractions vulnérables et fractions stables. Entre les unes et les autres, des traits communs demeurent, et ils ne sont nullement secondaires. Il y a la petitesse de la position dans le travail, avec toutes ses conséquences, et c’est déjà beaucoup. Et il y a la question décisive de la distance au capital culturel. Je travaille depuis plusieurs années sur les conducteurs de bus de la RATP. Les agents de la RATP sont par excellence des employés stables. Et pourtant, il suffit de s’intéresser à leur rapport à l’écrit, à l’écriture, pour voir à quel point ce rapport est maladroit et malheureux, à quel point leur distance au capital culturel est grande. Cette caractéristique-là, un conducteur de bus de la RATP la partage avec n’importe quel ouvrier du privé. Dans une société où le capital culturel et le diplôme sont devenus des ressources sociales déterminantes, qui peut croire que cette caractéristique soit secondaire ? Qui peut croire, par exemple, que la stabilité salariale du conducteur de bus garantira l’accès de ses enfants au capital scolaire ? Et il faudrait évidemment parler des caractéristiques communes sur le plan des manières d’être, des styles de vie, entre les uns et les autres... C’est pourquoi, plutôt que de parler d’implosion du populaire, je préfère parler d’écartèlement.
A. Collovald : Les divisions internes aux mondes popu-laires ne datent pas d’aujourd’hui, les historiens de la classe ouvrière sont là pour nous le rappeler. Il me semble que pour comprendre les divisions actuelles, l’analyse de l’offre politique qui est adressée aux groupes populaires est tout aussi importante que leur radiographie. Aujourd’hui, ce qui frappe est la relative absence d’entreprises politiques cherchant à les représenter, à parler en leur nom, et ainsi à leur donner au moins symboliquement une unité et une homogénéité. C’est le paradoxe ordinaire de la politique : les politiques s’adressent aux fractions sociales qu’ils estiment être leur clientèle électorale ; mais en le faisant, ils font exister les catégories sociales dont ils parlent ou au nom desquelles ils parlent : « effet d’oracle », pour reprendre des termes de Bourdieu. À cet égard, nous évoquions au début un retour du populaire dans le discours politique, mais c’est davantage comme objet « parlé par d’autres » que comme sujet du discours public. Si les stratèges électoraux des partis se penchent sur les attentes supposées des catégories populaires, nulle trace du populaire en revanche, dans la manière dont les partis parlent de et à leurs électeurs populaires. Le PS s’en est détourné. Le PC parle des « gens ». Quant à la droite, elle invoque « la France d’en bas » ou la « République de proximité ». Tout cela contribue à fragiliser symboliquement un groupe déjà très éclaté matériellement, et sans doute à l’encourager au retrait électoral.
Autre objection possible : pour décrire les catégories populaires, vous empruntez tous les deux à Hoggart et à Bourdieu. Or les enquêtes d’Hoggart datent des années cinquante, et celles de Bourdieu ont été menées pour l’essentiel dans les années soixante et soixante-dix. Les catégories popu-laires, entre-temps, n’ont-elles pas changé ?
A. Collovald : Si, bien sûr : le populaire n’est pas une essence transhistorique. Mais parmi ses transformations les plus significatives — j’y insiste —, celles qui concernent l’offre politique, en l’occurrence la disparition d’une représentation politique des groupes populaires, ne sont pas les moins importantes. Dans la présente législature, il n’y a que trois députés déclarant avoir été ouvriers ; dans la précédente, un seul. Dans les années soixante, il y en avait une centaine. Les hommes politiques ont ainsi de moins en moins un éthos populaire, ce qui contribue d’un côté à rendre illégitime cette manière d’être en politique et d’un autre côté à faire disparaître une identification sociale, politique et morale pour ceux qui sont les plus éloignés de l’univers politique. Les luttes récentes pour changer la politique ont porté sur la parité hommes/femmes, maintenant sur la nécessité de faire accéder des enfants « issus de l’immigration » à des postes de responsabilité. À juste titre. Mais pourquoi ne pas renouer aussi avec une ancienne lutte, celle qui visait à promouvoir les « enfants du peuple » ?
O. Schwartz : Les catégories populaires ont effectivement profondément changé, sur des plans essentiels, par rapport aux années soixante, et il faut notamment (mais bien d’autres l’ont déjà dit) insister sur deux phénomènes essentiels : la scolarisation massive et la tertiarisation. J’ai parlé plus haut d’éloignement par rapport à la culture savante, par rapport au capital culturel, et j’en ai dit l’importance. Mais il va de soi qu’il ne faut pas oublier un phénomène majeur et de sens inverse, qui tend aujourd’hui, d’une certaine manière, à désenclaver culturellement les catégories populaires. C’est la scolarisation de masse, c’est la pénétration massive de l’école et des études longues dans les familles d’ouvriers et d’employés. Dans son livre sur la scolarisation des lycéens des familles d’ouvriers immigrés, Stéphane Beaud parle, à propos de ces lycéens, d’une « demi-acculturation » à la culture scolaire [7]. Une demi-acculturation, c’est une acculturation en partie manquée, ce qui explique les difficultés de beaucoup de ces lycéens à l’école. Mais c’est quand même aussi une acculturation partielle : cela signifie qu’il y a des formes de désenclavement, ce que soulignait d’ailleurs déjà aussi François Dubet dans son livre de 1987 sur la galère [8], quand il notait que beaucoup de jeunes de cité avaient acquis, au contact des travailleurs sociaux, des éléments de culture « psy » qui apparaissaient dans leur manière de s’exprimer, de parler d’eux-mêmes (« ça dépend de la personnalité », « je suis pas bien dans ma tête », etc.). Il est important, je crois, d’être attentif à ces questions si l’on veut parler de classes populaires dans la France d’aujourd’hui. Un paradoxe de la situation française, c’est qu’il y a à la fois un très net durcissement de la domination sociale à laquelle sont soumises les catégories populaires depuis vingt ou trente ans, dans le monde du travail notamment, en même temps qu’une tendance sensible de ces mêmes milieux populaires au désenclavement culturel. Et il faudrait aussi, dans le même esprit, s’interroger sur les conséquences de la tertiarisation. Les catégories populaires d’aujourd’hui ne sont plus, comme elles ont pu l’être dans les années cinquante, principalement constituées d’ouvriers d’industrie. Elles sont aujourd’hui massivement constituées d’employés des services (chauffeurs de bus, salariés du commerce, ouvriers travaillant dans des entreprises de services, aides-soignantes, aides à domicile, etc.), avec tout ce que cela implique comme capacités de contact avec des usagers, des clients, des tiers, comme capacités de contact avec le monde extérieur, comme capacités de faire face à des situations socialement diversifiées... Les membres des milieux populaires d’aujourd’hui sont nettement moins coupés du monde extérieur que ceux que décrit Hoggart dans l’Angleterre des années cinquante. Ce que je veux dire par là, c’est qu’effectivement, pour pouvoir parler de classes populaires dans la France d’aujourd’hui, il faut faire l’effort de penser un « populaire contemporain ». Ce qui ne va jamais de soi. Les sociologues du « changement » ont souvent eu tendance à décréter un peu vite la fin des classes sociales, mais ceux (dont je suis...) qui continuent de « croire » aux classes ont souvent tendance à raisonner uniquement en termes de reproduction.
Ce qui aggrave encore, Annie Collovald, l’équation contre laquelle vous vous élevez, qui consiste à faire de l’« ethnocentrisme » supposé des classes populaires (leur « nous ») le socle social des succès électoraux du FN ou de l’échec du traité constitutionnel européen. Cela dit, ne sentez-vous pas, l’un et l’autre, des modes de valorisation du populaire qui, ces dernières années, grandissent surtout la notion de « peuple », cette fois, au sens strictement ethnico-géographique ou national. Marie-George Buffet en appelle au « peuple de France » pendant la campagne contre le TCE, Nicolas Sarkozy vient ostensiblement promettre à un quartier populaire de le débarrasser de sa « racaille ». Faut-il y voir une simple manière de courtiser des suffrages popu-laires (ou imaginés tels), ou déceler derrière cela, également, un assentiment plus profond des couches populaires ?
A. Collovald : Que des candidats flattent ce qu’ils pensent être des attentes populaires, c’est certain. Que celles-ci soient avérées, c’est une autre affaire. Les seules remarques un peu objectives que je me permettrais de faire sont les suivantes. La campagne sur le TCE, par exemple : un des enseignements à en retirer est qu’elle a vu reculer l’abstention, notamment dans les électorats populaires, alors que l’on sait que celle-ci augmentait jusqu’alors et que les référendums la suscitent d’ordinaire massivement. C’est sans doute que la campagne électorale s’est jouée sur le terrain. Des partis de gauche mais aussi des associations comme Copernic, Attac... sont allés dans nombre de petites villes, souvent ignorées des campagnes « classiques », tenir des meetings, faire des réunions. Des techniques interactives comme des discussions sur Internet ont été aussi employées. Des pratiques de mobilisation ont été ainsi adoptées qui ont permis à des groupes généralement très distants de la politique de faire le lien entre ce traité et leur vie de tous les jours, et de donner un sens politique général aux épreuves sociales qu’ils affrontent souvent de façon dispersée.
Quant à Nicolas Sarkozy, il faut, je crois, inscrire plus largement sa stratégie dans une tradition électorale assez banale : il y a un électorat populaire de droite. Dans les années 1960, on fustigeait les « ouvriers conservateurs » qui faisaient le succès du gaullisme. C’est généralement ce qu’oublient les analystes électoraux, qui imaginent que ceux supposés voter Le Pen viendraient de la gauche ou de l’extrême gauche. En outre, qualifier sa stratégie de populisme, c’est trop lui prêter et jouer de la confusion pour mieux disqualifier ceux qui plaident vraiment la « cause du peuple » — sous cet angle, nul doute que Marie-Georges Buffet a plus de titres pour parler au nom de et pour les plus défavorisés que le ministre de l’Intérieur actuel. Le populisme invite à croire que certaines droites radicales ou des hommes de droite ont des idées sociales destinées aux plus vulnérables, s’intéressent véritablement aux groupes populaires. Objectivement, c’est une formidable erreur de perception si l’on se reporte à ce qu’ils font véritablement et à leur programme politique ! Si le FN ou N. Sarkozy font du social, c’est comme le Medef en fait : c’est-à-dire jamais et leur action politique est principalement dirigée contre les milieux les plus modestes. La référence au populaire est une tactique visant à donner une légitimité sociale à des stratégies qui en ont peu. Comme le dit cyniquement N. Sarkozy à propos de sa lutte contre l’immigration, « ferme mais humain », « humain parce qu’on a dit que j’étais trop à droite ».
O. Schwartz : Effectivement, Nicolas Sarkozy cherche aujourd’hui à faire émerger un peuple qui se définirait par opposition non pas à ce qui vient du « haut » de la hiérarchie sociale, mais d’abord et avant tout par opposition à des menaces venues de ceux qui sont plus bas, des immigrés et des nouvelles « classes dangereuses ». Et il dit à ce peuple : je vous entends, je vous défends... Sur la question que vous soulevez, sur les chances de réussite d’un tel appel au peuple, je serais bien incapable d’avancer des éléments précis, mais je peux simplement faire état d’un constat. Si je me fonde sur mes observations auprès des conducteurs de bus que j’ai pratiqués ces dernières années, j’ai l’impression que la conscience sociale qui est la leur, c’est-à-dire la manière dont ils se situent dans la société, oscille entre deux schémas. Il y a d’abord le schéma classique, dichotomique et oppositionnel : eux / nous. « Eux », c’est-à-dire le haut, les dirigeants, les gouvernants, les puissants. « Nous », c’est-à-dire tous ceux qui n’ont pas fait beaucoup d’études et qui sont en bas de la hiérarchie. Entre « eux » et « nous » il y a et il y aura toujours une barrière, d’où la nécessité de toujours conserver une distance et une méfiance par rapport à « eux » parce que « ce qu’ils font ne va jamais dans le sens du peuple », comme me le disait un jour un chauffeur de bus. Ce schéma-là est classique dans le monde ouvrier et dans les classes populaires, Hoggart l’a montré, et il demeure encore fort aujourd’hui. Et il se traduit par une forme de méfiance à l’égard de ce qui vient du « haut », à laquelle je crois que sera confronté même un dirigeant politique qui, comme Nicolas Sarkozy, s’adresse au « peuple ». Mais le problème est qu’il y a aujourd’hui un autre schéma qui me semble bien visible, qui est sans doute typique du haut des catégories populaires comme le sont les agents de la RATP, et qui pourrait, lui, être beaucoup plus favorable à l’entreprise sarkozyste. On pourrait dire que c’est un schéma non pas dichotomique mais triangulaire. C’est l’idée qu’il y a le haut, le bas, et « nous », coincés entre les deux. Le haut, ce sont les mêmes que tout à l’heure. Le bas, ce sont les familles pauvres qui profitent de l’assistance, les immigrés qui ne veulent pas « s’intégrer », les jeunes qui font partie de la « racaille ». Et « nous », finalement, on est lésés à la fois par rapport aux uns et par rapport aux autres. C’est cela qui est frappant dans ce schéma. Ceux qui se positionnent comme étant au milieu ont le sentiment d’être moins bien traités non seulement que ceux du haut, ça on le comprend facilement, mais aussi que ceux du bas : « ils » ont les allocations sans travailler et sans payer d’impôts, « ils » commettent des délits en toute impunité, et dès qu’« ils » bougent et qu’« ils » brûlent des voitures, on s’occupe de leurs problèmes. Et « nous », coincés entre les uns et les autres, on est finalement les moins entendus, les moins écoutés, les moins bien traités. J’ai plusieurs fois entendu ce type de discours chez les conducteurs de la RATP. « C’est nous qui payons pour tout le monde », « pour tous ceux qui profitent du système », à la fois ceux du haut et ceux du bas. C’est-à-dire qu’on a ici un type de conscience populaire qui est très différent du schéma dichotomique, parce qu’il est tourné à la fois contre les plus hauts et contre les plus bas. Et là il est évident qu’un discours politique comme celui de Nicolas Sarkozy peut tout à fait trouver un terrain favorable, puisque même s’il ne dit rien contre le haut, il prend clairement en charge les craintes et les ressentiments tournés dans l’autre sens. Il y a sans doute aujourd’hui coexistence, dans toute une partie des catégories populaires, de ces deux formes de conscience. La conscience dichotomique, toujours présente dans les milieux populaires, pourrait se traduire plutôt par une résistance au discours sarkozyste, même si celui-ci s’adresse au peuple. Mais ce qui pourrait offrir à ce discours un terrain beaucoup plus favorable, c’est le développement de la conscience triangulaire.
La question qui se pose est évidemment alors : comment concevoir, comment construire un discours politique de gauche dans ces conditions ? Comment s’adresser à des milieux populaires plus ou moins porteurs de cette conscience-là ? Comment la gauche peut-elle leur montrer qu’elle les entend, et qu’elle a toujours vocation à les représenter politiquement, sans renoncer pour autant à défendre la cause de ceux qui se sont exprimés au cours des émeutes de novembre ? Comment construire un discours politique de gauche qui sache s’adresser au peuple le mieux intégré sans lâcher pour autant le peuple des banlieues ? C’est toute la question. Et il est d’autant plus important d’y réfléchir que c’est maintenant, c’est aujourd’hui qu’elle se pose.
Entretien réalisé par Stany Grelet, Fabien Jobard & Mathieu Potte-Bonneville
[1] Rémi Lefebvre, Frédéric Sawicki, « Le peuple vu par les socialistes », in Frédérique Matonti (dir.), La démobilisation politique, Paris, La Dispute, 2005, p. 69-95. Voir aussi « Gauche française, gauche mimétique », Vacarme, n°35, 2006, p. 97-98.
[2] Richard Hoggart, Le culture du pauvre. Etude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre. (1957), trad. Jean-Claude Garcias et Jean-Claude Passeron, Paris, Minuit, 1970.
[3] Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Folio, 1995, (notamment « La destitution », p. 564-584).
[4] Jean-Claude Grignon, Jean-Claude Passeron, Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Gallimard, 1989.
[5] Éric Maurin, « Les nouvelles précarités », La République des idées, La nouvelle critique sociale, Le Seuil, Paris, 2006, p. 19-26.
[6] Louis Chauvel, Le destin des générations, Paris, Presses Universitaires de France, 1998, p.40.
[7] Stéphane Beaud, 80% au bac et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire, Paris, Editions La Découverte, 2OO2 (notamment p. 143 et 228).
[8] François Dubet, La galère, Paris, Fayard, 1987.