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Prostitution : le point de vue du bus des femmes
Lu sur Cybersolidaires : "Le Bus des femmes est une association de prostituées qui oeuvre à Paris.Entretien avec l'une des responsables, Claude Boucher. Propos recueillis par Caroline Fourest. J'ai l'impression qu'avant de débattre des législations à envisager pour réglementer la prostitution, nous passons tous à côté du fait qu'il existe plusieurs formes de prostitution, très différentes, qu'elle a beaucoup évolué, peux-tu nous en parler...
Je distinguerai deux choses : le trafic humain (la traite des femmes, l'esclavage sexuel) et la prostitution plutôt "traditionnelle". Au Bus des femmes, nous ne nous occupons que de la prostitution de trottoir. Mais même sur le trottoir, il existe des profils extrêmement différents. On a toujours l'image de prostituées droguées, mises sur le trottoir par des proxénètes. Ce n'est plus vraiment le cas. Les "traditionnelles" sont pour la plupart des femmes avec une famille à charge, elles sont arrivées à la prostitution parce que leur travail n'arrivait pas à les faire vivre, qu'elles n'arrivaient plus à nourrir leurs enfants…


Tu veux dire que beaucoup des prostituées d'aujourd'hui ont commencé par la prostitution occasionnelle?

Oui. Et c'est d'ailleurs là notre problématique. Nous essayons de faire comprendre à une fille qui veut payer ses vacances ou s'acheter un blouson grâce à une passe qu'elle met le doigt dans un engrenage. C'est un scénario fréquent : une fille a besoin d'arrondir ses fins de mois, elle couche avec un voisin ou un homme de son entourage pour pouvoir s'acheter quelque chose. Bientôt, elle s'aperçoit qu'elle gagne beaucoup plus d'argent en quelques heures qu'en une semaine de travail, elle passe à la vitesse supérieure, elle n'arrive plus à faire les deux et elle lâche son emploi... Ce n'est que lorsqu'elle arrive sur le trottoir pour de vrai qu'elle s'aperçoit à quel point il est difficile de décrocher. On essaie de les mettre en garde, mais on a du mal à les toucher, car elles ne veulent pas reconnaître qu'elles sont prostituées : une fille qui vient nous voir, c'est une fille qui assume sa prostitution.


Qu'est-ce qui a, selon toi, le plus changé ces dernières années?

L'arrivée des hommes dans la prostitution et le changement que cela a amené dans les codes. Il y a des règles dans la prostitution. Une femme prostituée doit être visible et invisible, elle doit se fondre dans le paysage urbain. Les prostituées - comme celles de l'avenue Foch, du 16e ou du 17e - sont intégrées depuis fort longtemps. Elles ont conscience des riverains et de la ville où elles se trouvent. Une prostituée n'est jamais devant les écoles, à la sortie, et même si elle se trouve sur le chemin de l'école, elle se met sous un porche. Ses tenues ne sont pas franchement extravagantes… Ceux qui ont amené des tenues plus provocantes, ce sont les transsexuels. La plupart des transsexuels qui se prostituent pensent qu'ils doivent caricaturer au maximum les attributs féminins pour gagner des clients. Leurs tenues et leur pratique de la prostitution ont bouleversé les codes, en tout cas cela change l'habitude qui était de s'inscrire dans la cité sans trop de provocation. Lorsqu'on passe avenue Hoche, on voit les warnings des filles en voiture, c'est tout. Certains riverains peuvent se mettre à hurler, mais pas franchement, ce qui les gêne, c'est ce qu'ils appellent les nuisances : des préservatifs par terre, par exemple. Normalement une prostituée ne jette jamais ses préservatifs. Aussi curieux que cela puisse paraître, c'est plutôt l'arrivée d'hommes dans la prostitution qui a fait que les règles ont bougé et que l'image de la prostitution s'est dégradée.


C'est un vrai paradoxe. On associe toujours autant la prostitution à l'esclavage des femmes, alors que visiblement un grand nombre des prostituées d'aujourd'hui sont des hommes... Cela dit, ce sont des hommes qui se prostituent en tant que femmes...

Les clients qui vont voir les transsexuels ne sont pas des homosexuels, effectivement. Tandis que pour les garçons, c'est de l'homosexualité. C'est une démarche très douloureuse pour certains, qui va au-delà de la prostitution. La plupart de ces filles "transgenre" sont des gens qui n'ont pas de papiers (beaucoup sont Algériens et craignent d'être renvoyés dans leur pays). Sans cela, ils feraient peut-être d'autres boulots. Mais ils ne le peuvent pas, étant pour la plupart clandestins et donc dans l'impossibilité de trouver un travail légal. Il faut bien payer ta chambre d'hôtel, surtout que l'hypothèse d'un retour au pays est dramatique. Le pire, c'est vraiment lorsque cette situation les pousse à aller un peu plus loin qu'ils ne l'auraient fait. Non seulement, ils se forcent à se prostituer, mais certains prennent des médicaments bon marché, trafiqués, pour se faire pousser des seins et modifier leurs hormones, qui auront des conséquences dramatiques sur leur santé.


Et la traite des femmes, qu'en est-il aujourd'hui, ça existe toujours?

Bien sûr. Il s'agit presque exclusivement d'étrangères, des filles qui viennent des pays de l'Est, d'Afrique et, depuis 15 jours, de Chine... Elles vivent dans des hôtels où les logent les "réseaux". Lorsqu'elles montent dans notre bus, leurs portables sonnent dans les dix minutes. Leurs proxénètes les surveillent tout le temps. En même temps notre travail ne les dérange pas. Cela les arrange plutôt que l'on aide les filles à avorter gratuitement grâce à l'aide médicale. On fait aussi, bien sûr, de la prévention, on distribue des brochures... Mais on s'aperçoit bien qu'elles ne mettent pas de préservatifs. On ne sait pas si elles ont même conscience de la maladie ou de leur corps. Même si elles viennent se faire dépister, leurs macs ne leur donnent pas forcément l'autorisation de venir chercher les résultats... S'il y a une rupture de préservatif, on les emmène à l'hôpital, mais il n'est pas sûr qu'elles prennent les médicaments après, ou qu'elles puissent les prendre : elles ne sont vraiment pas libres de leurs mouvements. Elles ont juste le droit d'avorter, mais pas de venir à la visite après. Par contre, lorsqu'elles voient qu'on ne les bouscule pas, qu'on ne leur demande pas de papiers, qu'on les suit, surtout médicalement, un lien peut se créer... Elles te parlent de leurs maquereaux, mais je ne crois pas qu'elles comprennent vraiment l'idée du Bus, l'idée d'une "association de prostituées" est un concept très flou pour elles. On ne leur cache pas que nous savons qu'elles sont esclaves et qu'à la première occasion nous allons faire en sorte de les aider. En revanche, lorsque nous ne pouvons rien pour elles, ça les perturbe. Par exemple, on refuse de leur trouver des hébergements en hôtel gratuits car cela reviendrait à faire un cadeau au réseau qui les esclavagisent.


Que fait la police?

Ce n'est pas facile pour les flics de se retrouver avec des esclaves dans la capitale des droits de l'homme... Mais au niveau de la législation, tant qu'il n'y a rien dans le code sur l'"esclavage sexuel", elles sont juste des sans-papiers, des clandestines et c'est tout. Rien n'est prévu pour les sortir de là, excepté l'expulsion. C'est pour ça que la police ne s'en mêle pas trop. Ils ont compris que s'ils se comportaient avec elles comme avec des sans-papiers ordinaires - c'est-à-dire le dépôt puis l'expulsion, les mecs les attendraient à Tirana, et qu'elles repartiraient aussi sec... On a donc une situation catastrophique, avec une police qui n'a aucun moyen d'agir et qui les laisse sur le trottoir en se disant qu'au moins là ils peuvent savoir ce qu'elles deviennent. Quant à elles, elles n'ont aucun moyen de résister. Souvent, les réseaux menacent de s'en prendre à leurs gamins restés à l'Est si elles s'enfuient. Il y a un prêtre italien qui leur vient en aide en allant chercher les gosses en Moldavie et en les hébergeant avec leurs mères, mais il a six mille carabiniers autour de lui... Nous, nous n'en avons pas les moyens. C'est à l'État français de prendre cela en charge, c'est ce que nous demandons dans notre plate-forme.


As-tu le sentiment que les pouvoirs publics vont finir par réagir?

Oui, ça bouge. On a demandé une commission d'enquête parlementaire pour changer la loi et intégrer quelque chose sur l'esclavage dans le code. À ce stade, ce n'est plus du proxénétisme! Ce sont des réseaux. En termes de saloperies sur la femme, ça dépasse l'entendement. On a des aveugles sur le trottoir, des mômes de 16 ans, ça ne s'est jamais vu, et ça n'a rien à voir avec la prostitution, c'est de l'esclavage pur et simple. On a demandé que le code pénal soit adapté à ça. Je pense même qu'il faudrait le comparer à un crime contre l'humanité, car on parle - et ELLES parlent - bien d'épuration. Deux millions d'habitants en Albanie, disons un million de femmes : combien ont été mises de force sur les trottoirs, en Europe? Même si elles voulaient revenir, comment le pourraient-elles? Quand tu as été vendue par ta mère, comment fais-tu?


Tu fais une vraie distinction entre le trafic de femmes, fait en réseau et de force, et la prostitution "traditionnelle", pratiquée par des filles ou des hommes pour subvenir à leurs besoins, c'est peut-être là que se trouve le malentendu entre les associations de terrain et les prises de positions de certaines assos féministes abolitionnistes...

Les abolitionnistes amalgament "prostitution" et traite des humains. Ce sont des choses extrêmement précises même en termes de droit. On ne me fera pas dire que la prostitution est aliénante pour une femme : si elle a décidé de son plein gré de gagner de l'argent avec la prostitution, ce n'est pas un acte délictueux pour moi. Au niveau moral, ça ne me choque pas. Je ne vois pas pourquoi on interdirait à des individus de gagner de l'argent avec le sexe. Cela ne doit pas être une affaire de jugement.

Certaines féministes, comme des militantes du Mouvement pour l'abolition de la prostitution (MAP), défendent la Convention de 49 qui dit que "la prostitution est un fléau social", que "la prostitution nuit à la famille"... Elles nous disent que "la prostitution est aliénante pour les femmes". Mais ce ne sont pas des esclaves, elles travaillent à leur compte, elles n'ont pas de mac. L'association est contre l'exploitation des femmes et contre le proxénétisme. Et les associations féministes pensent que nous sommes financées par les proxénètes... Cela fait longtemps que l'association serait fermée, car ça ne plairait pas beaucoup à des proxénètes que les femmes puissent bouger, faire des manifestes, etc.

La plupart des prostituées ici sont à la Ligue des droits de l'homme, nous sommes liées à l'État de droit, nous faisons partie du collectif Article 1er, qui est un collectif de droits de l'homme, avec trente-trois ONG (dont Amnesty, Médecins du Monde, etc.). Nous y sommes très attachées par rapport aux droits des femmes, mais nous trouvons cette convention très moraliste. Et ce n'est pas parce qu'on le dit qu'on s'assoit sur la Déclaration des droits de l'homme ou la Déclaration de 48. Derrière le mot "prostitution", il ne faut pas oublier qu'il y a des femmes, des prostituées. Lorsqu'on se permet de défendre le droit des femmes, on fait en sorte qu'elles puissent véritablement exister. Sans quoi les conversations de salon n'ont aucun sens.

C'est vrai que la condition de la prostituée est un miroir grossissant de la condtion de la femme, depuis des générations. Mais on parle de la femme et de son choix, y compris du choix d'avoir des contradictions : elles n'ont pas toutes été violées, ce sont des femmes qui tout à coup ont envie d'avoir plus d'argent que la vie ne leur en a proposé... Certaines ont travaillé en usine et préfèrent la prostitution à un travail dans des conditions de merde : c'est assez fréquent. Une fille qui se prostitue n'est pas une aliénée de base, ou alors on peut aussi dire que tous les travailleurs sont des aliénés.


Peux-tu me dire, assez concrètement, quels sont les droits qui manquent du fait de l'absence d'un statut pour les prostituées?

Le premier droit est celui de la sécurité ; on se bat pour que le viol soit considéré comme un crime. Une prostituée violée dans un commissariat, personne n'en parle. On nous dit : "Cela fait partie des risques du métier...". Il y a aussi, bien sûr, la question de la sécurité sociale. Et puis les droits sociaux. Certes, les filles ont droit au RMI, c'est-à-dire 3.000 balles par mois... Mais si tu dis à une fille en activité, qui gagne assez bien sa vie : "l'outil social que j'ai pour t'en sortir, c'est le RMI", elle te répondra qu'elle aurait l'impression de prendre l'argent des pauvres. Et puis, c'est tellement inférieur à ce qu'elle gagne en quelques passes.

Pour toucher des ASSEDIC plus proches de leur train de vie, qui leur donneraient plus envie de décrocher et de suivre des formations, il faudrait que leur métier soit reconnu, qu'il existe. Plus de 50% des femmes payent leurs impôts sur des revenus non commerciaux. Elles voudraient aussi le faire. Elles veulent bien être citoyennes, mais des citoyennes à part entière, pas uniquement pour payer les impôts... Si le fait de cotiser ne te donne droit ni à des ASSEDIC ni à une retraite (puisque la prostitution n'est pas un métier), autant ne rien déclarer de ce que tu gagnes. Et quand bien même, elles voudraient prendre sur leur RMI pour essayer de se former à un autre métier... Tout ce qu'on leur propose, ce sont des formations pour faire "dame pipi" ou femme de ménage; on n'a pas pensé que ces filles sont psychologues, qu'elles ont un savoir-faire, un savoir-penser, qu'elles parlent plusieurs langues, qu'elles sont courageuses.

Elles ne peuvent pas non plus prendre de retraite... Les impôts sur le revenu ne déclenchent pas la retraite, ce sont les retenues sur les fiches de salaire, et elles n'en ont évidemment pas. Donc elles doivent mettre de l'argent de côté pour leur retraite. Mais comme elles ne peuvent déclarer leurs revenus, elles ne peuvent pas non plus s'acheter une maison, un appartement ou une voiture à leur nom : tout est à d'autres noms... Et il faut faire confiance! Tout est comme ça... Les féministes peuvent toujours dire que "la prostitution est aliénante", ce n'est pas la prostitution qui est aliénante, c'est la marginalisation qui est aliénante, parce que nous vivons dans un État abolitionniste.


Quelle est la position du Bus des femmes : ni abolitionniste, ni pour la dépénalisation?

Je considère l'association "Les amis du Bus des femmes" comme une troisième alternative, c'est-à-dire que l'on puisse obtenir, d'une façon ou d'une autre, des droits, sans pour autant considérer les prostituées comme des "travailleuses du sexe". D'ailleurs, c'est un terme qui ne leur plaît pas du tout. Pour beaucoup, il correspond plutôt à des métiers liés à la pornographie. Elles préfèrent encore qu'on les appelle "putes"... Les filles pensent que c'est surtout une lubie de militantes. Personne ne trouve ça très beau. La liberté de travailler avec son sexe, je trouve ça normal, mais elles se vivent plutôt comme marchandes de rêves et se déterminent aussi par rapport à des fantasmes. "Travailleur", ça évoque un patron! Non, il faudrait réfléchir à un statut qui ouvre des droits (droits du travail, ASSEDIC, retraite, sécurité sociale) sans tomber dans un terme qui agace tout le monde.

On a fait une plate-forme, accueillie à bras ouverts par la Ligue des droits de l'homme, où l'on s'est accordé pour enlever le mot "prostitution" du débat. On a réussi à faire un beau texte, qu'on a communiqué à la presse, où nous demandons deux choses : l'arrestation des réseaux de criminalité et la protection des victimes. J'aimerais qu'on passe à l'acceptation qu'il y a des prostituées, non ciblées comme travailleuses du sexe, que l'on reconnaisse avant tout en termes de citoyenneté. Avant d'être reconnues comme des professionnelles de quoi que ce soit, il faudrait qu'elles soient reconnues comme des citoyennes.


Du côté des instances internationales, as-tu de l'espoir?

Non, c'est bloqué par le lobby abolitionniste. Suite à notre plate-forme, ils font en ce moment même du lobbying auprès des ministères, contre nous, au lieu de penser aux victimes. Pourtant c'est nous, c'est cette association de putes qui ne lâchera pas sur le droit des femmes. On n'a pas lâché les mecs pour avoir des femmes qui nous disent ce qu'on doit faire.

par Claude Boucher
Article paru dans la revue ProChoix de mars-avril 2001.


Mis en ligne le 07-12-01

Ecrit par libertad, à 21:38 dans la rubrique "Le privé est politique".



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