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L'En Dehors


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E. Armand.L’ABC de “nos” revendications individualistes anarchistes
--> Texte publié en 1924 comme supplément au n°49/50 du journal l’en dehors
Lu ici : Vous m’avez déclaré l’autre jour que vous étiez “ individualiste ”. Pourriez-vous me renseigner plus exactement sur ce que sont et sur ce que veulent les individualistes ? Je connais plusieurs personnes notables, considérables, décorées, exerçant de hautes fonctions qui se déclarent également individualistes. Leurs façons de parler et de se con­duire ne ressemblent cependant pas aux vôtres. Que dois-je en conclure ?

Il y a en effet Individualisme et Individualisme comme il y a fagot et fagot. Il y a un Individualisme bourgeois, arriviste — un Individualisme de privilèges et de monopoleurs qui n’a rien à faire avec le nôtre, qui est l’opposé du nôtre. Pour subsister, pour prospérer, pour parvenir à ses fins l’Individualisme bourgeois — l’Individualisme arriviste — s’appuie sur l’autorité de l’homme sur l’homme et l’exploitation de l’homme par l’homme, se sert des méthodes d’éducation et d’action qu’elles impli­quent, recourt aux institutions qui les soutiennent. Nous sommes, nous, des individualistes antiautoritaires, des négateurs, des adversaires de l’autorité et de l’exploitation, peu importe qui les exerce. Nous sommes des Individualistes anarchistes — des Individua­listes anarchisants si l’on veut. Les mots ne font rien à la chose. C’est pour ne pas allonger un terme déjà assez entendu par lui-même que nous le débarrassons des qualificatifs accessoires et que nous nous servons souvent du vocable “ Individualiste ” tout simplement.

Il est, en passant, utile de faire remarquer que le substantif anarchie n’éveille, étymologiquement parlant, aucune idée d’attentat, de vio­lence, d’organisation économique, de dictature d’une catégorie sociale. C’est un mot tiré du grec et qui signifie absence ou négation d’autorité politique, gouvernementale, administrative, par extension des institutions qui incarnent cette autorité.

De ce que vous venez de dire, je comprends que votre Individualisme diffère totalement de ce que vous appelez l’Individualisme bourgeois. Pourriez-vous m’exposer brièvement en quoi il consiste ?

Nous désignons par “ Individualisme ” une certaine conception de la vie humaine qui donne la première place, la place essentielle au “ fait individuel ” — c’est à dire qui considère l’autonomie, l’intégrité, l’inviolabilité‚ de la personne humaine — de l’unité sociale — de l’individu — homme ou femme — comme la base, la raison d’être et la fin des rapports entre les terriens, où qu’ils habitent et quelle que soit leur race.

Votre définition brille par sa brièveté, j’en conviens. Elle ne me satisfait cependant pas complètement. L’Individualisme — le vôtre— est-il un parti ? À ce titre, il devrait présenter un programme, formuler des revendications distinctives, préconiser des réformes, des modifications, des transformations de la vie sociale destinées à instaurer un état de choses permettant à ce programme de se réaliser. Pouvez-vous me dire ce qu’il en est réellement — me fournir, par exem­ple, une liste des revendications individualistes ?

“ Notre ” Individualisme n’est pas un parti. Je viens de le définir comme une conception particulière de la vie humaine. Il ne saurait donc exposer ou formuler aucun programme préconisant une action destinée à le mettre en possession des pouvoirs publics, de l’administration des choses. Les Individualistes de notre façon savent fort bien que l’organisation sociale et politique actuelle est éminemment réfractaire à la réalisation de leur conception de la vie. Il leur est donc relativement facile de présenter une liste de revendications qui sont comme un commentaire pratique et vivant de la définition de l’Indivi­dualisme que je viens de vous indiquer. Je n’ai nullement l’idée d’épui­ser dans le tableau qui suit toutes les revendications individualistes — toutes les “ concrétisations ” des aspirations de nos camarades. Il est certain qu’il y en a d’omises et je ne suis pas sûr qu’elles seraient for­mulées de la même manière par tous ceux que nous envisageons comme des nôtres. Cependant, telles que, elles représentent la tendance générale de “ notre ” Individualisme ; elles expliquent comment nous nous situons en regard des partis et des autres conceptions de la vie humaine. Ce tableau rend enfin assez exactement compte de notre attitude et de notre propagande, en général.

Donc, les Individualistes que nous sommes revendiquent pour l’indi­vidu — homme ou femmes isolé ou associé — dès qu’il est en âge de se déterminer soi-même et cela sans restriction ou entrave aucune :

Pleine et entière faculté de se conduire pour et par soi-même, c’est à dire d’évoluer, de se développer, d’expérimenter à sa guise — selon que l’y poussent ou l’y amènent son tempérament, ses réflexions, ses aspi­ra­tions, sa volonté, son déterminisme personnel ; en un mot, sans avoir à rendre compte qu’à lui-même de ses faits et gestes ;

Pleine et en­tière faculté d’expression, de profession, de diffusion, de publication de la pensée ou de l’opinion — par l’écrit ou par la parole — en public ou en privé ;

Pleine et entière faculté de possession, à titre inaliénable et définitif, du moyen de production (outil, instrument, mécanisme, machine, par­celle du sol ou sous-sol, engin producteur quelconque) en totalité ou en partie. Et de disposition du résultat de l’effort producteur — stricte­ment personnel — autrement dit du produit. Par suite, pleine et entière faculté de troquer ledit produit, de l’échanger, de l’aliéner à titre gra­tuit ou onéreux, de le léguer de quelque manière que ce soit ;

Pleine et entière faculté de disposition de l’avoir individuel, c’est à dire des utilités quelconques obtenues en échange de la production person­nelle (le moyen de production et l’habitation étant inclus en cet avoir) ;

Pleine et entière faculté d’occupation et de mise en valeur de tout lo­gis ou terrain inhabité ou inoccupé, ou que l’occupant ne peut mettre en valeur sans exploiter autrui ;

Pleine et entière faculté de déterminer soi-même ses mœurs en géné­ral et sa vie affective, sen­timentale, sexuelle en particulier ;

Pleine et entière faculté d’expo­sition de toute conception, doctrine, théorie, formule, enseignement — économique, philosophique, scienti­fique, littéraire, artistique, éducatif, pédagogique, récréatif, religieux, hygiénique ou autre quelconque ;

Pleine et entière faculté d’essai, de réalisation, d’application desdites conception, doctrine, etc. — des méthodes et des systèmes auxquels el­les peuvent donner lieu ;

Pleine et entière faculté de vivre en isolé, en dehors, à l’écart de tout groupement, de toute association, de tout milieu ;

Pleine et entière faculté de constitution du couple, du mé­nage à plusieurs, de la famille, de milieu patriarcal ou matriarcal ; d’entente à quelques-uns pour vivre d’une existence commune sur la base d’affinités très étroites à quelque point de vue que ce soit ;

Pleine et entière faculté d’association volontaire dans tous les domai­nes où peut s’exercer ou rayonner l’activité humaine ; quelles que soient les expériences à poursuivre, les fins à atteindre — que ce soit au point de vue économique, intellectuel, éthique, récréatif ou tout au­tre — que ces associations aient pour objet la production, la consom­mation, les moyens de transport et de communication, la garantie ou l’assu­rance contre les risques quelconques que l’être humain peut avoir à envisager au cours de son existence ; le fonctionnement d’une mé­thode d’enseignement ou d’un système d’éducation ; l’application d’une dé­couverte scientifique, l’utilisation d’une force naturelle ou artificielle ; la profession d’une idée ou sa propagande ; la réalisation d’une concep­tion quelconque de la vie individuelle ou association ;

Pleine et entière faculté de fédération pour les individualités isolées, les ententes à effectif restreint ou les associations quelconques ;

Pleine et entière faculté d’épouser toute solidarité, de passer tout contrat dans n’importe quelle branche de l’activité humaine, dans n’importe quel but et pour n’importe quelle durée ;

Pleine et entière faculté de répudier toute solidarité, de résilier tout contrat et, pour toute association de se dissoudre — soit sur préavis, soit selon dispositions à prévoir dans tous les cas, lors de l’établissement ou de la formation de l’association ;

Pleine et entière faculté de tractations entre producteurs et consom­mateurs ou tous autres ;

Pleine et entière faculté du choix de l’initiateur, de l’instructeur, du mandataire, de l’arbitre, du professeur, du dépositaire, de l’entreposi­taire ; du délégué, individu ou association — quel que soit la teneur ou l’objet du mandat confié ;

Pleine et entière faculté de fixer une valeur à tout objet, produit ou utilité de consommation quelconque. De faire varier cette valeur, de la débattre ; d’en discuter la fixation ou la variation. De recours arbitral volontaire aux fins de détermination de ladite valeur ;

Pleine et entière faculté de frappe, d’émission et de circulation de monnaie, de bons de travail, de bons d’échange, de billets à ordre, de lettres de change, transmissibles ou non transmissibles, nominatifs ou au porteur.

Pleine et entière faculté de leur attribuer toute valeur libé­ratoire et de s’en servir pour le règlement de toute transaction dès lors que ledit cours n’est ni forcé ni obligatoire ;

Pleine et entière faculté d’émulation ou de concurrence, quelle que soit la branche d’activité à laquelle s’adonne l’isolé ou l’associé — à condition qu’il soit en situation de disposer ou profiter sans réserve aucune des occasions offertes d’apprendre, de connaître et de se per­fectionner — du moyen de production, des facilités de déplacement et de publicité ;



Revendications spéciales

à la femme et à la mère

Pleine et entière faculté pour toute femme — isolée ou associée — de régler à son gré sa fonction maternelle, soit donc d’éviter toute mater­nité non désirée et d’employer à cette fin toute méthode et tout moyen approprié — Tutelle exclusive de l’enfant jusqu’à ce qu’il soit en âge de se déterminer pour et par soi-même.

Faculté pleine et entière pour la mère de déléguer totalité ou partie de cette tutelle à tout individu — homme ou femme — ou à toute association.
Revendications spéciales à l’enfant

Faculté pleine et entière pour l’enfant — garçon ou fille — d’appel ou de recours à l’arbitrage, soit pour demander une modification ou une transformation quelconque de son état de tutelle, soit pour réclamer l’octroi de son émancipation — ou pour tout autre motif — le choix de l’arbitre ou tout au moins de l’un des arbitres restant dévolu à l’enfant.

Mais dans l’esprit des Individualistes à notre façon, la réalisation inté­grale de ces revendications non seulement s’entend à charge de réci­procité à l’égard d’autrui, isolé ou associé, mais elle est fonction ou complément d’un état de la mentalité générale ou des mœurs impli­quant ou garantissant l’impuissance, l’impossibilité pour tout homme, milieu, administration, gouvernement, État quelconque — et cela sans réserve ni artifice — de s’immiscer, s’ingérer, intervenir dans, empiéter sur : la vie ou les rapports des unités humaines entre elles — le but, l’existence, l’évolution ou le fonctionnement des groupements, associa­tions d’individualités, fédérations de groupements, d’associa­tions.

•••

Malgré les répétitions que contient votre liste, bien que certaines de vos revendications eussent besoin d’être complétées, interpré­tées et surtout de subir l’épreuve de la pratique, j’admets qu’elles consti­tuent, dans leur ensemble, la tendance caractéristique de votre In­dividua­lisme — cela tout en vous faisant remarquer que vous n’êtes pas les seuls à formuler plusieurs d’entre elles. Je vous demanderais mainte­nant à quels signes, à quels actes, à quelles manifestations d’opinion on peut reconnaître l’Individua­liste tel que vous l’enten­dez ?

À parler franc, nous pensons qu’on est individualiste beaucoup plus par tempérament que parce qu’on aurait adhéré à l’Individualisme considéré comme doctrine ou qu’on aurait souscrit à la table des Re­vendications ci-dessus ou à une liste analogue. On est individualiste parce que cela est dans sa “ nature ”. On l’est aussi parce que les ré­flexions, l’étude, les expériences de la vie personnelle ont permis à des tendances latentes ou ignorées de se dégager, de s’affirmer dans un sens favorable à l’individualisme.

Ceci entendu, nous regardons comme Individualiste — comme des nô­tres — quiconque — homme ou femme — en situation de se déterminer soi-même, se considère comme une unité autonome, intangible, uni­quement comptable à soi-même de ses dits et de ses gestes, de ses ef­forts et de ses actions, sans reconnaître d’autres limites à son expan­sion, à son affirmation personnelle que l’autonomie d’autrui.

Nous regardons comme Individualiste — comme des nôtres — quiconque — homme ou femme — en situation de se déterminer soi-même :

• Ne veut personnellement pas plus être dominé, gouverné ou exploi­té par autrui, que dominer gouverner ou exploiter autrui ;

• Se situe en état de légitime défense contre tout ce qui — conception de l’existence humaine, institutions, agents d’exécution ou autre — vise, en­seigne, poursuit, réalise la subordination de l’individuel au social, l’oppression de l’individu par la Société ;

• Entend régler la marche de son évolution, sa détermination particu­lière, de l’us et de l’abus sur sa connaissance de soi-même, l’exercice de sa sensibilité, sa capacité de réflexion, sa puissance personnelle de résistance aux influences ambiantes, sa conception propre de la vie — en fait découler, dépendre, le choix de ses expériences, sa recherche de l’utile et de l’agréable, et sa lutte contre les empiétements du hors-moi ;

• Veut fonder uniquement sur la réciprocité ses rapports avec ses semblables ;

• Dont la volonté d’exister, l’amour de la vie et la joie de vivre se con­çoivent en dehors de toute intervention extérieure — réglementation, lois, conventions, morales, traditions, ou toute autre action, coercitive ou non.

•••

Je ne prétends pas du tout que cet exposé ne soit pas sujet à heurter des divergences de détail selon les individualistes à qui l’on s’adresse­rait — mais les individualistes que nous sommes sont d’accord, je crois pouvoir l’affirmer, sur la tendance générale qui ressort des énoncés ci-dessus.

Jusqu’ici vous m’avez exposé une tendance générale, un état d’es­prit ou si vous voulez une mentalité spéciale. Tout cela est un peu vague et verbeux. Mais sans être un parti, votre Individua­lisme ne possède-t-il pas un Programme d’action de réalisations — palpables — minimum tout au moins ? Autrement dit, quel objet poursuit votre propagande et quelles applications pratiques peut-elle montrer ?

Puisque nous n’entendons imposer ni nous-mêmes, ni nos idées, — puisque nous rejetons l’emploi de la violence organisée, l’usage de la contrainte pour amener à réalisation l’une quelconque de nos revendi­cations, il est évident que notre propagande ne se fera guère que par l’éducation et par l’exemple.

Notre propagande éducative consistera en une critique sérieuse, serrée, documentée, approfondie des institutions et des régimes de domination et d’exploitation, examinés, décomposés à la lumière de notre point de vue de la vie — à diffuser l’idée, semer la conviction qu’il est préféra­ble à tous les points de vue de remplacer la contrainte sociale ou ad­ministrative par la faculté pour chacun de se développer selon son dé­terminisme particulier et de se réunir à autrui par le jeu des affinités personnelles, — à démontrer l’absurdité de plier tous les tempéraments, toutes les dispositions individuelles à un enseignement unilatéral, à une réglementation uniforme. Il est évident que parmi tant d’autres iniquités, absurdités ou préjugés, notre propagande insistera sur les mœurs qui permettent aux majorités d’opprimer les minorités‚ aux masses d’étouffer les initiatives ou les individualités isolées, à l’État ou à l’Administration de réquisitionner un être humain pour le forcer à participer à une tâche ou à accomplir une obligation à laquelle il ré­pugne. Notre propagande s’efforcera de combattre l’opinion qui jauge la valeur des individus pris séparément, à la possession des monopoles ou des privilèges qu’ils ont accaparés ou dont ils ont hérités ; elle pro­posera un autre étalon de l’appréciation personnelle : un étalon qui re­lative la valeur individuelle à la culture, à l’originalité de l’individu, à sa capacité de résistance aux influences extérieures, à sa puissance d’utilisation de ses passions.

Notre propagande se donnera encore comme tâche de démontrer que tant que les moyens de production, le capital, la faculté d’émission de valeurs d’échange, la concurrence seront réservés à une minorité de privilégiés, à une administration, à un corps social quelconque, ou à l’État, il ne restera aux autres hommes que la liberté d’exister à titre d’esclaves, de salariés, de fonctionnaires.

Notre propagande se préoccupera enfin de se faire révéler à eux-mê­mes les tempéraments individualistes qui s’ignorent et les états d’esprit in­dividualistes qui, pour une raison ou pour une autre, n’ont pas encore eu l’occasion de se manifester.

Quant à la propagande par l’exemple, elle s’inspirera du tempérament de celui ou de ceux qui s’y livrent. Elle pourra consister en la pratique individuelle de certaines des revendications dont j’ai esquissé le ta­bleau, dans la formation d’associations destinées à expérimenter plu­sieurs d’entre elles. Elle pourra aussi se résumer en une attitude de ré­sistance et d’opposition personnelle aux empiétements du hors-moi — privilégiés, administration, État, etc. — aux risques et périls de l’indivi­dualiste ou des individualistes qui l’auront adoptée ou qui s’en seront volontairement rendus solidaires.

Si j’ai bien compris, dans cette table de revendications, il s’agit uni­quement de la revendication de ce que les bourgeois appel­lent des “ droits ”. Au sein de vos associations, ne vous prescri­rez-vous pas de “ devoirs ” ?

Les individualistes de notre façon ne connaissent ni droits ni devoirs. Leurs rapports entre eux sont basés sur un sentiment appelé “ camaraderie ”, sorte d’assurance volontaire que souscrivent entre eux les individualistes pour s’épargner de la souffrance inutile et évitable.

Nos associations individualistes sont des milieux dont les composants ont décidé entre eux de se procurer la plus grande somme de joies et de jouissances compatibles avec la notion anarchiste de la vie. La ten­dance est qu’en leur sein se réalise la satisfaction de tous les besoins, de tous les désirs, de toutes les aspirations que peuvent éprouver, res­sentir, concevoir des êtres qui nient les dieux et les maîtres dans tous les domaines.

La “ concurrence ” elle-même, telle que nous l’entendons, est un aspect de cette camaraderie qui désire amener chacun de nous à s’affirmer, se réaliser, se présenter dans tous les domaines aussi lui-même que ses aptitudes le permettent ou que ses désirs l’y incitent.

J’en reviens à votre liste de revendications : vous vous y montrez ad­versaires de l’État, ce qui est très compréhensible, étant donné votre mentalité. Mais vous ne dites rien du parlementarisme. L’en­globez-vous dans la même réprobation de l’État ?

Les individualistes à notre façon considèrent l’État comme la négation même du fait individuel. Il serait puéril de s’acharner à le démontrer. Dans tous les temps, l’action de l’État a consisté à subordonner à son existence, à utiliser à son profit, les aptitudes et les facultés individuel­les, à supprimer ou tout au moins rendre inoffensives les manifesta­tions menaçant de porter atteinte à sa toute-puissance. L’État envisage l’unité sociale — le citoyen, le sujet, le protégé — comme une matière corvéable, imposable, réquisitionnable à merci, dans ce qu’il a et dans ce qu’il est, auquel il est interdit de résister ou de se dérober — voire de protester — sous peine de châtiments qui s’échelonnent de l’amende pécuniaire à la mort.

L’état estime que lorsque sa conservation entre en jeu aucune considé­ration ne saurait prévaloir — il est prêt pour subsister, pour prolonger sa durée, à violer ou à maquiller les règles les plus élémentaires de cette moralité, de cette légalité, de cette sécurité collective ou personnelle dont son rôle — il justifie ainsi son existence — est d’être l’impeccable gardien. Si c’est nécessaire — sans autre raison que la raison d’État — il dissoudra toute association, il emprisonnera ou déportera tout individu dont l’activité ou l’influence lui est redoutable, il empêchera toute ex­pression d’opinion qui lui est contraire.

L’action du parlementarisme étant analysé de très près, on trouve ou qu’il n’a servi qu’à sanctionner légalement des façons d’agir déjà pas­sées dans les mœurs : et il est alors inutile — ou qu’à mettre obstacle aux revendications individuelles ou collectives — cela afin de perpétuer la domination politique ou économique des dynasties des grands dé­tenteurs de capital-espèces et de moyens de production, des grands propriétaires fonciers, des hauts fonctionnaires et administrateurs de l’organisation sociale, des monopoleurs de toute espèce : il est alors nuisible.

Quant au système parlementaire, non seulement depuis son instaura­tion il s’est montré le plus fidèle auxiliaire de l’État en ne sanctionnant pas ses pires attentats contre la liberté des individus, des associations, des manifestations de la pensée humaine — mais encore il consacre, alors même qu’il fonctionne loyalement, l’oppression des personnes, des non-électeurs ou des minorités électorales, par les capacitaires ou les majorités doués du droit de vote. C’est à dire le triomphe, sous tous les régimes et dans tous les domaines de la conception politique conservatrice, moyenne, de la mentalité médiocratique, laquelle mentalité est le résultat d’une opinion générale créée, entretenue, ins­pirée par un enseignement obligatoire, par une pensée et une littéra­ture “ populaire ” subventionnée, soit par le gouvernement, soit par les privilégiés dont elles représentent et défendent plus ou moins hypocri­tement les intérêts.

Puisque vous faites fi de l’État, du parlementarisme, de tout le gou­vernement, pourriez-vous m’exposer comment vous concevez le fonc­tionnement d’une société individualiste ? Vous n’y faite aucune allu­sion dans vos revendications.

En effet cette table de revendications n’a pas pour objet, dans mon es­prit, d’indiquer à quelle conditions une société individualiste pourrait exister, mais dans quelles conditions les individualistes, isolés ou as­sociés, pourraient évoluer sans encombre, se développer à l’aise, “ vivre leur vie ” enfin. D’ailleurs, puisque — selon nous — l’Individualiste est un tempérament, il ne saurait y avoir de “ Société Individualiste ” ou plutôt il y a autant de sociétés individualistes qu’il est de tempéra­ments individualistes.

Là ou le fait individuel occuperait le premier plan, il en résulterait la multiplicité des associations grandes ou petites, aux fonctionnements divers, se renouvelant sans cesse par le départ et l’entrée d’unités avi­des d’expériences — des ententes familiales et à effectif très res­treint — des possibilités d’existences isolées, d’où : tendance univer­selle à la différenciation, à la décentralisation, à la particularisation. De cet état de choses découlerait pour les êtres à disposition indivi­dualiste, main­tes occasions de s’affirmer, de se perfectionner, de s’épanouir — main­tes occasions qui lui font défaut là où c’est le social qui domine et qui prédomine, qui préside aux efforts des hommes et à leur application. L’intérêt bien compris de l’Individualiste n’est pas dans l’instauration ou l’installation d’une société individualiste (peut-il exister de “ société ” sans gouvernement et sans autorité administra­tive ?), mais de fortifier et de renforcer la position occupée ou visée par le “ fait in­dividuel ”.

Force est ici de se rappeler que chaque fois que l’être individuel par­vient, sur un point particulier, à se dégager des tentacules de la pieu­vre sociale, à inspirer au milieu le respect de sa personnalité, à l’ame­ner à traiter avec lui de gré à gré, d’égal à égale, il a réalisé en partie la société Individualiste. On peut dire qu’il en est de même lorsqu’une des revendications de la table ci-dessus passe dans les mœurs et s’im­plante dans la mentalité humaine — la “ Société Individualiste ” fait un pas vers la réalisation. La société Individualiste “ se fait ”, devient à mesure que l’ambiance humaine se sature d’individualisme anar­chiste — elle est fonction de la situation qu’y acquiert le fait individuel.

Il est nécessaire de comprendre que la liberté est un concept, un phéno­mène d’ordre négatif — non point positif. On est libre, on devient libre dans la mesure où l’on parvient à diminuer les contraintes de toutes sortes qui pèsent de tout leur poids sur le déterminisme personnel.

Dois-je conclure de tout ce qui précède que vous admettez parfaite­ment la coexistence d’associations — volontaires, cela va sans dire — ba­sées sur des conceptions économiques absolument différen­tes ? Je suppose que dans la société où les individualistes à votre fa­çon “ évolueraient à l’aise ”, on rencontrerait des associations mutuellis­tes, coopératives, collectivis­tes, communistes, etc. ou organisées inté­rieu­rement selon des méthodes très différentes les unes des autres.

En effet la faculté de cette coexistence — de cette concurrence — rentre bien dans le cadre de nos aspirations. La formuler, c’est démon­trer — soit dit en passant — l’inanité de la conception d’une “ société In­dividua­liste ”. Cette coexistence est nécessaire parce que, seule, elle permet­trait à l’individualiste par erreur ; à quiconque n’a pas trouvé la satis­faction escompté dans l’isolement, les ententes à effectif restreint, les associations individualistes, d’expérimenter d’autres formes d’asso­cia­tion. Après tout, ce n’est qu’à posteriori qu’on peut déterminer ou se rendre compte si l’on est ou non Individualiste.

Individualistes — isolés ou associés — nous n’avons jamais songé à réclamer des associations non-individualistes autre chose que la ga­rantie de notre autonomie et l’assurance de leur non-intervention dans nos réalisations de vie individualiste. Pourvu que ces associations nous laissent œuvrer, expérimenter à notre guise, n’entravent point la propagande de nos revendications, de nos aspirations, de l’exposé du résultat de nos expériences et des conséquences à en tirer, nous ne réclamons rien de plus.

On peut prévoir que dans tout état de choses où les associations se­raient très développées un être humain pourrait simultanément faire partie de plusieurs groupements dont le fonctionnement différerait to­talement selon le but qu’ils auraient en vue. De plus, vu ce nuancement des tempéraments personnels — que notre Individualisme tend à amplifier — les associations à caractère individualiste différe­raient d’el­les-mêmes de l’une à l’autre, d’où augmentation du champ d’expérien­ces offert aux Individualistes que leurs dispositions poussent à préférer l’association à l’isolement ou aux ententes à effectif res­treint.

Voulez-vous m’expliquer ce que — à votre point de vue individua­liste spécial — vous entendez par “ exploitation ”, sa disparition ou son aboli­tion constituant l’une de vos plus importantes revendi­cations ?

Nous entendons par exploitation le système grâce auquel tout em­ployeur ou accapareur de moyens de production peut — en toute sé­curi­té — prélever un profit net sur la production du salarié dont il loue le travail.

Nous pensons que la disparition du système de l’exploitation dépend de la faculté — pour le producteur isolé ou associé — de la possession à titre inaliénable et définitif du moyen de production. Dès lors qu’il ne se trouve plus un seul producteur privé du moyen de production, ni l’exploitation ni l’exploiteur n’ont de raison d’exister ou de subsister.

Nous estimons qu’il y a également exploitation de l’être individuel lorsqu’il est forcé, contraint ou obligé par un État, une Société, une Administration ou l’un quelconque de ses semblables de contribuer ou participer à des prestations, impositions, taxes, dépenses, de quelque nature qu’elles soient, destinées à l’entretien d’institutions, au fonc­tionnement de services ou à la solde de fonctionnaires dont il n’a au­cun besoin, dont il ne fait aucun usage, dont il ne reconnaît pas l’uti­lité.

Nous estimons aussi qu’il y a exploitation lorsque, d’une façon quel­conque, un producteur est forcé, contraint ou obligé à parfaire — par la mainmise sur partie de son effort personnel — la quote-part de production ou d’entretien d’un être quelconque dont la production est inégale ou inférieure à la sienne.

Naturellement, il ne saurait être question d’exploitation lorsque c’est volontairement que l’individu consent ou s’offre à rétribuer les efforts d’un ou plusieurs de ses semblables dont la profession ou l’activité lui est utile ou agréable — par exemple la rétribution d’un transporteur, d’un colporteur, d’un instituteur, d’un médecin, d’un artiste ou d’une entreprise se chargeant d’un service quelconque. De même, il ne sau­rait y avoir exploitation au cas de versement volontaire d’une cotisa­tion destinée à permettre à un malade de recevoir des soins particu­liers, à un savant d’accomplir certaines recherches scientifiques, à un musicien de se perfectionner dans son art, à un journal de poursuivre ou d’étendre sa publication, à un sanatorium de s’édifier ou de s’agrandir, à une association quelconque de poursuivre le but qu’elle s’est assignée, etc. etc.

Vous avez plusieurs fois insisté sur la “ concurrence ”. Les indi­vi­dua­listes à votre façon seraient-ils partisans de la guerre qui me sem­ble une application de la concurrence sur une grande échelle ?

Nous sommes en effet partisans de la concurrence, autrement dit de la possibilité pour tout consommateur de comparer diverses produc­tions, de choisir entre elles, de stimuler le producteur par la demande d’une production plus parfaite — de la possibilité pour le producteur d’offrir une production plus originale, plus affinée, mieux condition­née que des productions présentées sur le marché à la même époque. Nous estimons que l’abolition de la concurrence entre individus ou as­sociations aboutirait à un arrêt du perfectionnement et de la recherche dans toutes les branches de l’activité humaine. Supprimer la concur­rence, c’est contraindre le consommateur à se contenter d’un produit inférieur ou sans caractère. De la disparition de la concurrence, réali­sée par la grosse concentration manufacturière, la fabrication en série et la déchéance de l’artisanat, par exemple, résultent, sans con­teste possible, un abaissement général du goût, un recul général de l’origi­nalité créatrice.

Mais c’est parce que nous tenons pour la faculté de concurrence entre les individus ou les associations que nous sommes les irréductibles adversaires de la guerre — c’est à dire de la lutte pour la suprématie en­tre États, systèmes politiques, gouvernants, sociétés monopolisatrices ou privilégiées dont les intérêts et les aspirations n’ont rien de com­mun avec l’évolution ou le développement de l’être individuel. Dans tous les pays, la proclamation, l’établissement de l’État de guerre a pour effet de réduire au rôle d’un automate vivant l’Individu, dont, plus encore qu’en état de paix, la personne et l’avoir sont à la disposi­tion du Gouvernement ou de l’Autorité militaire, sans aucune possi­bi­lité de protestation, quelque résistance qu’élèvent en lui la vo­lonté de vivre, l’instinct de conservation. Comme on le voit, c’est tout le contraire de la “ concurrence ”.

L’Individualiste revendiquant l’existence d’un état de choses où il soit impossible d’imposer ou de dicter une solidarité ou un contrat national ou social ou quelconque — cela suffirait à indiquer que la guerre, l’entre-égorgement collectif et individuel légalement réglementé et orga­nisé, qui implique à l’autonomie personnelle l’atteinte la plus grave qui se puisse porter — ne saurait en aucun cas fixer sa sympathie.

Je me suis trouvé plusieurs fois en présence d’anarchistes-communistes ou de communistes libertaires. Comme vous, ils combattent l’Autorité, l’Exploitation, l’État, les Institutions coercitives — comme vous, ils dénoncent les méfaits du Gouvernement ou du Parlemen­tarisme. À vous entendre parler, vous semblez d’accord sur bien des points. Au fait, en quoi différez-vous ?

Nous autres individualistes anti-autoritaires (ou anarchistes individualistes) nous avons, en effet, maints points communs avec les anarchistes-communistes ou communistes libertaires. Nous pensons en premier lieu qu’il y a un tempérament, une tournure d’esprit communiste comme il y a un tempérament, une façon de penser individualiste. En second lieu, il est évident que la place ne manque pas sur la planète — et ne saurait manquer — pour la propagande et l’expérimentation des aspirations de chacune de ces deux tendances.

Et il convient d’ajouter que parmi les communistes, il se trouve maints camarades pour lesquels nous nourrissons beaucoup d’estime, dont nous apprécions infiniment l’effort et avec lesquels nous sommes tout disposés à œuvrer de concert dans la besogne de critique des institu­tions et des préjugés qui entravent nos évolutions respectives.

Ce qui nous sépare des communistes, c’est leur conception d’une so­cié­té exclusivement organisée — au point de vue économique — sur une base communiste. Du fait que le moyen de production appartient à l’ensemble social — qu’elle ne peut produire et consommer ; échan­ger sa production ou recevoir des utilités quelconques que par l’inter­médiaire de l’administration dudit Ensemble — il est à craindre que l’unité sociale (homme ou femme) ne se trouve en état d’infériorité et de dépendance, de tutelle vis-à-vis de la totalité sociale, quels que soient d’ailleurs son aptitude personnelle au travail, son talent, son originalité, sa culture.

Mais on peut considérer comme se rattachant à notre façon d’envisager l’individualisme les communistes anarchistes non sociétaires — c’est à dire les communistes qui ne font pas du communisme libertaire une doctrine de bonheur universel ou d’organisation mondiale, mais une question d’associations temporaire, pour lesquelles ils revendiquent la possibilité intégrale d’exister, de se réaliser, de se développer et de fonctionner selon leurs aspirations communistes. Cela sans aucune ar­rière-pensée d’empiéter sur l’évolutions des associations non commu­nistes ou de se considérer “ supérieures ” à elles.

J’ai entendu parler de la sympathie témoignée aux “ hors la loi ”, aux illégaux par les individualistes de votre genre. Qu’y a-t-il de vrai dans cette assertion ?

Placés dans une Société où le contrat social et dont les conditions d’existence économique sont réglés, établis et imposés de telle sorte qu’il est impossible pour l’un quelconque des sociétaires de discuter ce contrat ou s’y soustraire, il est clair que nous ne saurions épouser les sentiments de haine et d’antipathie qui animent les privilégiés et les profiteurs dudit contrat social vis-à-vis de ceux qui le rompent sans y mettre de formes. Ceci expliqué, nous croyons que “ l’irrégularisme ” dont l’illégalisme est une forme — et le non-conformisme en matière d’obligations économiques sont affaire de caractère, de tendance d’esprit et nullement un point de doctrine. Nous comptons des cama­rades parmi les irréguliers de toutes les façons — parmi les “ réfractaires ” économiques comme parmi les réfractaires aux formules classiques en fait d’arts, de lettres, d’éducation, de mœurs, etc.

De plus, dans une Société où le système de répression revêt le carac­tère d’une vindicte, d’une vengeance qu’exercent les souteneurs de l’ordre social sur et contre ceux qui les menacent dans la situation qu’ils occupent — ou poursuit l’abaissement systématique de la dignité humaine ; il est clair que l’enfermé nous inspire plus de sympathie que celui qui le prive de sa liberté ou le maintient en prison. Sans compter que c’est souvent parmi ces “ irréguliers ”, ces mis au ban des milieux fondés sur l’exploitation et l’oppression des producteurs — qu’on trouve un courage, un mépris de l’autorité brutale et de ses re­présentants, une force de résistance persévérante à un système intensif de compression et d’abrutissement individuels qu’on chercherait en vain parmi les réguliers ou ceux qui s’en tiennent aux métiers tolérés par la police.

Nous avons la conviction profonde que dans une humanité où les oc­casions d’utiliser les énergies individuelles se présenterait au point de départ de toute évolution personnelle, où elles abonderaient le long de la route de la vie, où les plus irréguliers trouveraient faculté d’expé­riences multiples et aisance de mouvements, les caractères et les men­talités spéciales dont il s’agit parviendraient à évoluer pleinement, joyeusement, sans que ce soit au détriment de n’importe quel autre être humain.

Il ne faut pas oublier qu’au regard du contrat social tel qu’il est actuel­lement connu et appliqué, imposé et sanctionné — les Individualistes sont nécessairement des asociaux, des illégaux, des amoraux.

Etant donné tout ce qui précède, comment vous comportez-vous ac­tuellement lorsque vous vous trouvez en présence d’un être ou d’une collectivité quelconque empiétant sur votre autonomie, en­travant vos mouvements, restreignant votre activité ?

On ne trouvera jamais l’Individualiste tel que nous le concevons dans les rangs des dominateurs, des gouvernants, des oppresseurs, des ex­ploiteurs, des restricteurs de la liberté individuelle ou collective. Voilà un point acquis. Il est absent de toutes les entreprises où l’on complote l’écrasement des déshérités et la compression des miséreux. L’individualiste essaiera, avant de passer à l’offensive, tous les appels à la raison, tous les recours à la conciliation. Ceci accompli, il ne lui restera plus qu’à résister — qu’à mettre hors d’état de nuire : à lui, aux siens, à ses camarades — son agresseur ou les agresseurs. Voilà la ré­ponse à votre question. Tous moyens d’entente épuisés, l’Individualiste se défend, se défendra contre tout empiétement menaçant son autono­mie ou son indépendance.

Que faire contre l’être s’obstinant — malgré toutes les tentatives de rapprochement, tous les appels à sa générosité ou les offres d’arbitrage — à s’imposer ou intervenir dans un milieu lequel, à l’unanimité, ne veut point ou plus ni de lui ni de son intervention ? Cesser tous rapports avec lui ou recourir, en dernier ressort, à l’expulsion, si son insistance devient matériellement dangereuse.

On me dira que cette solution pose — à nouveau — le problème des rap­ports entre les humains. Les Individualistes à notre façon comptent sincèrement qu’à la suite d’une propagande intensive de leurs idées, de la diffusion en tous lieux de leurs opinions, de la réalisation tout au moins partielle de leurs aspirations — de leur exemple enfin — les habi­tants de la planète finiront par reconnaître qu’il est plus équitable et davantage dans leur intérêt, plus agréable aussi, de ne point faire in­tervenir la violence ou les tribunaux dans le règlement de leurs diffé­rends. Si les intéressés ne peuvent parvenir à les liquider à l’amiable, le recours volontaire à un ou des arbitres choisis par les parties en litige est encore la procédure la plus expéditive et la plus satisfaisante, étant entendu que le fonctionnement de l’arbitrage volontaire varie selon les circonstances ou les arrangements prévus ou arrêtés par les individua­lités ou les associations qui l’utilisent.

Puisque vous repoussez l’idée d’obtenir par l’emploi de la vio­lence organisée ou d’une action coercitive quelconque les re­vendications dont vous m’avez déroulé la liste — puisque vous ne comptez ni sur la dictature d’une catégorie sociale ni sur le poids des majorités, puisqu’il ne vous reste comme recours que la pro­pagande éducative ou par l’exemple, la persuasion, la modification ou la transformation de l’opinion publique ou de la men­talité générale — j’en conclus que vous ne sauriez participer à aucune révolution ? Ce sera ma dernière question.

Nous ne sommes pas, en effet, des révolutionnaires accidentels si, par “ révolution ”, on entend une transformation soudaine, instantanée, ca­tastrophique des conditions extérieures d’existence d’un milieu hu­main. De telles transformations — quand elles ne sont pas la suite d’une évolution préparatoire — n’exercent qu’une action superficielle, inefficace. Une fois calmé le délire de bouleversement qui a agité superficiellement ledit milieu, la mentalité générale reprend l’équilibre et se retrouve à peu près dans le même état qu’au moment où a éclaté l’irruption révolutionnaire. Nous sommes donc des révolutionnaires permanents, nous essayons de réaliser, en nous en premier lieu, dans notre entourage, dans nos rapports avec et en compagnie de nos camarades, la conception particulière que nous entretenons de la vie — vie individuelle, vie plurale — d’y trouver toutes nos satisfactions, tou­tes nos jouissances. Plus les révolutions individuelles se multiplieront, plus se rapprochera l’avènement d’un état révolutionnaire per­manent. Après tout, la révolution générale est la somme des révolu­tions per­sonnelles.

Cependant, au cas de suppression, de violation, de suspension des ga­ranties de l’expression de la pensée, de la manifestation des opinions et de leur propagande, de la liberté de se réunir, de formuler des re­vendications d’ordre collectif ou individuel ; au cas d’entraves à des expériences ou réalisations n’engageant que ceux qui les tentent ; il est prévoir, à attendre que maints individualistes transforment leur état normal de défiance et de légitime défense à l’égard de l’État, des Gouvernements, des Administrations et toutes autres institutions coerciti­ves, en une participation active à tout mouvement de résistance — gestes individuels, insurrection, grève générale ou autre — contre l’arbitraire des gouvernants et des dirigeants.

31 décembre 1924 - E. Armand.

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Ecrit par rokakpuos, à 06:50 dans la rubrique "Pour comprendre".



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