Lu sur
multisexualites-et-sida : "L’étude ethnographique d’une société de téléphone rose permet de mettre au jour les nouvelles formes du travail du sexe et de la domination. L’usage des technologies s’y conjugue à une logique économique néo-libérale et mondialisée. On y repère les nouvelles formes dérégulées de l’exploitation au travail, génératrices de souffrances.Les discours autour du « fait prostitutionnel » semblent entretenir certains fantasmes, plus particulièrement dès que l’on évoque la prostitution dans les quartiers (D. Welzer-Lang et al., 1994) ou les « réseaux de prostitution des femmes de l’Est » (F. Guillemaut, 2002). Loin des démarches misérabilistes, j’ai mené une étude ethnographique d’une société de téléphone rose implantée dans une zone d’activité qui vit au rythme de la vie universitaire et de celle des grands ensembles de banlieue.
Cette approche ethnographique s’inscrit dans le cadre d’une étude européenne sur les violences faites aux femmes dans le commerce du sexe (1).
Les figures contemporaines de travail du sexe sont construites socio-historiquement à travers les activités de service sexuel traditionnelles et les activités de service informatisées. Le concept de consubstantialité, proposé par D. Kergoat à propos de l’interpénétration constante des rapports sociaux, nous permet de saisir ces nouvelles figures de l’antagonisme social pouvant tendanciellement remettre en cause l’existence de la division sociale et sexuelle du travail (Kergoat, 2000). Le processus de rationalisation d’un service sexuel salarié émerge d’un système capitaliste qui se nourrit des rapports de pouvoir entre les sexes. Le terme de « rationalisation » se comprend au sens weberien : l’adéquation des moyens à un but recherché (Weber, 1992). Dans la production de services pour le commerce du sexe utilisant les technologies de l’information et de la communication (TIC) (2), l’objectif visé serait logiquement d’engendrer le maximum de connexions par minute, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, en minimisant les coûts humains. On pourrait partiellement rapprocher ces options politiques et économiques de celles rencontrées dans le secteur du télémarketing et proposer la métaphore d’une « activité qui débauche » (Segnini, 2000) à propos de l’activité d’animatrice de messageries roses.
Pour permettre une meilleure intelligibilité de l’espace dans lequel s’exerce l’activité d’animation, je décrirai dans un premier temps le contexte économique et technologique de cette multinationale que nous nommerons désormais Médiaservices.
Entretenir les apparences d’une entreprise « nor-mâle »
Créée en 1987, Médiaservices est renommée aujourd’hui comme un des leaders européens du multimédia dans le domaine des loisirs grand public : l’audiotel, Internet et la télévision. Déjà fortement implantée en Europe, elle a développé son secteur conception et édition multimédia depuis 1999 et délocalise depuis de plus en plus de sites outre-Atlantique (Chili, Canada, Panama…), étant titulaire de la licence américaine L-214 qui lui permet de faire transiter des appels d’un côté à l’autre de l’océan atlantique.
Elle a, au même titre que d’autres entreprises qui ont comme code APE le 64-2B (3), bénéficié de la libéralisation des télécommunications, et dispose dorénavant de ses propres ressources, soit 280 000 numéros de téléphone délivrés par l’autorité de régulation des télécommunications, acquérant le statut d’opérateur de services en télécommunication.
« Notre métier est avant tout celui d’un éditeur de contenus. Nous avons développé de fortes compétences technologiques pour pouvoir axer notre croissance sur la convergence des médias », explique le directeur de communication dans une édition de La Tribune d’avril 2001. C’est ce qui est appelé le système audiotex.
L’« audiotex » recouvre l’ensemble des services permettant d’accéder, à partir d’un poste téléphonique, à un ordinateur ou à une base de données, de façon à obtenir, d’une manière interactive ou non, des informations sous forme vocale. C’est par ce système qu’est généré le trafic monétarisé vers des « contenus à valeur ajoutée ». Ou, pour le dire autrement que dans le jargon de la net économie, c’est aussi ce qui est appelé pudiquement la téléphonie surtaxée, le contenu de la valeur ajoutée n’étant constitué de rien d’autre que de la production des animatrices au téléphone rose.
Comme toutes les sociétés en pleine expansion dans ce secteur d’activité, Médiaservices est référencée dans le Journal du Net (4), qui promeut l’expansion de cette société au capital de 480,2 milliers d’euros et au chiffre d’affaires annoncé pour 2000 de 36,62 millions d’euros (5).
Pour se maintenir parmi les leaders européens du multimédia dans le loisir grand public, Médiaservices joue la carte de la performance et de l’expertise technologique. Aussi, en conformité avec une division sexuelle du travail traditionnelle, il semblerait que les « ingénieurs développement Java » et autres « administrateurs de base de données » soient essentiellement des hommes. Les hommes sont donc à l’origine de la conception de logiciels de gestion des synergies de messageries conviviales et autres logiciels de e-commerce qui permettent alors dans un processus de rationalisation économique d’instrumentaliser les personnes qui produisent ce « contenu à valeur ajoutée », soit les animatrices des messageries roses. On ne peut que reconnaître ce qui a été décrit, à la suite du « gap » technologique de P. Tabet (Tabet, 1979), par les études sur genre et travail à propos des technologies de l’information et de la communication construites sur la base d’une culture technique à l’épreuve du genre masculin.
Il y a véritablement invisibilisation totale des conditions de commercialisation des services sexuels, tant à propos des logiciels de gestion des synergies de messageries roses, pourtant de plus en plus performants, qu’à propos de l’existence d’un personnel d’animation rémunéré au smic horaire.
L’invisibilisation de la spécificité sexuelle
Les annonces de recrutement pour les messageries roses et conviviales pour des postes d’animation en français, espagnol, anglais et arabe sont référencées dans les pages « emploi », rubrique « divers » des journaux gratuits.
« POUR RENFORCER
SON ÉQUIPE
société recherche
JOLIES VOIX FÉMININES
pour animation téléphone
rose et convivial,
débutantes acceptées.
Contrat de 23H ou 30H
par semaine.
Travail jour, soir ou nuit
Tél.$$$$$$$$$$ (hb),
pas sérieux s’abstenir. »
Dès le premier contact téléphonique, la directrice du personnel encense Médiaservices, chez qui chacun(e) d’entre nous aura peut-être la chance d’exercer en tant qu’animatrice au téléphone rose. Médiaservices étant présentée comme le numéro un en France des centres d’appel de messageries roses et conviviales, elle insiste sur l’envergure internationale de « sa » société déjà cotée en bourse.
Mais, ce qui paraît le plus remarquable dès la présentation physique à l’accueil, c’est cette volonté de présenter l’image d’une société de prestations de services en occultant principalement sa spécificité, à savoir le service sexuel audiotel. La société Médiaservices se trouve dans une zone d’activité d’une grande ville étudiante, à deux pas d’une station de métro. De la rue, aucun signe ne laisse deviner le genre d’activité de l’entreprise. Apparence extérieure classique des pépinières d’entreprises, accès piéton et parking sécurisé, pass magnétique et interphone, accès de nuit au bâtiment avec digicode.
Lors de l’entretien pour le recrutement, on se rend compte que les différentes représentations sociales autour du téléphone rose entretiennent à l’avantage de la société des croyances et autres incertitudes à propos du « travail d’animatrice ». Aucune information n’est donnée sur ce en quoi consiste ce travail. Ne serait-ce qu’autour des termes « dialogue érotique », « messageries roses » ou « messageries conviviales », souvent employés par la directrice du personnel pendant l’entretien, ce qui lui permet de présenter aux futures animatrices une forme d’activité salariée en occultant toute la dimension sexuelle et la production pornographique inhérente à la réalité de ce travail.
Les informations sur l’activité même du « parler sexe » se résument principalement à une comparaison avec le théâtre. Il suffirait de ne pas être « trop coincée » et de montrer une certaine sensibilité au jeu de théâtre (6).
Il faut savoir que, lors des périodes de recrutement massif (7), il arrive souvent que les entretiens soient collectifs (rarement plus de quatre personnes). C’est bien souvent par un classique « Eh bien, je vous appellerai pour vous tenir au courant des suites de notre entretien » que se termine cette première rencontre. Bien entendu, selon les périodes, les candidates au poste sont rappelées plus ou moins rapidement ; le fait d’avoir été retenue pour occuper le poste d’animatrice est alors présenté comme une faveur de la part de la directrice du personnel, représentante directe de Médiaservices. Il n’est alors plus question de décevoir son employeuse : il faudra être à la hauteur de ce qui est attendu d’une animatrice.
EXTRAIT D’ENTRETIEN AVEC LA DIRECTRICE DU PERSONNEL À PROPOS DES CRITÈRES DE RECRUTEMENT (8) :
« Bon, le recrutement, c’est très important, y’a plein de choses qui doivent passées. Y’a, si ça passe bien déjà avec la directrice, si l’élocution est bonne, si la fille elle a quand même un dialogue cohérent à l’entretien. Si la fille, elle me répond par des “Ouais euh, j’sais pas… euh”. Alors je peux pas, voilà. Si la fille, elle a du bagou, ça veut dire qu’elle en aura sur les services, donc déjà, y’a une limite par rapport à ça. Après, y’a plein de choses en jeu. J’aime beaucoup que les gens soient dynamiques, très dynamiques. On le voit tout de suite à l’entretien. Il faut que les gens aient aussi une grande disponibilité horaire […]. Bon, c’est déjà le premier critère. Deuxièmement, je juge aussi l’écriture. Bon là, c’est pour ça, quand je fais remplir des fiches, je juge beaucoup l’écriture et je vois déjà le niveau de la fille par rapport à l’écriture. Mais des fois, comme c’est une activité qui est spéciale, je m’arrête pas trop à ça. Parce qu’ il y a des filles qui n’ont peut-être pas le niveau mais qui peuvent être bonnes à ce travail, donc c’est à double, à double sens. Et puis, je vois aussi l’âge, la situation professionnelle. Ça me touche pas s’il y a des enfants, bon, faut bien qu’elle travaille hein, faut pas être sexiste. Je fais pas trop cas… Je fais pas cas aux races, pas du tout, j’ai de tout ici, loin de là. Et voilà, voilà en gros comment ça se passe. »
Les critères de recrutement sont construits sur la base de stéréotypes hétérosexistes : elle considère les femmes de façon interchangeable, étant toutes enclines à satisfaire les demandes sexuelles des hommes. Si certaines se montrent un peu inquiètes quant à leurs capacités à « tenir des dialogues érotiques », elles sont très vite rassurées dès l’entretien. Il leur est alors expliqué qu’elles ont à leur disposition des scripts : ce ne sera finalement qu’une question de technique et la formation est assurée par les assistantes.
La directrice du personnel présente dans un premier temps Médiaservices comme si la majorité des prestations proposées relevaient des « services ados ». Il s’agit de serveurs qui promeuvent les fans clubs de sex symbols comme Eve Sanders ou Jody Spelling (9), ou encore de serveurs pour les adultes du « fil de l’amitié » (10) où toute référence au sexe est censurée. Mais, lorsqu’il est question des services d’animation érotique pour lesquels elle recrute, les exigences se font plus pressantes et les mots rapidité, efficacité et TMC (temps moyen de connexion ou communication) sonnent ensemble comme la devise de l’entreprise. Au moment de l’entretien, on comprend alors qu’il doit s’agir d’un indicateur de rendement ; de toute façon, aucune autre information sur cet indicateur ou sur les méthodes de calcul ne sera fournie.
Enfin, et de façon plutôt paradoxale, quand pour conclure cette directrice en appelle au sens moral de chacune en insistant sur l’honnêteté, le sérieux et la conscience professionnelle, elle le justifie alors par la spécificité de « ce travail » et l’interdiction formelle pour « les filles » de rencontrer « les connectés ». Durant l’entretien, elle aura fait à la fois référence à la « spécificité » du travail d’animatrice tout en s’assurant d’exposer toutes les apparences d’une entreprise soucieuse de son image et du bien-être de ses employées. À ce propos, elle conseille toujours à ses « filles » de ne pas trop s’étaler sur ce qu’elles font comme travail… « Vous savez, les gens s’imaginent tellement de choses dès qu’on parle de sexe… »
Le processus de rationalisation
L’agencement de l’espace de travail du service animation qui se trouve au premier étage est structuré sur le même modèle que les centres d’appel de télémarketing, comme le travail sur écran d’ordinateur avec clavier et casque. Les animatrices n’ont pas accès aux étages supérieurs où se trouvent les secteurs de création et de direction de l’entreprise.
Le processus de rationalisation consiste en la réduction même des postes de travail grâce entre autres à l’informatisation des procédés normés et à la standardisation du service sexuel individualisé. Nous verrons comment les TIC permettent l’instrumentalisation des travailleuses du sexe et l’organisation d’un travail du sexe de plus en plus exploitable et contrôlable par la direction.
Ce qui est avant tout remarquable lorsque l’on pénètre cette sphère du commerce du sexe, c’est l’invisibilisation des étapes de l’action de ce qui constituerait le procès de travail, au sens de l’objectivation des actes sexuels.
Alors qu’une des principales tâches du travail d’animatrice est de produire sur un mode interactif des scripts sexuels (11) qui permettent de satisfaire individuellement le maximum de connectés à la minute, tout est soigneusement rationalisé par une organisation du travail soucieuse de naturaliser et domestiquer une hétérosexualité féminine capable de mobiliser des connaissances dans le but de satisfaire de façon productive les attentes des connectés.
Pour illustrer le déroulement du procès de travail et son traitement dans l’organisation du travail, nous nous appuierons sur la description des deux principaux services d’animation de Médiaservices.
«L’amour au téléphone »
Les connectés se connectent à un réseau, ils paient pour une prestation d’amour au téléphone avec une animatrice qui leur est présentée par une bande annonce comme étant celle qui correspond au profil demandé (12). Celle-ci doit développer un scénario avec l’un d’entre eux, scénario que les autres connectés pourront écouter sans y participer (tout en payant le même tarif que ceux qui dialoguent en direct). Pendant la connexion, l’usager a le choix entre s’inscrire sur la liste d’attente pour à son tour dialoguer en direct avec l’animatrice ou simplement écouter. L’animatrice doit mener son dialogue de manière à ce qu’un maximum de connectés restent connectés le plus longtemps possible. Si l’effectif diminue, ce qu’elle surveille sur son écran, c’est que son scénario ne fait pas l’unanimité et que les hommes en ligne raccrochent. Dans chacune des deux cabines, trois documents sont laissés constamment à disposition des animatrices, surtout pour les nouvelles. Deux listes : « Organes sexuels masculins », « Organes sexuels féminins » référencent alors les mots du jargon pornographique de base. Un troisième document, « Extrait de dialogues », annonce tout simplement le ton des dialogues à tenir pour les nouvelles.
Note de service : Certaines filles ont tendance à confondre psychologie et pornographie. Il faut faire des dials chauds, je précise « l’Amour au tél. ». On chauffe dès le départ, on ne parle pas de cuisine ou des vacances… Pendant tout le mois d’août, des tests vont être effectués. Attention aux avertissements. La directrice du personnel. Véronica.
Sur ce service, les hommes connectés souhaitent dialoguer avec une animatrice professionnelle en direct. « Une vraie salope », non seulement qui va les « faire jouir comme jamais », mais qui n’attend qu’eux, car elle est « déjà très excitée » (13), leur promet-on dès l’accueil sur la messagerie. Le montant de sa facture téléphonique sera alors fonction du trafic sur le réseau au moment de la connexion.
L’intérêt est donc de générer le maximum de minutes de connexion, soit autant de minutes tarifées qu’il y aura de connectés pour appeler des numéros de téléphone en 36 68 ou 36 69. Les connectés peuvent rester en ligne pendant vingt minutes ; au-delà, ils seront automatiquement déconnectés au time out (14).
Les animatrices travaillent sur ce service par session de une heure. Elles sont isolées dans des cabines fermées, à peine plus grandes qu’une cabine téléphonique, éclairées à la lumière artificielle puis-qu’une partie de la porte seulement est vitrée. Selon la densité du trafic, une deuxième animatrice sera éventuellement appelée en renfort. Il existe deux postes d’« amour au téléphone ». À la fin de chaque heure, les animatrices relèvent leur TMC accompagné des remarques et des observations sur les conditions de déroulement de la session. Elles tiennent ainsi informée l’animatrice qui les relaie sur l’ambiance du réseau et lui permettent de repérer d’éventuels parasites.
Extrait d’une fiche de bord : Sylvia : TMC : 6.50. Observations : Une bande de crétins prétentieux, incapables de se branler plus de 30 sec. chrono ! Samia : Très peu de connectés, mais très pressés de se vider les testicules remplies ! trop pleines à mon avis !!! qui va nettoyer après?? Marie : TMC : 5.17. Vraiment pas chaud ! dial nul. Première demi-heure, vraiment très dure, le TMC ne dépasse pas les 5 ! À 18 h 30. TMC : 5.00. la catastrophe ! J’ai sucé, me suis fait défoncée, enculée… rien à faire. TMC : 5.17.
« Le service rencontre »
Sur ce service, les animatrices ne doivent pas être repérées comme telles mais « se faire passer » pour des connecté(e)s (15) à la recherche d’une rencontre ou d’un dialogue. Il s’agit de donner l’impression aux connectés qu’ils ont accès à une multiplicité de femmes disponibles.
Les animatrices enregistrent un « CV » (carte de visite vocale, la plus banale possible tout en étant accrocheuse) que le connecté entendra automatiquement en premier. Commence alors un dialogue par messages différés de quelques secondes à quelques minutes. De leur côté, les animatrices voient s’afficher à l’écran les signalisations des connectés ; elles élaborent alors des scénarios individualisés. Sur ce réseau, les animatrices peuvent avoir à gérer de façon suivie et simultanée jusqu’à 20 ou 70 connectés. Elles ont alors à « jouer » sur plusieurs registres en même temps : « S-M, femme-enfant, salope, lesbienne, bisexuelle, échangiste, femme mariée, bourgeoise coincée… ». Soit tous les scénarios possibles qui contribuent à entretenir les stéréotypes de genre. Là encore, ce qui compte est le TMC : générer un nombre maximum de minutes de connexion. La responsable d’équipe intervient parfois pour « encourager les filles » et « faire monter » le TMC : « Faut sucer les Marcel ! », « Faites marcher la sucette !! ». Autant préciser que les dimanches soir lors des coupures publicitaires pendant le film érotique sur M6, les réseaux sont rapidement saturés. Les animatrices sont alors averties par la responsable qui crie « Rush ! » dans la salle ; elles s’apprêtent alors à changer de rythme de travail. Étant donné la densité du trafic à ce moment-là, il s’agit de ne pas saturer le réseau en répondant le plus brièvement possible. Mais, grâce à la conception de logiciels de gestion de plus en plus performants et à la puissance de leurs installations informatiques et des télécommunications qui lui permet d’assurer le traitement de milliers d’appels entrants et de les diriger efficacement vers les applications souhaitées, Médiaservices ne perd pas le fil.
Disciplinarisation et contrôle des corps
Pour garantir la rentabilité maximale du temps de travail des animatrices, l’organisation spatiotemporelle entretient un effet de panoptisme (16). À chaque prise de poste, le personnel accède à l’étage grâce à un badge magnétique nominatif. Les heures d’arrivée et de départ du personnel sont mémorisées. Juste avant d’entrer sur le plateau des appels, un vestibule a été aménagé comme espace d’attente (17). Tout dans ce lieu se présente de manière à rappeler que le personnel d’animation est tenu de « faire du chiffre » et rien d’autre. C’est donc ici que sont affichés les plannings horaires et les statistiques concernant les TMC — comparaison avec les autres sites de la société en France et commentaires au stylo rouge sur les performances de chacune. Par rapport aux taux de connexion, un système de sanction/récompense est mis en place ; il est à la fois formel et informel. Les TMC des différentes équipes pour le « service des rencontres » et les TMC de chaque animatrice pour « l’amour au téléphone » sont commentés. Les meilleures sont valorisées et encouragées par des commentaires : « très bien », « à améliorer ». Les « mauvaises animatrices », entourées en rouge et annotées « et alors ? », « c’est nul ! », peuvent être convoquées par la directrice du personnel pour un entretien. Elles recevront éventuellement un avertissement par courrier avec accusé de réception, ou seront l’objet de harcèlement moral jusqu’à ce qu’elles démissionnent : isolement, rumeurs, humiliations, dénigrement. Elles sont alors renvoyées à leur propre sexualité qui est considérée comme nulle : ce ne sont pas de « vraies femmes » qui savent « faire jouir ».
J’ai décrit plus haut comment le travail d’animatrice au téléphone rose est présenté dès l’entretien comme une activité qui ne demande aucune qualification particulière mais avant tout une « haute moralité ».
Le contrat de travail atteste in fine de l’inadéquation entre la prescription du poste à pourvoir et la réalité sexuelle inhérente à l’activité d’animation rose.
EXTRAIT DU CONTRAT DE TRAVAIL :
« Article 6.
Melle Élise Duchemin aura trois types de fonctions :
1) Assurer une surveillance stricte des services Audiotel qui lui sont confiés :
• Pour les services réservés aux adultes :
Interdiction formelle de messages encourageant les crimes et/ou délits, ou incitant à la consommation de substances interdites.
Interdiction formelle de messages incitant à la discrimination, à la haine ou à la violence.
Interdiction formelle de messages à caractère violent ou pornographique, de messages susceptibles de porter atteinte au respect de la personne humaine et de sa dignité, de l’égalité entre les femmes et les hommes et de la protection des enfants et des adolescents.
Interdiction formelle de messages à caractère de prostitution (tout message suggérant la notion d’argent), conformément à l’article 225-5 du code pénal qui punit « le fait par quiconque, de quelque manière que ce soit, d’aider, d’assister ou de protéger la prostitution d’autrui ».
Interdiction formelle de tous messages contraires à la décence. (…)
2) Animation des services Audiotel qui consiste à accueillir les connectés des services par des messages aussi personnalisés que possible et à assurer le suivi des dialogues. (…) Toute infraction de la part de M elle Élise Duchemin sera considérée comme le non-respect de son contrat de travail et sera passible d’un licenciement pour faute grave.
3) Melle Élise Duchemin acceptera de prêter sa voix et de procéder ponctuellement à l’enregistrement de messages destinés à des services vocaux. »
L’entreprise fait ainsi l’économie de toute reconnaissance qualifiante et, de là, d’une négociation valorisante quant à la rémunération.
ENTRETIEN. DIRECTRICE DU PERSONNEL, VÉRONICA.
« […] Après, la formation technique quand les filles sont sur le terrain, j’ai des formatrices hein. J’ai deux, tr., deux assistantes qui sont des formatrices. Donc pendant deux heures on les forme, on recommence la formation le lendemain. Pendant une semaine, on les lâche pas et si, au bout d’une semaine, on les lâche pas. Et si, au bout d’une semaine, vraiment la fille ne percute pas, au bout de deux heures plus une semaine on, on arrête. Parce qu’une période d’essai… euh, c’est un métier qui est à part. Donc, je laisse toujours une chance aux gens, parce que des fois on peut être bloqué. Parler de choses hors de la norme, ça peut bloquer les gens, et puis d’un coup ils se décoincent. Et là, je laisse toujours une chance ; mais des fois à l’entretien, à la première formation, au bout de deux heures, il m’arrive de voir tout de suite si la fille est valable ou pas valable. Quand, au bout de deux heures, elle a pas compris qu’il fallait appuyer sur une touche pour passer au suivant, bon, on peut pas continuer. C’est une perte de temps. On, on est tellement habitué à, moi, j’ai vu à peu près 2 000 employé(e)s depuis six ans. »
Préalable hétérosexiste et lesbophobe de départ : toutes les femmes savent comment faire jouir un homme. « – Bon, t’as déjà couché avec un mec ! Eh bien tu fais pareil ! » (une formatrice). Pour mieux s’approprier et domestiquer les corps des animatrices, dès les premiers jours de formation, le personnel d’encadrement (la directrice du personnel et ses assistantes) s’octroie un « droit de savoir » sur leur sexualité.
S’il est une chose à retenir de la période de formation, c’est cette peur de ne pas savoir comment faire, la crainte de ne pas y arriver aussi facilement que ses collègues. « Nommer, pour les femmes, est le grand péché », nous dit F. Collin (1992), en référence aux travaux de M. Foucault (Foucault, 1976).
ENTRETIEN. HÉLOÏSE.
« Ben moi, ça me gênait vachement qu’elles étaient derrière moi. J’osais pas trop leur dire au début. Le truc que j’avais trouvé en fait, c’est que quand elles se mettaient derrière moi, ça me gênait d’avoir un dialogue devant elles. Parce que j’entendais pas les autres, donc je savais pas jusqu’où je pouvais aller. Je savais pas que les autres avaient le même dialogue que moi parce que j’avais pas entendu. Je connaissais pas les limites, je savais pas si je pouvais être vulgaire ou quoi, je savais pas si je pouvais… Tu vois. Comment je devais leur parler, j’avais peur qu’elles me jugent ou alors en dire trop sur moi, enfin je sais pas. Et donc, j’étais vachement gênée quand elles étaient derrière moi. Je préférais qu’elles m’écoutent du bureau, parce qu’elles peuvent le faire en fait. Donc je préférais qu’elles m’écoutent de bureau mais pas qu’elles se mettent derrière moi, ça me gênait vraiment. Donc je me retournais et je les regardais et puis elles partaient. Mais bon au début, c’était, ça me gênait trop qu’elles soient là. »
Souvent, les premiers jours sont vécus comme un test sur le mode du challenge à relever. Les animatrices traversent en grande majorité une phase de « jeu » : s’amuser du « pouvoir de faire jouir un mec qui paie pour du sexe au téléphone et d’être payer pour le faire ». Mais cette période est aussi celle propice aux effets de pollution d’un espace de travail hypersexualisé. Tous les hommes croisés dans la rue, dans le métro, l’agent de sécurité du supermarché, le guichetier à la banque, le voisin, les amis, sont potentiellement des connectés. Dans les mauvais rêves, les sexes sont géants, les hommes gras et la directrice du personnel oblige parfois à des rapports sexuels.
Ces témoignages m’ont été rapportés la plupart du temps sur le ton de l’anecdote amusante, puisque apparemment « toutes les animatrices sont passées par là ». De la même façon, lorsque certaines animatrices font part de maux de tête ou de nausées avant d’aller sur la synergie directe de l’amour au téléphone, ou de l’apparition chronique de problèmes gynécologiques, de fluctuations de poids (grignotage, perte d’appétit…), il n’est jamais fait allusion à une quelconque forme de somatisation des souffrances au travail.
Aussi, qu’il s’agisse du « jeu » ou d’entretenir le fait que ces « bobos plus ou moins graves » n’ont rien à voir avec le travail, la direction véhicule ce genre de discours dans un souci toujours constant d’empêcher toute émergence des paroles sur un travail délétère. Démonstration nous est faite lors des réunions de travail ou d’entretiens individuels.
ENTRETIEN SAMIA. « ON EST TOUTES PASSÉES PAR LÀ.»
« – Ça a marché au moment où je suis tombée dans les pommes. Ils ont pris conscience que ça me plaisait pas. C’était un soir, je devais terminer tard et donc j’ai pris mon casque, je me suis mise au travail. Puis à ce moment-là j’avais beaucoup de connectés et quand je faisais l’amour au tél avec eux, c’est pas que j’étais sincère mais,… Dans la façon de respirer, j’étais sincère, mais pas mentalement. Enfin, je sais pas comment t’expliquer. Y’a quand même une séparation, et quand je respirais fort comme ça [simule des halètements], j’étais obligée de travailler. J’avais mal à la tête, toujours comme ça et… je me suis levée. Et tout d’un coup comme ça je suis tombée. Je suis tombée dans la cabine, dans la cabine je suis tombée. Donc on m’a prise, on m’a levée, on m’a sortie. C’est Églantine qui m’a sortie, donc la responsable. Et elle a été très très longue. Parce qu’elle savait pas que j’avais mal et tout ça et elle a appelé le docteur mais c’était pas rapide. C’est, c’est un animateur du service « fil de l’amitié » qui m’a aidée, qui m’a donnée du sucre etc. pour me remettre. Mais Églantine me disait : « – Mais non, t’inquiète pas, ça va aller. Tu verras, tout le monde est passé par là ! » Mais moi, je savais que je pouvais pas, ça va pas et c’est pas pour moi. Elle comprenait pas, je lui disais, je pleurais, je lui disais : «– Je veux pas, je veux plus aller dans la cabine. Tu sais ça Églantine ? je veux plus être là dedans, ça me plaît pas, j’ai pas envie, j’ai pas du tout envie ! » Et euh… donc, j’ai eu quatre jours de repos. Ensuite, je suis allée dans le bureau de Véronica. Donc après, et elle m’a dit : « – Ben, qu’est-ce qui s’est passé Samia ? Faut pas vous laisser aller. Dites-vous bien que c’est juste… » C’est juste, euh… comment… comme si j’étais une actrice quoi. Que je joue un rôle. Faut que je sépare les choses et que c’est passager, que j’allais m’en remettre. Et moi je disais que je ne peux pas m’en remettre, que c’est pas fait pour moi. La cabine, c’est pas fait pour moi. Donc, c’est pour ça que sur le planning, j’avais deux heures de cabine, mais elle me les séparait bien quoi. Ou alors, j’avais qu’une fois par jour, parce que je lui avais dit, j’avais dit : « – Je peux pas. » Parce que deux fois d’un filet séparées avec deux fois l’anim’, ben c’était trop pour moi. C’était trop. Dès que je voyais que j’avais la cabine, je, je stressais, j’étais pas bien. Bon maintenant, encore des fois, là, ça va j’arrive. J’arrive à ne plus respirer comme avant, etc., mais… Mais j’aime pas la cabine, j’aime pas. J’sais pas comment t’expliquer. Mais d’avoir directement au tél comme ça, sans être coupée. En fait, c’est le fait qu’il me parle, en fait c’est ça, l’avoir directement au tél, je ne le supporte pas. Alors que sur les autres postes de travail, je l’ai par messages. En fait, je reçois le message, si j’ai envie de lui répondre, j’ai le temps, alors que là j’ai pas le temps. Il me… c’est pas qu’il m’agresse, mais il me saute dessus tout de suite. »
E-commerce du sexe, précarité et mondialisation
Dans un tel contexte néo-libéral d’utilisation hyper-productiviste des technologies, Médiaservices adopte également une stratégie de délocalisation de ses activités d’animation à Panama. Ainsi, pour occuper les postes d’animatrices sur des messageries en langue turque, arabe, arabe littéraire, anglais ou encore en espagnol, la directrice du personnel s’assure de recruter un personnel déjà formé et conforme à « l’esprit de l’entreprise ». Lors des recommandations faites aux « filles » envoyées à Panama pour y exercer en tant qu’animatrices sur des réseaux en arabe, elle les avertit sur la nécessité de ne pas communiquer le montant de leur salaire exact aux animatrices panaméennes dont le salaire est bien inférieur au leur : « Les Panaméennes, c’est fainéant ! Bien entendu, si j’apprends que vous avez parlé de votre salaire, c’est direct dehors ! » Sur le même registre, à propos des animatrices d’origine maghrébine, la directrice du personnel tient un discours pour le moins inquiétant. Ce sont d’après elles de « bonnes animatrices », travailleuses et dociles. De la même façon que M. Michelin, au début du XIX e siècle, faisait croire à ses ouvriers qu’il ne fabriquait des pneus que pour leur donner du travail car ils seraient morts sans lui, la directrice du personnel entretient clairement avec «ses filles » des rapports de soumission paternaliste.
ENTRETIEN. SAMIA.
(à propos de ses rapports avec la directrice du personnel).
« C’est-à-dire que bon, moi, je lui disais que j’étais issue d’une famille nombreuse, que c’était que des garçons, qu’on n’avait pas le droit de sortir etc., et qu’elle aussi était issue d’une famille nombreuse italienne. Et bon, qu’il y avait eu une éducation très forte et qu’il a fallu qu’elle bataille elle aussi. Et son seul combat, ça a été les études etc. et de partir. Et de partir du cocon familial aussi. S’échapper de là, voilà. Mais on s’éternisait pas sur le sujet. […] »
On peut se questionner sur les valeurs, promues par Véronica, d’un monde du travail traditionnellement viril, qui font sens pour ces jeunes femmes qu’elle trouve si dociles et travailleuses (respect de la famille et du travail).
ENTRETIEN. SAMIA.
« Elle m’a dit que… elle m’a dit que c’était pas normal. Que j’étais une très très bonne animatrice et que ça allait pas. Euh, comment t’expliquer. Bon, elle m’a dit, bon que ça allait mieux, que ça ira mieux etc. Bon, par rapport à mon état de santé [fait référence à son malaise évoqué plus haut], mais que j’étais une bonne anim’. Et qu’il fallait pas que je baisse les bras. Que les hommes sont tous des… sont tous des salauds… Que c’était le business, que c’était l’argent. Qu’il fallait les garder, etc., et qu’ils aimaient ça. Elle me, comment t’expliquer… je sais pas, j’ai pas les termes mais… Elle était convaincante. Qu’ils valaient rien, que c’était bien de les garder souvent, parce qu’ils payaient etc. Tu vois, tu ressentais ce côté argent. Mais quelque part, moi, on me forgeait, j’avais pas du tout envie. Et ça, elle n’est pas arrivée à le comprendre, elle a compris. Simplement de me séparer les deux heures quoi. Mais je continue toujours à les faire, mais comme tout le monde. »
Il semblerait qu’en faisant résonner ce partage des mêmes valeurs, la directrice puisse entretenir plus confortablement une forme de domination sur ces animatrices. Une domination dans le travail qui se caractérise par l’incohérence entretenue à travers l’organisation prescrite. En donnant aux animatrices l’illusion de choisir et de contrôler la réalité du travail, elle annihile de fait la différence entre contrainte et liberté. On retrouve ici ce que décrit C. Dejours des nouvelles formes de domination par le maniement managérial, de la menace à la précarisation (Dejours, 1998). Ainsi, Médiaservices envoie les jeunes animatrices d’origine turque, marocaine et algérienne qui animeront les services du Maghreb et du Moyen-Orient à Panama, avec un permis de travail qui leur sera difficilement renouvelé si ce n’est pas du tout. Il leur sera plus difficile de faire valoir leurs droits (18). Ces femmes m’ont rapporté comment certaines se cachaient lors des visites de l’inspection du travail dans la société qui utilise un prête-nom d’agence immobilière (19).
La notion de centralité du travail pose l’importance des rapports sociaux de travail dans la construction de l’identité sexuelle et la production du genre et plus encore dans l’identité de genre virile (Dejours, 1997). Alors que masculinité et féminité désignent l’identité sexuelle – « la capacité à “habiter” et aimer son propre corps et à en “jouer” dans les relations érotiques –, la virilité et la muliérité désignent de façon non symétrique le conformisme aux conduites sexuées requises par la division sociale et sexuelle du travail » (Molinier, Welzer-Lang, 2000).
VÉRONICA, PENDANT UNE RÉUNION :
« Vous savez ce qu’ils aiment les hommes ?… C’est de l’abattage… on n’écoute pas ce qu’ils disent. Ils sont tous beaux… ils ont tous la plus belle queue qu’on aie jamais vue. Et vous savez ce que les hommes aiment beaucoup ? [rires et réponses scandées dans la salle.] – La sodomie, voilà ! Jouez beaucoup avec ça ! »
Les images, le vocabulaire des scripts sexuels dans chaque société sont partout utilisés pour dire également la domination de sexe en général (Bozon, 1999). De fait, le discours tenu par la directrice du personnel lors des réunions de travail légitime la logique de l’honneur de « ses animatrices préférées », soit finalement cette impossibilité de percevoir les rapports sexuels comme un échange entre égaux.
Elle apprécie particulièrement les logorrhées pornographiques de « ses filles ». On assiste, pour certaines animations, à la rationalisation de discours pornographiques rythmés de métaphores androcentriques, de termes argotiques et populaires. Cette expérience du travail comme forme de sexualité est donc tout autant liée à l’intériorisation de l’oppression sociale que vivent ces jeunes femmes lorsqu’elles sont dans des trajectoires sociales précaires qu’aux rapports de pouvoir entre les sexes. Au vu de certains travaux sur la relation entre privé et public et les rapports de genre au Maghreb et au Machreq, l’intérêt heuristique d’une lecture à travers la bipolarité symbolique des sexes en termes de rapports de domination paraît indispensable à la compréhension de la réalité du travail de ces animatrices (S. Dayan-Herzbrun, 2000). D’un côté le « haram » (tabou) qui renvoie au féminin, à ce qui est de l’ordre du « sinistre », mais aussi au dedans, au secret, à l’intime, à la sexualité ; de l’autre le « nif », la virilité, la vie publique.
Degré d’autonomie des femmes et stratégies de résistance
On sait que, s’il existe des formes de violence et de domination dans le travail, il existe aussi des formes de résistance à ces oppressions et des moments de plaisir au travail.
ENTRETIEN. SAMIA.
« Mais le déclic, il a été au Panama. Le déclic, il a été là-bas. […].
J’étais… puisque lui, là [le connecté], il mord, et ben moi je mords de la même manière et je lâche pas. Je lâche pas, je lâche pas, et au bout d’un moment et ben c’est lui qui craquait. Et c’est comme ça que j’ai découvert que fallait pas que je me laisse faire. C’est le déclic, il a été à ce moment-là. Ouais. Donc tout le long, tout le long, j’ai été une acharnée. Je me posais plein de questions et je voulais pas qu’il soit, qu’il soit maître en fait. Tout le long, tout le long, je voulais pas. J’anticipais ce qu’il allait dire, etc. pour prendre le dessus. […] Donc voilà. Et comme chez nous les hommes prennent le dessus sur les femmes, et ben, à partir de ce moment-là, quand j’ai eu ce fameux dialogue, ça a duré quand même deux mois. J’ai décidé de ne plus me faire marcher sur les pieds, que c’était impossible, que c’était invivable. Ce que vivait ma mère, ce qu’a vécu ou que vit encore ma mère, c’était insupportable. Moi, je pouvais même plus. Je supporte pas ce qu’elle vit là actuellement, j’y pense même pas, ça doit être très très malheureux à porter. Moi, je ne peux pas. Mais quelque part, je les hais les hommes, je les hais. C’est pas une vengeance. Et je veux… je veux leur prouver que… qu’ils peuvent pas faire ce qu’ils veulent quoi ! Et là maintenant avec ce voyage, j’ai pu vraiment me découvrir et je sais ce que je veux. Et maintenant je sais que si jamais, je sais que je vais avoir une confrontation avec mes frères ou quoi que ce soit, je me lèverai. D’habitude, je ne dis rien. C’est une forme de faiblesse aussi, je disais rien, ils me prennent le dessus. Rien qu’avec, parce que je disais rien, alors ils pouvaient se permettre de parler. Mais là, si jamais ils parlent, je vais parler aussi, je leur dirai ce que je pense, que ça plaise ou pas. Je dirai ce que je pense. Peu importent les circonstances, comment ça va se terminer, mais au moins je leur ai dit. Je serai arriver à ce que, à ce que je voulais. »
Dans quelles conditions les animatrices sont-elles en mesure de mobiliser l’économie érotique, privée et sociale, en jeu dans la subversion des ressorts de la domination masculine (Molinier, 1997) et dans la résistance à la violence du travail du sexe (20) ?
S’échanger les « petites astuces », les expériences heureuses et douloureuses de chacune, demander et donner des conseils à ses collègues deviennent difficiles lorsque les mots d’ordre de la direction se résument à « TMC ». Rester toujours face à l’écran. Les mains sur le clavier. Ne pas parler de sa vie privée au travail et du travail dans sa vie privée. Éviter de se voir entre collègues à l’extérieur. Toute confiance et solidarité entre collègues, comme le partage d’intérêts communs nécessaires à la mobilisation collective, paraît alors compromises.
Conclusion
Nous avons vu comment l’émergence d’une industrie du sexe hyperbolique à l’image du néo-libéralisme bénéficie tout autant de la légitimité du paradigme marchand de la modernisation capitaliste que de la non-reconnaissance et de l’invisibilité de certaines formes de travail construites sur le modèle service féminin/compensation masculine (Tabet, 1987). Alors que le « stigmate de pute » (Pheterson, 2001) fonctionne comme un instrument politique de contrôle social des femmes, la « MacDonaldisation » du travail du sexe (Chaker, 2001) tend à rapprocher cette compensation du degré zéro.
Ces premiers éléments ethnographiques nous amènent finalement à impulser et à mobiliser des réflexions sur la mondialisation de l’industrie du sexe, les nouvelles configurations des flux migratoires et le degré d’autonomie des femmes dans la division sociale sexuelle et internationale du travail. Il s’agit d’en finir avec la contemplation compatissante des victimes aux bouches muettes pour élaborer collectivement une politique d’émancipation des dominé(e)s.
Saloua CHAKER
Doctorante en sociologie, équipe Simone Sagesse, université Toulouse-Le Mirail.
Mail: Saloua.Chaker@wanadoo.fr
Article publié dans: Enjeux, n° 128, mars 2002
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NOTES
(1) Les Violences faites aux femmes dans le commerce du sexe, sous la direction de WELZER-LANG (D.), dans le cadre du programme européen Daphné, 2000-2003.
(2) TIC, pour technologies de l’information et de la communication.
(3) Le code APE, activité principale économique, est une classification de l’INSÉE. La catégorie 64-2B correspond aux activités des autres acteurs des télécommunications que France Télécom et TDF, y compris celles de leurs filiales : l’exploitation de supports de liaisons spécialisées (câbles sous-marins, satellites...), la fourniture d’accès au réseau Internet, les services des cybercafés, les services de téléconférence et la fourniture d’accès publics aux réseaux informatiques.
(4) http://www. prestataires.journaldunet.com
(5) Soit environ deux fois le montant du budget Daphné pour la période 2000-2003 (20 millions d’euros).
(6) Présenter le travail d’animatrice comme un jeu de théâtre tout en renvoyant aux stéréotypes de genre sur le mode « les femmes, ces comédiennes » entretient les représentations d’un travail qui ne nécessite aucune qualification ni compétence particulière. Il s’agit là de réduire cette activité non pas au jeu autrement reconnu et valorisé du comédien, mais bien aux représentations essentialistes sur la propension des femmes à jouer la comédie.
(7) Quand arrive la période des vacances d’été, ce sont surtout des étudiantes qui se présentent. Comme souvent dans les emplois précaires, il est alors plus facile pour l’entreprise d’imposer ses conditions de travail à des personnes qui n’ont pas forcément l’expérience du monde du travail et qui ne sont de toute façon que de passage (job d’été). Mais plus généralement, le personnel de Médiaservices correspond plus ou moins au personnel des sociétés de télémarketing. D’ailleurs, il n’est pas rare que l’on retrouve le personnel sortant de Médiaservices employé comme téléopérateur-opératrice dans les sociétés de télémarketing ou dans le phoning.
(8) Précision méthodologique : pour mener cette étude, j’ai moi-même été animatrice pour Médiaservices durant tout un été. Ayant une expérience antérieure du téléphone rose de un an et demi pour une société beaucoup moins importante, je me suis donc simplement présentée sans faire part de mes motivations sociologiques. Quelque temps après mon départ, j’ai contacté la directrice du personnel en la sollicitant pour un entretien dans le cadre d’un travail universitaire sur les « directrices de ressources humaines ».
(9) Noms fictifs pour désigner une star de séries américaines et une chanteuse de variété française qui existent réellement.
(10) C’est ce qui est appelé « service de rencontre matrimoniale » ; aucune animation n’est faite sur ces serveurs, il s’agit avant tout de censurer toute référence au sexe.
(11) «Toutes nos expériences sexuelles sont construites comme des scripts, d’abord au sens où elles découlent d’apprentissages sociaux, qui ne résultent pas tant de l’inculcation de normes, de règles et d’interdits, que d’une imprégnation par des récits impliquant des séquences d’événements, ou de l’intériorisation des modes de fonctionnement des institutions. […] Les scripts énoncent moins des interdits qu’ils n’écrivent le scénario de notre sexualité possible » (Giami et Bozon, 1999).
(12) Sadomasochisme, femmes mûres, femmes bisexuelles… Mais finalement, tous les connectés arrivent sur un même réseau, et c’est l’animatrice qui adaptera son script selon la demande du connecté qui est visualisé par des initiales sur l’écran.
(13) En conformité avec les figures de « salopes » que met en scène la pornographie classique, soit des femmes disponibles à tous les fantasmes masculins, mais non pas payées pour un quelconque service sexuel (Welzer-Lang, 2001), les connectés auront ainsi le plaisir de s’imaginer que finalement « c’est qu’elles aiment ça ».
(14) La déconnexion automatique. Le time out est le terme utilisé par les concepteurs de logiciels et les techniciens, mais jamais par le personnel d’animation.
(15) Il arrive que les animatrices jouent les travestis en modulant leur voix.
(16) « Faire que la surveillance soit permanente dans ses effets, même si elle est discontinue dans son action ; que la perfection du pouvoir tende à rendre inutile l’actualité de son exercice » (Foucault, 1975).
(17) L’horloge qui se trouve dans le vestibule avance constamment de quelques minutes, les salarié(e)s – lorsqu’elles et ils s’en rendent compte – sont donc implicitement prié(e)s de se mettre à l’heure de Médiaservices.
(18) Elles vivaient à l’époque toutes ensemble dans le bel appartement avec piscine qui leur avait été prêté à titre gracieux par la direction.
(19) Cette société fictive est également domiciliée à Londres. J’ai au final repéré quatre noms et adresses différentes pour Médiaservices.
(20) On sait depuis les travaux de P. Molinier qu’il existe des stratégies de défense construites par les femmes, là où « la nécessité de s’effacer comme sujet au profit d’une disponibilité universelle et l’apprentissage à mépriser le corps féminin jouent comme incitations au masochisme » (Molinier, 1997). « Subvertir la muliérité, statut de soumission conféré aux femmes dans les rapports sociaux de sexe, c’est parvenir à se décoller et de l’autodépréciation inhérente au vécu de soumission, et de l’écueil de la virilisation » (Molinier, 1996).
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