Lu sur
L'homme moderne : "« J’ai arrêté de bosser en 1994. Je venais de faire deux ans de C.E.S.[Contrat emploi-solidarité] comme animateur dans le quartier de Belsunce, à Marseille. Le boulot était passionnant, mais les structures étaient catastrophiques. On ne peut pas faire du bon travail quand on évolue dans un milieu où 80 % des gens sont précaires. On était payés 160 F pour une journée de dix heures. Le pire, c’est que l’équipe était renouvelée chaque année, ça foutait tout par terre. J’en ai eu marre, et à la fin de mon contrat, j’ai décidé de ne plus rechercher de boulot. Depuis, je suis en ASS [Allocation spéciale de solidarité]. Vivre avec moins de 2 500 balles, c’est plus facile à Marseille qu’à Paris. Le contrôle social est moins contraignant ici et la vie coûte moins cher. De toutes façon, en dehors de mes clopes et de mes bières, j’ai très peu de besoins. Je m’en sors bien. Est-ce que je suis un chômeur heureux ? J’en sais rien. Je ne suis pas déprimé, mais je ne me vois pas non plus rester toute ma vie comme ça. Bien-sûr, j’ai plein d’activités : je milite à Alternative libertaire, à AC, au RIRe [Réseau d’information aux réfractaires, un groupe antimilitariste qui publie une bimestriel bien informé et mène des actions spectaculaires contre le salon des armements Eurosatory, NDLR].
Mais je ne veux pas non plus être un militant professionnel. Je peux coller des affiches jusqu’à 3 plombes du matin, mais je veux aussi me la faire cool. Je connais des RMistes qui passent leur journée entière devant la télé. Moi, heureusement, je n’ai pas la télé. Et je ne suis pas non plus inactif : j’ai des camarades de travail, je fais plein de rencontres, je lis des trucs... Mais beaucoup de chômeurs se désociabilisent. Si je n’ai pas ce problème, c’est parce que je suis dans une démarche militante. C’est important, de se sentir utile. On ne peut choisir d’être chômeur que si on a une idée claire du contenu que l’on veut donner à sa vie. Mais la plupart n’ont pas les moyens de choisir. Je ne me prends pas pour un modèle. Je ne suis même pas sûr que refuser de travailler soit forcément la solution. Surtout qu’on a de moins en moins de marge. D’abord, quand t’es chômeur et célibataire, t’as droit aux logements les plus pourris. Ensuite, avec le PARE, on est de plus en plus fliqués. Et puis surtout, il y a la pression sociale et familiale. Ce n’est pas évident d’assumer que tu glandes. Quand on me parle de l’effet « désincitatif » des minima sociaux, ça me fait bien rigoler. La mentalité collective, à cet égard, est bien plus efficace que le flicage des Assedic... Politiquement, mon but ultime, c’est la disparition de l’État et du salariat. Le paradis sur terre... Mais il faut se fixer des utopies intermédiaires, sans quoi on n’avance pas. Le revenu universel d’existence en fait partie — même s’il peut avoir des effets pervers, même s’il ne remet pas en cause le système. Ce serait quand même intéressant de découpler le revenu de l’activité : les patrons ne pourraient plus exercer les mêmes pressions sur le salarié. On pourrait les envoyer chier plus facilement. Je suis conscient de vivre dans des contradictions. Par exemple, le fait de dépendre d’un minimum versé par les pouvoirs publics : ce n’est pas génial, pour un libertaire. Le RMI et autres, ça sert aussi à assurer la paix sociale. Ça coûte moins cher que de mettre des prisons partout. Mais pour vivre en autarcie, il faudrait que je parte vivre à la campagne. Mais moi je suis un citadin. Je préfère mes contradictions au trip communautaire. La fin du travail, je n’y crois pas. C’est une belle utopie, mais dans le concret, je ne vois que la grève générale. De toutes façons, au jour d’aujourd’hui, la bagarre ne peut pas se mener complètement en dehors du monde du travail. Bien sûr, il y a d’autres terrains de lutte qui ne sont pas négligeables : la liberté de circulation, l’antimilitarisme, les quartiers... Mais la principale ligne de front, c’est devant les employeurs qu’elle passe. Ils me gonflent un peu, les anars qui trouvent que la seule façon d’être pur, c’est de refuser le travail. Moi, je mène la vie que j’ai choisie, mais c’est facile : je n’ai pas de bouches à nourrir ni de dettes à rembourser. Tant que la majorité des gens n’auront pas la liberté de choisir, on ne sera jamais que des énergumènes.
Propos recueillis par Olivier Cyran.