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L'En Dehors


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Paris vaut-il une messe ?

Pour beaucoup de gens, Paris et la France ont été, en mai 68, une surprise, une secousse émotive et un stimulant pour l'engagement politique ou la radicalisation de sa propre militance. Nanterre, la Sorbonne, les grèves et les manifestations étudiantes, jusqu'à l'assaut, à coups de cocktails molotov, de la Bourse à Paris, l'occupation des usines, entraient - avec ces images cathodiques en noir et blanc - dans les maisons et les consciences d'un milieu étudiant italien - encore embourbé dans ses luttes dirigées contre diverses réformes de l'enseignement ou embrigadé dans les multiples manifestations contre la guerre américaine au Vietnam - avec une force fracassante.
Beaucoup tombèrent malades de "francite", dans la forme (Gauloises, Pastis, et Mikos) et dans la substance ( pensabilité et faisabilité d'une lutte révolutionnaire, radicale, dure et libertaire).

Tant d'années ont passé, tant d'expériences ont muri, tant de défaites ont été subies, et la stupeur est toujours là face aux grandes luttes et mobilisations qui de façon cyclique se développent en France. Cela a été le cas avec la grande grève des travailleurs dans les transports il y a une dizaine d'années, cela a été le cas en tant d'autres occasions, et cela est le cas aujourd'hui face à cette lutte contre la précarisation.

Mais venons-en à la chronique synthétique de ce qui est en train de se passer :

Le 16 janvier le premier ministre De Villepin annonce des mesures de flexibilisation afin de combattre le chômage des jeunes. Un quart des jeunes entre 18 et 25 ans sont au chômage (plus du double de la moyenne nationale). Dans plus de 150 villes démarrent des protestations contre ces mesures de flexibilisation du marché du travail (parmi lesquelles le fameux CPE). Le 7 mars il y a plus de 100 000 manifestants dans la rue.
Les transports et les services publics sont bloqués dans plus de 35 villes. Des dizaines d'universités sont occupées. Le 11 mars la police évacue la Sorbonne. Le 13 mars De Villepin réaffirme son soutient au CPE tandis que la contestation croit chez les étudiants, les lycéens et les chômeurs. Cortèges et affrontements un peu partout. Le 16 mars grande manifestation qui rassemble plus de 250 000 personnes à Paris. Des cortèges dans plus de 80 autres villes de France. Durs affrontements avec la police. Le 18 mars, un million et demi de manifestants dans toute la France. Les manifestants attaquent la Sorbonne. De Villepin se dit prêt à négocier mais pas à retirer le CPE. Les syndicats menacent de grève générale.

Ce sont les faits, et ces faits nous imposent quelques éléments de reflexion.

Tout d'abord l'abîme qui existe entre la situation française et la notre. La lutte des étudiants, des précaires et des chômeurs, est en train de croître, et contrairement à nos mobilisations (purement défensives et très minoritaires) elles recueillent des milliers d'adhésions et il y a des dizaines d'universités en lutte sur des revendications qui concernent non pas les conditions immédiates des étudiants, mais leurs perspectives futures dans le monde du travail. Une chose qui dans une situation momifiée comme la notre ne serait même pas pensable. Et puis si Prodi est élu, alors grèves et luttes diverses deviendront un lointain souvenir...sacrifices, sacrifices, avec un grand sens des responsabilités...

Alors, juste pour le plaisir de l'analyse, on a envie de se demander pourquoi en France et pas en Italie...Essayons de formuler quelques hypothèses. A part les évidentes -historiques et actuelles- différences (un capitalisme plus "mur", un "welfare" pas encore démantelé, une société civile plus "avancée", une conscience générale des droits plus "étendue" - nous mettons tout entre parenthèses car nous n'avons pas l'intention de faire l'apologie des ces caractéristiques, qui ont toutes un lourd revers de médaille) il faut aussi considérer qu'en France il n'y a pas ce monopole de l'opposition syndicale et politique qui chez nous a été (et est toujours, même si à une moindre échelle) exercé par communistes, post-communistes, et cégéListes [cégétistes de la CGIL, CGT italienne. ndt] (et leurs alliés). Le conflit social et de classe apparaît donc de façon plus nette et sans être entièrement canalisé par les bureaucraties de gauche.
Cela nous l'avions déjà observé pendant le 68 français (plus bref mais plus en rupture sur le plan des contenus) par rapport au 69 italien. Cela s'est vu aussi avec les grandes grèves dans les transports il y a quelques années qui ont paralysé pendant un mois Paris et d'autres grandes villes (avec un large soutient de la population) par rapport à l'aspect rituel de nos grandes grèves générales (qui sont en fait une sorte de spectacle ou les roles sont fixés à l'avance de façon rigide, et ou les résultats sont d'une certaine façon prévisibles à l'avance). On l'a vu, bien que sous certains aspects assez différents, avec les désordres dans les banlieues. On le voit aujourd'hui avec la lutte des étudiants sur une question aussi fondamentale que la précarité du travail, alors que chez nous même les "belliqueux" syndicats de base n'arrivent jamais à rien.

Une fois faites ces évidentes constatations, il reste encore la question de la "dignité", qui n'est peut-être pas un élément habituel d'analyse politique, et qui nous entraîne sur le terrain glissant et traître des caractères nationaux, mais qui pourtant est une donnée de fait. Pour illustrer de façon banale on ne peux pas nier que lorsque les français chantent leur hymne national ils sont beaucoup moins ridicules que nos petits choeurs disgracieux à l'hymne de Mameli. Il y a un nationalisme "sérieux" (mais pas pour autant moins dangereux et oppressif) et un nationalisme "débraillé et grossier", le notre, qu'on l'interprète de la gauche ou de la droite.

Il est vrai que là-bas comme ici l'ennemi est toujours le même, mais en France il semble (du moins vu de loin) être un peu "présentable" , alors qu'ici il est incarné par un marchand d'illusions et un autre de mortadelle qui se sont "affrontés" à la télévision sans avoir rien à dire...

Peut-être que de cette comparaison de contextes l'on peut déduire que si on est confrontés à un ennemi fort et défini, alors la lutte devient plus sensée et radicale, tandis que si en face on a un amalgame indistinct, ou les rôles et les positions se mélangent, alors l'opposition et les luttes ne peuvent qu'être un autre amalgame indistinct et presque toujours privé de contenus radicaux.

Viennent alors, en cascade, d'autres éléments pour la reflexion que nous nous limiterons
à synthétiser :

Serait-il possible que les luttes naissent seulement par opposition et non par affirmation de principes et d'idées ? Donc pour combattre quelque chose de précis et de bien défini, et dont l'absence entraînerait une dilution des raisons de la lutte ? Le tissu de rapports de force et de pouvoirs en Italie, dans son apparente indetermination, incarne donc un système de pouvoir bien réussi et capable, plus qu'ailleurs, d'annihiler les consciences ? Comment se fait-il que tout ce qui vient de France déclenche toujours chez nous de grandes émotions mais ne laisse jamais sur le terrain une forme ou une autre de réveil de la conscience ?

Pour finir encore une reflexion : les paraboles des mouvements de lutte - au delà des diverses caractéristiques - finissent par se ressembler. En France, de façon plus pragmatique et avec plus d'impact, les luttes explosent, se répandent en tache d'huile et puis - du moins pour ce que nous réussissons à en percevoir - finissent par ne plus laisser aucune trace visible, aucun dépôt organisationnel... chez nous, sur une échelle mineure et avec moins d'impact (pensons à la lutte pourtant massive dans les transports) il se passe la même chose. Donc une tendance apparemment générale dans cette phase. Ce ne serait pas nécessairement un problème (des organisations politico-syndicales qui se sont auto proclamées héritières et interprètes de ceci ou cela, nous en avons déjà eu plus qu'il n'en faut) s'il en restait au moins une mémoire. Et quand nous disons mémoire nous ne voulons pas dire des fondements de futures mythologies, mais simplement le sens de la faisabilité des luttes.

Peut-être pouvons-nous, pour conclure, nous consoler en pensant à l'importance de nouveaux et étendus moments de révolte contre un système qui semble désormais complètement dominant. Nous pouvons au moins travailler à ce que la mémoire, le souvenir, la reconstruction, deviennent des instruments fondamentaux pour comprendre les raisons des victoires et des défaites, même si vivant dans un moment historique déterminé il est difficile de le contextualiser. Nous pouvons valoriser des pratiques de lutte très directes et très dures qui rompent les équilibres et les roles qui semblent immuables. Ce que nous ne devrons pas faire - pour répondre à la curieuse question du titre - sera de célébrer des messes pour Paris, c'est-à-dire d'exalter le mouvement français actuel, en reproposant de façon rituelle, triste et acritique, l'invitation à "faire comme en France".

Walchiria

Traduction Rokakpuos

Version originale en italien parue dans l'hebdomadaire anarchiste Umanità Nova du 26
mars 2006.

http://www.ecn.org/uenne/archivio/archivio2006/un11/art4160.html



Ecrit par rokakpuos, à 15:08 dans la rubrique "Pour comprendre".

Commentaires :

  rdj
27-03-06
à 22:00

Question à un Italien :
Pourquoi la gauche italienne a choisi Prodi, un grand commis de l'ultralibéralisme européen? Le choix était aussi restreint qu'en France?
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