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En parallèle de l’évolutionnisme basée sur la lutte pour la survie, dont Spencer est le penseur hégémonique, un évolutionnisme reposant sur la solidarité, l’altruisme et les bienfaits de l’association va se constituer. Espinas, en 1877, ouvre la voie avec son livre Les sociétés animales, et influencera les durkheimiens, et Durkheim lui-même. Bouglé et Hubert, durkheimiens, vont apporter leur pierre à l’édifice.
L’anarchie va elle aussi tomber dans ce travers naturaliste. Déjà Reclus théorise une évolution de l’humanité qui passe des tribus errantes vers les villes, c’est-à-dire pour lui de la barbarie à la civilisation. Il fera aussi l’éloge du progrès, de la science, du productivisme, du commerce. « Beaucoup d’anarchistes ont remplacé l’autorité du Prince par l’autorité de la Science et ont opté pour un darwinisme, paradoxal car mutualiste, contre le créationnisme », nous dit S.Juan. Mais en se plaçant sur le même terrain que les utilitaristes, on peut se demander s’ils n’ont pas fait que renforcer les idées contre lesquelles ils s’insurgeaient. Appuyer sur le fait que l’être humain est autant capable d’altruisme que d’égoïsme est pertinent, continuer à inscrire le changement social sur une quelconque nature humaine est une erreur.
C’est surtout Kropotkine qui va élaborer une théorie naturaliste basée sur la solidarité, en s’opposant à Spencer, et en prenant l’autre versant à « la lutte pour l’existence », c’est-à-dire l’entraide (L’entr’aide, un facteur d’évolution, 1902). Certes, Kropotkine admet une histoire des Primitifs -« sans quoi on ne peut comprendre comment ils seraient sortis de l’animalité ! » (S.Juan)- ce qui est en-soi une révolution. Cela ne va pas lui empêcher d’établir une hiérarchie de l’humanité, dans laquelle les Bushmens et les Hottentots arrivent au plus bas niveau.
On retrouve ce naturalisme dans l’anarchie aujourd’hui :
« Finalement, il faut reprendre ce que Kropotkine avait signalé au commencement des discussions sur le darwinisme et qu’aujourd’hui les études scientifiques ont pleinement validé, à savoir que la consolidation de notre espèce sur terre, jusqu’aux niveaux actuels, est le résultat de la coopération entre les êtres humains. L’humain n’est pas un être violent par nature, il n’y a pas de gêne de la guerre et personne ne peut non plus la faire seul, comme le dit un certain refrain mal intentionné. Chacun des adultes de l’espèce est le résultat de la collaboration et de la coopération d’autres adultes qui permirent de dépasser ce qui n’est encore qu’un long début entre les animaux. En conséquence, la guerre, la compétition, l’égoïsme, n’ont rien de naturel mais s’acquièrent précisément à partir de l’institutionnalisation des relations de pouvoir qui règnent à partir du moment où s’impose la différence entre gouvernés et gouvernants, il y a quelques 100000 ans. Reprendre le modèle de relation d’entraide, de solidarité, de sympathie, d’amitié, de coopération, qui prédominèrent pendant les dizaines de millénaires antérieurs (on estime que notre espèce homo sapiens sapiens date d’au moins 140000 ans), est aussi une condition pour le succès de l’autogestion ». (N.Mendez et A.Valleta, L’autogestion anarchiste, Editions du monde libertaire)
Il est dommage que les auteurs ne s’en tiennent pas à une critique de la naturalité de l’hostilité de l’humain et retombent dans les travers de son inverse. Par ailleurs, on ne peut pas s’empêcher de relever les erreurs. Déjà, qu’il y ait des études appuyant la thèse de l’altruisme dominant par nature chez l’être humain, nous n’en doutons pas, mais qu’il y ait consensus là-dessus est évidemment faux. C’est même la théorie adverse, celle de la lutte pour la survie et de la concurrence qui reste communément défendue. Nous attendions un peu plus d’honnêteté de la part de ces auteurs, et cet argument n’est rien d’autre qu’une figure rhétorique.
Par ailleurs, situer la différence entre gouvernés et gouvernants à 100000 ans est discutable. Si dans toute collectivité, il y a des chefs qui s’imposent, il est vrai que la coercition et la domination ont une existence historique que nous situerons pour notre part à la Révolution néolithique (il y a 12000-10000 ans).
Que la guerre, la compétition, l’égoïsme, n’aient rien de naturel mais soient instituer nous semble tout à fait juste. Mais il en est de même de la sympathie, de l’association et de la solidarité. Comme le dit Pascal, « l’homme n’est ni ange, ni bête » ; il peut être les deux. Il a des actes objectivement altruistes ou égoïstes, même si subjectivement il n’est jamais totalement l’un ou totalement l’autre. Il a autant d’inclinaisons à l’égoïsme qu’à la sympathie. L’entraide s’inscrit aussi dans le cadre institutionnel. C’est la socialisation et l’éducation qui nous conduisent collectivement à donner l’avantage à l’un ou l’autre. D’ailleurs, le fait que nous vivions dans un système capitaliste, renforçant l’égoïsme et l’individualisme, mais que nous ayons connu aussi des expériences autres prônant la coopération et la solidarité, et que nous ayons des aspirations à la convivialité, ne prouve-t-il pas l’absence de nature humaine et la prédominance du politique ? Et c’est bien par les mouvements sociaux, qui sont de l’institution –contestatrice et non dominante, certes, mais institution tout de même-, qui agissent sur la société, qui « font société », que l’entraide peut se généraliser au-delà de la concurrence. C’est d’ailleurs ce que font bien des anarchistes sur le terrain.
En restant scientiste, productiviste et évolutionniste, l’anarchie renforce l’utilitarisme et l’idéologie capitaliste. Mais en l’absence de référence à une morale, une transcendance, sur quoi faire reposer l’idéal anarchiste sinon sur une soi-disant nature humaine ? L’anarchie doit aussi se tourner vers ses propres questionnements. Pourtant, c’est en démontant point par point l’imaginaire moderne et capitaliste, reposant sur une sacralisation de la Raison, un penchant évolutionniste, le travail et le matérialisme…qu’une société libérée pourra se mettre en place.
JV. 2007.