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Le Courrier : "L'économie sociale et solidaire représente une part non négligeable de notre économie. Fondée sur des principes éthiques, elle conteste les règles du capitalisme et met en pratique une vision solidaire. Prépare-t-elle la société de demain?
«Il n'y a pas d'alternatives économiques» entonnent les
sceptiques de tous bords. Pourtant, nous côtoyons des modes
d'organisation économique alternatifs tous les jours, sans que nous y
prêtions nécessairement attention! La pratique devancerait-elle la
théorie?
C'est en tout cas ce que montre l'économie sociale et solidaire (ESS),
à savoir les activités économiques des coopératives, des mutuelles et
des associations à but non lucratif, qui connaissent un renouveau
certain ces dernières années.
UNE ÉTHIQUE PARTAGÉE
S'ils sont peu homogènes, ces collectifs sont liés par des
principes communs: la démocratie – une personne, une voix – dans la
gestion de leur activité économique, l'objectif non lucratif de leur
activité et la répartition des bénéfices sur une base collective. Ils
privilégient aussi l'association de personnes plutôt que de capitaux,
la coopération entre les salariés et les usagers, la prise en compte de
critères sociaux et éthiques et de nouvelles formes d'échange et de
solidarité. Loin d'être marginaux, ces groupements fournissent
actuellement entre 7 et 10% de l'emploi salarié en France en Belgique
et au Québec1 – et représentent environ 5 à 10% du produit intérieur
brut français2.
L'ESS est présente dans presque tous les domaines de l'économie,
de la production à la consommation, en passant par le commerce et la
finance. Ainsi, un journal édité par une association, une coopérative
agricole qui produit et distribue des légumes, une banque coopérative,
une mutuelle d'assurance de santé, ou encore un réseau de systèmes
d'échanges locaux (SEL) font tous partie de l'économie sociale et
solidaire. Bien sûr, le degré d'application effective des principes
éthiques diffère beaucoup entre les différents collectifs. De même,
l'engagement politique pour «une autre société» varie considérablement.
Il n'en reste pas moins que le champ de l'ESS représente une source
d'inspiration et une base empirique importante pour ceux qui veulent
«entreprendre autrement», ou, au-delà, remettre en cause les règles du
jeu de l'économie capitaliste, comme cela a déjà été tenté au XIXe
siècle.
AUX ORIGINES DE L'ESS
Dès 1830 en Europe, sous l'inspiration de socialistes utopiques,
tels que Robert Owen et Charles Fourier, et de l'anarchiste Proudhon,
certains ouvriers commencent à organiser eux-mêmes leurs activités
économiques de manière collective. C'est le début de l'associationnisme
ouvrier qui permet aux travailleurs de contrôler directement leur
production et leur consommation à partir d'organisations communes. Leur
action a clairement un but politique: construire le socialisme par la
pratique économique, à travers la propriété partagée, la solidarité, la
coopération comme alternative à la compétition, et l'abolition du
salariat. Or cette perspective va être progressivement abandonnée après
la révolution de 1848 en France, qui permet à la bourgeoisie d'asseoir
sa domination sur le terrain économique.
Ainsi, faute de pouvoir imposer une alternative au capitalisme,
les associations ouvrières vont peu à peu devoir s'insérer dans
l'économie dominante, tout en redéfinissant leurs spécificités:
acceptation de la monnaie tout en cherchant à en limiter la domination;
acceptation du marché tout en pondérant la concurrence par des formes
de coopération, etc.
LE COMPROMIS
Après la Seconde Guerre mondiale, les entreprises associatives vont
même être mises fortement à contribution par l'Etat et jouer un rôle
important dans la croissance dite «fordiste». Elles vont notamment
favoriser l'accès des groupes ouvriers et des paysans à la consommation
à travers le crédit et les coopératives et prendre en charge
partiellement les «coûts sociaux de la croissance», en s'occupant des
chômeurs, des personnes malades, accidentées ou handicapées. C'est
ainsi que l'économie sociale va perdre peu à peu sa visée politique
radicale pour s'associer à la bonne marche de la social-démocratie en
Europe. Bon nombre de coopératives et de banques populaires se
laisseront entraîner dans la logique du marché et la cogestion des
politiques publiques et perdront leur vocation et leurs structures
démocratiques et égalitaires initiales.
UN RENOUVEAU CRITIQUE
Mais la rupture du compromis social-démocrate entre marché et Etat
à partir de la fin des années soixante a favorisé la renaissance d'une
perspective d'économie sociale plus engagée. Pratiquer une économie
alternative redevient alors un moyen de résister aux ravages du
libéralisme – en mettant à disposition des biens et services pour les
«exclus» du système – tout en construisant une alternative concrète au
modèle dominant. La possibilité de simultanément «résister et
construire» séduit une frange de plus en plus large de militants qui a
hâte d'appliquer ici et maintenant des principes démocratiques et
égalitaires sans attendre un «grand soir», au demeurant plus
qu'hypothétique.
Depuis une quinzaine d'années, de nouveaux domaines d'activité
ont ainsi été investis par l'économie solidaire, tels que le commerce
équitable, les micro-crédits, la finance solidaire et les systèmes
d'échange locaux, qui connaissent une croissance significative en
Europe.
DE PORTO ALEGRE À MUMBAI
Plus récemment encore, un réseau centré sur la «socio-économie
solidaire»3 s'est développé au sein de la mouvance altermondialiste,
avec une participation non négligeable lors des deux derniers Forums
sociaux mondiaux, à Porto Alegre en 2003, puis à Mumbai 2004. Si le
réseau est traversé par différentes sensibilités politiques, on y voit
renaître une perspective clairement post-capitaliste qui ne craint pas
de s'afficher comme telle. C'est le cas d'une frange du réseau
brésilien, dont fait partie l'économiste Marcos Arruda. Selon lui,
l'articulation en réseau d'un nombre croissant de consommateurs,
d'entreprises et de secteurs de l'économie solidaire devrait créer, à
un moment donné, un point de rupture à même de déboucher sur une
société post-capitaliste. Ainsi, convient-il de «mondialiser» ces
pratiques pour faire face à la globalisation néolibérale de
l'économie.4
UN PROJET DE SOCIÉTÉ?
On peut voir ainsi dans cette stratégie une réactualisation du
projet associationniste à l'heure de la mondialisation. Pour les
partisans de cette approche, l'économie solidaire représente donc un
véritable projet de société. Pour d'autres, en revanche, un tel
programme n'est pas d'actualité, comme le précise Jacques Archimbaud du
Réseau français d'économie alternative et solidaire (REAS): «Il faut
changer la société au niveau qu'elle tolère. Notre pratique est
réformiste. Mais nous ne sommes pas dans une logique de réparation sans
fin des dégâts du progrès. Nous réintroduisons de la pluralité dans
l'économie.»
Ainsi, ballottée depuis plus d'un siècle entre utopie
révolutionnaire et réflexion pragmatique, l'économie sociale poursuit
son chemin sur le terrain pratique. Elle a réussi à montrer que la
question n'est pas de savoir s'il y a ou non des alternatives, mais
plutôt quelles alternatives sont désirables.
UN CAS D'ÉCOLE: L'HABITAT COOPÉRATIF
Echapper au joug des propriétaires tout en évitant la propriété
individuelle? Une alternative légale existe en matière de logement: les
coopératives d'habitation. Celles-ci permettent à un groupement de
personnes d'être collectivement propriétaire des logements que ses
membres habitent. Les coopérateurs paient des loyers qui correspondent
aux coûts d'exploitation réels. A long terme, les frais de logement
sont bien inférieurs à ceux pratiqués sur le marché.
Au-delà de l'aspect économique, des principes éthiques sont inscrits au
coeur de la plupart des habitats coopératifs: libre adhésion,
démocratie, participation et non-lucrativité en sont les grands
classiques.
SOUTIEN DE L'ÉTAT A GENÈVE
A Genève, les coopératives d'habitation qui intègrent ces principes
ont le vent en poupe depuis la modification de la loi générale sur le
logement en 2000. Proposé par les partis de l'Alternative, ce nouveau
corpus législatif a permis la création de la Fondation de droit public
pour la promotion du logement bon marché et de l'habitat coopératif.
Celle-ci a notamment pour mission d'aider les coopératives à acquérir
des bâtiments qui peuvent être mis à disposition de leurs membres.
Ainsi, en vertu de la nouvelle loi, des terrains et des bâtiments
appartenant à l'Etat peuvent être remis en droits de superficie à des
coopératives pour y pratiquer du logement social et des prêts peuvent
être faits aux coopérateurs pour l'acquisition de parts sociales.
L'intérêt pour la collectivité publique? Les loyers pratiqués à
terme par les coopératives sont plus bas que ceux du marché. Ceci a une
importance cruciale pour l'Etat puisque les immeubles privés qu'il
subventionne, dans le but de mettre à disposition des logements à loyer
modéré (HLM), retournent au régime de loyers libres après 20 ans
d'habitat social. Passé ce délai, les coopératives maintiennent
généralement un prix raisonnable, alors que les sociétés privées sont
libres de fixer les loyers au prix du marché.
QUI PEUT SE LE PAYER?
Mais l'habitat coopératif est-il accessible à tous financièrement?
La réponse varie beaucoup au cas par cas. Les entreprises de taille
importante et anciennes sont généralement en mesure de mettre à
disposition des appartements sans demander une participation financière
importante à leurs membres. La Société coopérative d'habitation Genève
(SCHG) par exemple, fondée en 1919 et comptant environ 2000
sociétaires, demande à ses adhérents 4500 francs de parts sociales pour
un logement de quatre pièces. Les tarifs sont souvent plus élevés pour
les entreprises plus récentes. La jeune coopérative de l'habitat
associatif (CODHA), ne disposant encore que de peu de fonds propres
demande pour un appartement neuf de même taille la somme de 18000
francs. Bien sûr, les prestations et la qualité des logements peuvent
varier considérablement. La participation des sociétaires à la
conception du logement est généralement beaucoup plus importante dans
des coopératives de petite taille.
UN HABITAT ÉCOLOGIQUE?
Elément nouveau, l'écologie semble être de plus en plus intégrée
aux principes défendus par les coopératives. Selon Eric Rossiaud de la
CODHA, l'habitat coopératif s'y prête avantageusement: «Qui va investir
dans des panneaux solaires, des chaudières au bois et une meilleure
isolation? Malheureusement pas les entreprises privées qui cherchent à
minimiser l'investissement et ne se préoccupent généralement pas des
charges que devront payer les locataire. Les coopérateurs, eux,
préfèrent investir en amont pour payer moins de frais fixes à
l'avenir!»
CHRISTOPHE KOESSLER
Note :
1Chiffres donnés par le Conseil des entreprises et
groupements de l'économie sociale (CEGES) en France et reprise par le
groupe d'économie sociale et solidaire SOS (www.groupe-sos.org), et par
l'association APRES, de Genève.
2Chiffres donnés par le CEGES et repris par le groupe d'économie sociale et solidaire SOS.
3Voir par exemple le site: www.socioeco.org
4Voir M. Arruda, «Economie solidaire, fondement d'une globalisation
humanisante», contribution du PACS au Forum social mondial 2002, ou
«Economia solidaria y el renacimiento de una sociedad humana
matrística» sur le site internet: www.alainet.org