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Très connu pour avoir inspiré l'action de Gandhi et de Martin Luther King, « Résistance au gouvernement civil » (« La désobéissance civile ») entre à l'évidence dans la catégorie des essais politiques, mais Thoreau y traite de politique à sa manière, selon le point de vue d'un individualiste qui possède un certain sens de la collectivité. On n'y trouvera pas de théorie du gouvernement : l'organisation de la société et l'exercice du pouvoir passent au second plan, car tout est ramené à l'individu et à son intégrité morale. Significativement, l'opposition entre la loi et le bien est marquée de façon péremptoire dans un aphorisme mémorable : « It is not desirable to cultivate a respect for the law, so much as for the right. » (RP, p. 65). Il en découle que Thoreau ne vise pas prioritairement son intégration dans la vie politique, surtout pas l'adaptation à un monde qu'il juge délétère. Son idéal se trouve résumé dans l'affirmation qui précède : « I think that we should be men first, and subjects afterward. » Aussi ne s'intéresse-t-il qu'à l'être humain, considéré comme indépendant, et non au sujet soumis à une autorité politique.
En fait, on peut tout aussi bien classer cet essai sous la rubrique philosophique, car il formule un art de vivre à propos de la relation à l'État : comment conduire sa vie, selon le bien, sans se laisser avilir par les décisions iniques de la majorité, ni contraindre par les lois d'un gouvernement qui se prétend représentatif. À partir de sa propre expérience, Thoreau voudrait favoriser l'avènement d'un nouvel homo americanus citoyen éclairé, émancipé des traditions, homme de principe qui résisterait à la tentation de l'opportunisme.
Ce texte constitue un puissant manifeste en faveur de la conscience, bien inséré dans une œuvre qui s'efforce inlassablement de définir, en opposition au sujet grégaire de la démocratie, un homme autonome, libéré du matérialisme, vivant en harmonie avec la nature et comptant exclusivement sur ses propres ressources morales.
Pour se situer par rapport au gouvernement, Thoreau développe un point de vue essentiellement déterminé par la morale, sans références religieuses directes à la différence d'un réformateur comme Garrison , mais nourri par la pensée transcendantaliste : la voix intérieure de la conscience définit ce qu'est le vrai, le bien, parce qu'elle a accès aux lois supérieures de l'humanité. Ces dernières s'imposent d'évidence à qui fait preuve d'humanité. L'intuition transcendante permet de dépasser l'égoïsme spontané et de prendre en compte les intérêts d'autrui : plutôt se noyer que de voler la planche de l'homme qui s'y accroche pour ne pas sombrer (RP, p. 68).
Afin de ne pas se tromper, l'individu doit s'affranchir de tout héritage ou influence, retrouver le contact avec lui-même et agir selon sa nature : « Let him see that he does only what belongs to himself and to the hour. » (RP, p. 84). Maître de lui-même, il soumet tout au jugement critique gouverné par sa conscience : il n'acceptera rien de ce qu'imposent la tradition, la Constitution ou la Bible. Tout doit d'abord passer au crible de la raison, être comparé aux principes dictés par sa conscience : ce qui est injuste, comme l'absence de protection par l'habeas corpus pour les esclaves fugitifs, sera refusé ; le rôle du juge sera contesté quand il applique une loi dépourvue d'autorité puisqu'elle bafoue les principes fondamentaux de l'humanité. Cette conscience est si essentielle pour la constitution de l'individu qu'il n'est pas possible d'en abandonner l'usage, de la confier à un « représentant » qui parlera à sa place (RP, p. 65) : Thoreau se met ainsi en marge du système politique américain fondé sur la représentation de l'électorat par les élus de la majorité.
On objectera que cette conception manque de garde-fou et risque d'être infiltrée de subjectivisme. Thoreau ne témoigne pas d'inquiétude à ce sujet, car l'exemple qu'il donne, la lutte contre l'esclavage, s'appuie sur le consensus universel selon lequel un être humain ne peut devenir la propriété d'autrui et se voir ainsi privé de ses droits humains fondamentaux. La conscience individuelle se trouve soutenue par l'accord de la communauté, même si la majorité n'est pas déjà passée à l'action pour obtenir la mise en pratique de ces principes. Fort de cette évidence, de ce soutien implicite par les valeurs universelles, Thoreau se sent investi d'une autorité morale pour s'opposer à l'inacceptable et faire la leçon à une classe politique opportuniste. Celui dont Emerson disait qu'il était un « protestant à l'outrance » adopte une position morale rigoriste. Il ne veut rien moins qu'un respect absolu des grands principes, sans compromission, avec l'espoir que ce modèle extrême entraînera un jour le reste de l'humanité : « It is not so important that many should be as good as you, as that there be some absolute goodness somewhere; for that will leaven the whole lump. » (RP, p. 69). Dans son Journal de 1852 (4 mars), il regrettera d'ailleurs qu'il y ait si peu de professeurs de morale dans la société qu'il connaît.
Thoreau revendique la mise en pratique de ses idées, car la conscience ne se contente pas de la simple expression d'opinions justes. Il explique dans Walden (p. 14-15) l'opposition entre les professeurs de philosophie et les philosophes qui, selon le modèle grec, celui d'Épictète, par exemple, mettent en accord leurs idées et leur action. Être philosophe, ce n'est pas parler de philosophie, c'est la vivre. Lui qui s'oppose ouvertement à ceux qui se contentent de parler se doit d'être le penseur qui pratique ce qu'il enseigne.
L'action directe qu'il prône met en jeu tout l'individu : celui-ci doit prendre des risques et payer de sa personne. Ce que Thoreau attend, c'est l'investissement total, surtout pas l'opinion exprimée du bout des lèvres : c'est pourquoi il rejette le vote (RP, p. 69), trop abstrait, trop superficiel et sans conséquence pour l'électeur, bien qu'il soit un mécanisme essentiel au bon fonctionnement d'une démocratie. En revanche, dans le cas du refus motivé de payer ses impôts, la transgression de la loi, suivie d'une peine de prison, constitue l'exemple même du comportement engagé. L'action entreprise au nom de principes est, dit-il, « par essence révolutionnaire » (RP, p. 72), ce qui ne veut pas dire qu'il envisage de renverser l'ordre social, mais qu'il entend modifier radicalement le comportement de l'individu pour l'émanciper de l'emprise de la société. Il s'agit de lui donner la force de résister à la pression des habitudes instituées et en particulier à la tyrannie de l'opinion publique, décrite peu auparavant par Tocqueville dans De la Démocratie en Amérique.
La vie de Thoreau est parsemée de refus de dépendre de ce qui préexiste à la décision de l'individu, associations et institutions, afin de s'appartenir pleinement à lui-même. Il ne consent pas à rejoindre un groupe qui, en l'incorporant, aliénerait sa liberté. Il quitte rapidement l'école de Concord où il est devenu instituteur au sortir de ses études à Harvard, lorsqu'il se rend compte qu'il n'est pas maître de la pédagogie avec laquelle il veut enseigner. Ensuite, il refuse de payer la dîme à l'église où il a été enregistré parce qu'elle est celle de sa famille, et il s'abstient d'appartenir à une quelconque organisation de réformateurs alors qu'il y en avait tant à l'époque, chacune se proposant de corriger un problème de société.
L'essai « Résistance au gouvernement civil » développe avant tout une réflexion sur la liberté de l'individu : comment rester soumis aux principes supérieurs dictés par la conscience morale, et garder son indépendance vis-à-vis des traditions ou des lois qui peuvent être injustes. Du côté de la société, la preuve décisive d'un gouvernement raisonnable et juste, réside dans sa grande tolérance à l'égard de l'individu qui n'accepte pas le jeu social et souhaite vivre à l'écart.
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