Joueb.com
Envie de créer un weblog ? |
ViaBloga
Le nec plus ultra pour créer un site web. |
Rendez-vous dans un bar du XIe arrondissement, à Paris. A deux tables, un trentenaire a déployé son ordinateur portable et profite de la connexion wi-fi. « On en voit de plus en plus dans les lieux publics », constate tristement Guillaume Carnino, pourtant sensiblement de la même génération que ce voisin de circonstance. Mais un gouffre les sépare. A contre-courant de la figure de l’internaute absorbé par son écran, Guillaume Carnino garde ostensiblement un livre près de son verre. La couverture singe la publicité d’Apple pour l’iPod, celle d’hommes et de femmes en ombres chinoises, sur lesquelles ressortent les fils immaculés du lecteur MP3. L’ombre ici est un homme étranglé par le fil blanc d’une souris d’ordinateur. Le titre enfonce le clou : la Tyrannie technologique, critique de la société numérique [1].
« Attention, nous ne sommes pas des technophobes, prévient Cédric Biagini, coauteur et éditeur. Nous ne souhaitons pas revenir à la bougie. La question n’est pas seulement de savoir si on veut utiliser ou pas un portable, mais de savoir quelle société on veut. » Leur ouvrage, qui vient de paraître, critique l’invasion technologique et ses ravages - télévision, Internet, portable, biométrie, puces RFID (Radio Frequency Identification, permettant de détecter un objet ou une personne) -, acceptés sans sourciller par une société endormie, disent-ils, par le mythe du progrès. Cette posture marginale s’inscrit dans une histoire récemment revisitée. « La révolte des luddites a eu quelque chose d’exemplaire, insiste Guillaume Carnino. Même si le contexte n’est pas le même aujourd’hui. »
Il était une fois le luddisme...
Le mot « luddisme » vient de Ned Ludd, figure réelle ou légende, nul ne le sait vraiment. Un tisserand du Leicestershire qui aurait cassé un métier à tisser avec une masse, ou le patronyme d’un roi imaginaire ? En tout cas, sous le drapeau de cette figure tutélaire, des émeutes d’ouvriers du textile ont éclaté dans la région des Midlands, en Grande-Bretagne, entre 1811 et 1813. Tisserands, bonnetiers, laineurs ont détruit des milliers de machines perçues comme une menace pour leur mode de vie. Le mouvement sera réprimé dans le sang, après le vote d’une loi au Parlement britannique, en 1812, condamnant à la peine de mort les briseurs de machines - malgré l’opposition du poète Lord Byron.
Renaissance aux Etats-Unis
La révolte luddite sera enterrée, considérée comme réactionnaire par Marx, qui estime que le luddite n’a pas encore appris « à distinguer la machinerie de son utilisation capitaliste, et donc à transférer ses attaques du moyen matériel de production lui-même, à la forme sociale d’exploitation de celui-ci. » Elle sera quand même la source d’inspiration du décor de Shirley, un roman de Charlotte Brontë paru en 1849, qui se déroule au cœur du soulèvement luddite, dans le Yorshire des années 1811-1812. Le terme « luddite », vocable courant dans les pays anglo-saxons, désigne péjorativement tout réfractaire à la technique. Oublié pendant un siècle et demi, dénigré pour son obscurantisme, le luddisme ressurgit au milieu du XXe siècle et récupère notamment une dimension politique grâce à l’historien E.P. Thompson (1963). Au milieu des années 1980, un autre historien, l’Américain David Noble, se penche sur la passivité des travailleurs face à l’automatisation. « Ce qu’il repère dans le luddisme, c’est le souci farouche dont les ouvriers anglais firent preuve pour conserver un contrôle sur les machines, et donc une autonomie dans leur existence, contre les innovateurs, les manufacturiers et le gouvernement » défend François Jarrige, auteur d’une thèse sur le bris de machines en France.
Dans ce sillage historique, un mouvement d’opposition aux technologies, le néoluddisme, va explicitement s’en réclamer dans les années 90 aux Etats-Unis. « Les technologies créées et disséminées par les sociétés occidentales sont incontrôlables et défigurent le fragile équilibre de la vie sur Terre », écrit Chellis Glendinning, un psychologue du Nouveau-Mexique dans Notes pour l’écriture d’un manifeste néoluddite. Le néoluddisme veut enrayer le progrès par souci écologique, lutter contre l’automatisation tenue pour responsable du chômage, et dénoncer les méfaits de l’informatique. Sommet symbolique de cette résistance américaine : Kirkpatrick Sale, une des figures de proue du mouvement, casse un ordinateur devant 1 500 personnes venues l’écouter au New York City Town Hall en 1995. Son plaidoyer contre le capitalisme industriel, Rebels against the Future, a été traduit en France en 2006 sous le titre la Révolte luddite, briseurs de machines à l’ère de l’industrialisation [2]. Hasard de l’air du temps ? Tardive tache d’huile du néoluddisme en France ?
De Ned Ludd à José Bové
Deux autres livres sur le sujet sont parus la même année, dont l’un chez un éditeur loin d’être confidentiel. « Il n’existait rien de français sur les luddites, alors qu’une trentaine de livres ont été publiés en Grande-Bretagne, explique Eric Arlix, qui dirige Ere, éditeur des Luddites [3]. Alors que le mot revenait de manière insistante depuis quelques années. » Trois jeunes chercheurs ont travaillé à réparer la lacune hexagonale, en profitant de l’actualité du luddisme pour se pencher sur l’histoire du mouvement. « Le luddisme est une manière de redonner une conscience historique à l’écologie politique », estime Vincent Bourdeau, docteur en philosophie et coauteur. De son côté, Nicolas Chevassus-au-Louis, docteur en biologie et journaliste, raconte qu’il a eu l’idée des Briseurs de machines, de Ned Ludd à José Bové [4] en parcourant un article de la revue Nature qui évoquait la première destruction d’OGM en Angleterre. Pour lui, le luddisme revient aujourd’hui « sous la forme du fauchage des cultures transgéniques, la première fois qu’une nouvelle technologie est détruite par ses opposants depuis le XIXe. » Exhumé de l’histoire, le luddisme a fini par pénétrer un univers militant et devenir un lieu de mémoire pour de nouveaux groupes contestataires.
Aujourd’hui, différentes communautés militant contre l’imposition des nouvelles technologies, de manière disparate et non structurée, s’en réclament à mots couverts ou ouvertement. Avec la volonté de se doter des bases théoriques, se revendiquant de Jacques Ellul [5], de Günther Anders ou d’apôtres de la décroissance. En 2005, en Espagne, est né l’explicite Los Amigos del Ludd (« Les Amis de Ludd »), bulletin d’information anti-industriel. En France a commencé à paraître en 1998 Notes & Morceaux choisis, bulletin critique des sciences, des technologies et de la société industrielle.
Sur le terrain, les militants « reviennent à des formes d’actions directes en s’en prenant aux technologies », estime Nicolas Chevassus-au-Louis. C’est le cas des trois inculpés accusés d’avoir détruit à coups de marteau deux bornes biométriques de la cantine du lycée de Gif-sur-Yvette le 17 novembre 2005. L’appel, après le procès qui s’est tenu fin janvier 2006 à Evry, doit être jugé en septembre. « Ces destructions volontaires d’objets technologiques, plants d’OGM, lecteurs biométriques ou ordinateurs, s’apparentent à la démarche luddite en ce qu’elles ne visent pas en premier lieu à obtenir de meilleures conditions de travail à l’intérieur du système de production industriel, mais bien plutôt à s’en extraire » [6], estime Célia Izoard, une des trois coïnculpés du Collectif contrebiométrique.
Autre lieu, autre rendez-vous, à Grenoble, avec un autre tandem qui souhaite garder l’anonymat et disparaître au profit du collectif Pièces & Main d’Œuvre (P & MO). Devant eux, sur la table, repose un énorme classeur qui représente cinq ans d’enquête dans la capitale dauphinoise et sa région. Leur militantisme vient d’une longue tradition, celle qui a manifesté contre la centrale de Creys-Malville en 1977. « Nous sommes les héritiers des mouvements antinucléaires des années 70, explique l’homme. C’était alors un mouvement issu de chercheurs qui avaient encore un regard critique. » Leur combat d’aujourd’hui est la lutte antinanotechnologies, rebaptisées « nécrotechnologies » dans une agglomération célèbre pour sa co ncentration de chercheurs et d’entreprises high-tech . Dernier fait d’arme, la perturbation de l’inauguration en grande pompe du pôle Minatec, en juin 2006, grâce au rappel d’environ 1 000 personnes (antibiométrie, Sortir du Nucléaire, anti-OGM, Verts.). P & MO sont des virtuoses de l’enquête de fond pour contredire l’activisme politico-universitaire, sacrifiant également à des tournées dans toute la France pour argumenter sur les dangers volontairement cachés des techniques dernier cri : « Les politiques et les scientifiques nous imposent leurs décisions, sans jamais demander l’avis des citoyens. »
Dépossession
Dans le bar parisien, Guillaume Carnino renchérit : « Depuis le XIXe siècle, il n’y a aucun questionnement ou débat sur l’idéologie du progrès et les choix technologiques. L’essentiel pour nous est de tirer la technologie du côté du politique. » Son livre décrit un individu dépossédé de son savoir-être par les nouvelles technologies, comme l’auraient été les luddites de leur savoir-faire. Disparition de métiers, impossibilité de communiquer sans machines, vision utilitariste du monde, identification croissante des individus et traçabilité des biens avec la biométrie et les puces de détection. Le portrait qu’ils font de la société ne prête guère à rire. Mais ces libertaires inquiets sont rejoints ici ou là par d’autres, à l’instar de Michel Alberganti qui alerte, dans Small Brothers (Actes Sud, 2007) sur le danger des puces RFID (celles qui détectent un objet ou une personne), qui se déploient dans l’indifférence générale, et sur leur danger pour la démocratie. « Je ne serais pas étonné qu’il y ait dans les années à venir un mouvement de critique croissant », suggère Nicolas Chevassus-au-Louis. Ce sondage sur l’avenir de l’Internet, paru en septembre 2006, semble le pronostiquer également. Une majorité (58 %) des 742 experts interrogés par l’institut américain Pew imagine que, d’ici à 2020, des groupes de Refuznik (les « tech-refuzniks ») hostiles à la technologie apparaîtront et pourront avoir recours à des actions terroristes pour perturber le fonctionnement de l’Internet. « Ces adeptes du luddisme, estimait alors Ed Lyell, expert américain des questions d’Internet et d’éducation, n’hésiteront pas à utiliser la violence pour arrêter le progrès même si celui-ci est utile. » Paranoïa contre paranoïa ?
[Frédérique Roussel] dans « Libération » du 21 juin 2007
[1] La Tyrannie technologique, collectif, l’Echappée, 254 pp., 12 €.
[2] La Révolte luddite, Kirkpatrick Sale, traduit de l’américain par Célia Izoard, L’Echappée, 341 pp., 19 €.
[3] Les Luddites, Vincent Bourdeau, François Jarrige, Julien Vincent, éd. Ere, 157 pp., 15 €.
[4] Les Briseurs de machines, Nicolas Chevassus-au-Louis, Seuil, 269 pp., 20 €.
[5] Jacques Ellul (1912-1994), sociologue et militant écologiste, virulent critique de la société technicienne.
[6] La Tyrannie technologique, collectif, l’Echappée, 254 pp., 12 €.