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Je me range bien entendu parmi les amants de la vie. Et j’aime la vie comme on aime une amante bien-aimée. Lorsqu’il m’arrive d’exprimer mon dégoût de la vie, de la maudire, etc. c’est parce qu’elle ne me donne pas ce que j’attendais d’elle.
Tout comme je querelle mon amante lorsque, à tort ou à raison, je juge qu’elle se conduit à mon égard autrement que j’escomptais. Si je n’aimais pas la vie, je ne tempêterais pas contre elle. Que m’importerait ce qu’elle me donnerait ou me refuserait. Je me réfugierais dans l’inconscience de la brute, insensible et léthargique.
Croyez-vous que si je n’aimais pas mon amante, je me querellerais avec elle ? C’est parce qu’elle occupe une place de premier plan dans mon existence que certaines de ses façons d’être à mon égard peuvent m’irriter et même m’exaspérer. Si je ne prenais pas au sérieux l’affection que j’éprouve pour elle, que m’importerait.
On sait que les amis de Nietzsche avaient beaucoup de peine à le supporter. Ses amis n’étaient jamais les amis qu’il aurait voulu qu’ils fussent. Il en souffrait au point de se désespérer. Simplement parce qu’il prenait l’amitié au sérieux. Si son amitié pour eux n’avait été qu’un « ersatz », s’imagine-t-on qu’il eût souffert à ce point ? Aussi ses amis lui demeurèrent-ils fidèles. Et je sais quelle estime ils avaient pour lui, à en juger par une personne, Mme B., qui l’avait bien connu et que j’ai rencontrée à Paris.
Je comprends fort bien qu’on se suicide par excès pour la vie, comme je comprends qu’on se suicide par excès d’amour pour l’être qu’on chérit. Si, en retour de votre amour pour la vie, vous ne rencontrez que déceptions et désillusions quotidiennes, à un point tel que le bilan de votre existence se solde par un déficit impossible à combler désormais, pourquoi s’obstiner dans une persévérance sans objet ?
Rien d’autre que la vie ne saurait vous satisfaire. De quelque côté que vous vous tourniez, c’est l’échec et la défaite. Qui pourrait vous critiquer parce que vous voulez mettre un point final à vos tortures ? Seulement ceux qui, possédant les moyens de vous arracher à votre pessimisme, n’en ont rien fait ? Critiquer est aussi un moyen de décliner ses responsabilités.
Ces attitudes sont parfaitement compréhensibles. Cela prouve que l’amour de la vie peut conduire à la mort. Comme, contrarié et dédaigné et bafoué, l’amour, pour un être humain peut conduire à la haine. La mort n’est après tout que la face opposée de la vie comme la haine est la face opposée de l’amour.
Je prendrais donc au sérieux la vie et l’amour. D’ailleurs prendre au sérieux l’amour, c’est prendre au sérieux la vie : l’amour étant un des masques dont se pare la vie pour se rendre tangible et préhensible.
En se plaçant au point de vue optimiste, tant qu’il vous restera une goutte de sang dans les veines, c’est-à-dire tant que vous posséderez la lucidité d’esprit nécessaire et la perception sensorielle indispensable pour poursuivre la vie, et la traquer, et l’acculer, et lui arracher morceau par morceau du bonheur qui vous est dévolu, parce que vous êtes un vivant, vous continuerez et persisterez à aimer la vie.
A remarquer que lorsque j’énonce : « j’aime la vie », je sous-entends : j’aime ma vie, parce que cette vie que j’aime tel un amant, n’est qu’une représentation subjective, une projection de mon entendement sur l’extérieur. De sorte qu’en adorant la vie, c’est moi-même en fin de compte que j’adore. Et si parce que la vie ne m’a pas donné jusqu’ici tout ce que j’en attendais, j’y renonçais, ce serait en définitive parce que j’aurais perdu toute confiance en mes aptitudes, en mes possibilités individuelles de conquête, d’appropriation, de réaction.
C’est là, après qu’il aura surmonté le doute et l’hésitation qui l’assaillent de temps à autre, la position de l’amant de la vie. La position que je souhaite être mienne et celle des quelques-uns de mon monde…
Le 27 novembre 1941
Emile Armand : Au gré des jours – choix de pensées et réflexions personnelles. (Editions de l'Unique)
N.B : Ce texte, ainsi que quatre autres (époque 1939 – 1942), a été édité dans le cahier « Pensée et Action » n° 6 du 20 février 1946. La période des écrits de E. Armand « Au gré des jours » va de 1939 à 1944.
Le texte ci-dessus peut être mis en lecture avec celui-ci, de Hem Day, éditeur des cahiers « Pensée et Action », Paris – Bruxelles.