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RAVEN EST LOIN D’ÊTRE UN INCONNU des colonnes de
CQFD (n° 18, n° 43), où nous n’avons cessé de déplorer l’incurie de la fameuse « exception culturelle
française » qui laissait plus de la moitié de
son œuvre inédite en français ! Insaisissable, Les aventures de B. Traven par Rolf Recknagel (1918-2006) est un ouvrage passionnant, extrêmement fluide, qui permet de partager l’odyssée de cet « anonyme célèbre » qui gagne à être connu.
Si le mystère des origines de l’homme qui se fit appeler dans sa
seconde vie Traven reste encore entier,on sait qu’il fut auparavant
Ret Marut, homme de théâtre, pamphlétaire et révolutionnaire,
influencé par Stirner, Shelley ou London dans l’Allemagne du début
du siècle. Dans sa revue Der Ziegelbrenner (1917-1921), il pourfend
les ennemis éternels : l’État, l’autorité, le capitalisme, le nationalisme,
le colonialisme, la guerre, l’Église, la bureaucratie, les préjugés
raciaux, mais aussi les partis politiques et le socialisme autoritaire ou institutionnel. Il consacre quelques attaques
toujours actuelles contre la presse
vendue au grand capital, qu’il combattra
d’ailleurs, en qualité de censeur, au sein de l’éphémère
République des conseils de Munich : « On ne parviendra jamais à
une vraie démocratie tant que la presse se trouve aux mains de gens
qui pensent en premier lieu à gagner de l’argent et ne songent qu’en
dernière instance à mettre la presse au service de l’humanité. […]
Toutefois un métier voué à entraver la divulgation de la vérité et à
propager le mensonge, un métier qui pourchasse les hommes et
s’abaisse au commerce pour l’amour du profit, un tel métier est
immoral. […] Le journalisme pratiqué au sens capitaliste est une
infection dont il faut délivrer l’humanité. La liberté de la presse n’est
possible que lorsque la presse n’exerce plus son activité pour l’amour
du commerce.Créer les bases d’une véritable liberté de la presse restait
réservé au prolétariat en lutte. » (Der Ziegelbrenner, 10 mars
1919).
Échappant par chance aux hordes sanguinaires lancées par le
gouvernement social-démocrate de Noske à la trousse des
révolutionnaires, Marut fuit l’Allemagne et abandonne son identité à
Londres d’où il embarque pour Tampico (Mexique) en 1924. De là, il
n’aura de cesse de veiller orgueilleusement sur son anonymat
(« Ma vie m’appartient, seuls mes livres appartiennent au public »,
écrivait-il à ses éditeurs allemands), laissant la matière de ses livres
parler pour lui.
Le mérite de cette biographie est aussi de redécouvrir l’œuvre de
cet écrivain clandestin. Le Vaisseau des morts (1926), récit et
réflexion sur l’errance d’un marin apatride, nous décrit l’enfer du
prolétariat des mers sur un navire au pavillon fantôme. Les
Cueilleurs de coton (1926 – inédit en français) est un récit sur les
ouvriers saisonniers au Mexique, mélange de parias noirs américains,
d’agitateurs anarcho-syndicalistes des IWW (Wobbly) et de
péons mexicains. Le journal Vorwärts qui publia le roman en
feuilleton dès 1925, le commente ainsi : « On connaît la vie des tisserands
silésiens d’avant 1848 ; on connaît la vie des ouvriers
modernes du textile.Mais qui se soucie de ceux qui fournissent la
matière première aux ouvriers du textile, les cueilleurs de coton,ceux
qui travaillent dans les plantations. […] Le héros du roman – car il
y en a quand même un –, c’est la classe ouvrière, ce sont les travailleurs
agricoles mexicains, des Indiens pour la plupart. En comparaison,
les travailleurs ruraux exploités dans les contrées situées
à l’est de l’Elbe mènent une vie de cocagne. »
C’est Le Trésor de la Sierra Madre , porté à l’écran par John Huston, qui demeure l’ouvrage le plus connu de Traven. Précis descriptif
de la fièvre de l’or, Traven y affirme que « ce n’est pas tant l’or qui
transforme les êtres que la puissance qu’il leur donne. C’est cela
qui les excite, dès qu’ils voient de l’or ou même en entendent
parler ». Mais il estime néanmoins, tout au long de son œuvre,
que la radicalité subjective permet de se soustraire à cette funeste combinaison.
L’observation du mode de
vie des indigènes du Chiapas et de
leur condition « naturelle » non
encore soumise aux rapports de
domination capitaliste va d’ailleurs
appuyer cette intuition. La communauté maya résiste mieux que
les conseils de Bavière, ce qui n’empêche pas Traven de rêver à la
fraternisation de l’Indien mexicain et du prolétaire européen.
De l’expédition archéologique Palacios de 1926 auquel il participe
en tant que photographe, Traven tire la matière d’un ouvrage ethnographique, Land des Frühlings ( Au pays du printemps , 1928 – inédit en français) et surtout de son cycle de l’Acajou sur la révolution mexicaine, (dont seuls Indios , La Charrette et La Révolte des pendus
sont traduits en français) qui offre une des descriptions les plus
précises, à la fois éthologique et humaniste, des mécanismes d’un bout
à l’autre de la chaîne de l’exploitation capitaliste.
En 1933, les livres de Traven sont traduits en des dizaines de langues
et se diffusent à des millions d’exemplaires à travers le monde. Les
nazis les interdisent au même titre que ceux de Marx, Freud, Brecht
ou Stefan Zweig. C’est après la Seconde Guerre mondiale que
l’énigme de l’identité de Traven dit Torsvan, dit Hal Croves devient
un jeu médiatique auquel il essaie de se soustraire péniblement.
En 1969, Traven fait disperser ses cendres au-dessus de la jungle
chiapanèque, se mêlant définitivement à la densité anonyme de
la forêt primaire.
Article publié dans CQFD n°63, janvier 2009.
[1] Les éditions l’Insomniaque ne dérogent pas à leur tradition d’excellence qui en a fait une des fines lames de l’édition férocement indépendante et critique depuis 1993. C’est aux insomniaques que l’on doit entre autres Les Écrits d’Alexandre Marius Jacob ; la première édition en français sur la vie de hobo de Boxcar Bertha, racontée par Ben Reitman ; le désopilant Les Aventuriers du RMI de Jérôme Akinora ; Putain d’usine de Jean-Pierre Levaray ; les premiers ouvrages en français de textes zapatistes ; la somme historique Viet nam (1920-1945) du regretté Ngo Van ; l’indispensable anthologie sur l’enfermement Au pied du mur ou encore Les Souvenirs de la guerre d’Espagne d’Antoine Gimenez.