L'écart de rémunérations entre hommes et femmes qui est constaté dans les entreprises privées engendre assez
facilement, de nos jours, l'expression de certaines remarques sur les différences d'orientation et de résultats entre garçons et filles dans leurs études... et parfois d'intérêt pour la lecture dans leurs loisirs - les médias eux-mêmes s'y mettant, depuis la campagne sur la parité, à travers les spots publicitaires contre les discriminations sexistes. Par ailleurs, il est également fréquent d'entendre s'exprimer les inquiétudes de parents, d'enseignant-e-s, d'éditeur-rice-s ou de politicien-ne-s par rapport à une «crise de l'écrit», attribuée à la concurrence de l'image et frappant les jeunes générations. Sur ces bases, des scénarios de politique-fiction plus ou moins plaisants sont imaginables, qui consacreraient une sorte de «revanche» féminine par le biais de la lecture et des études; ou encore l'instauration d'une société aux écrans omniprésents, dans laquelle les livres ne seraient plus que le vestige d'un temps révolu...
Etant donné l'importance de leurs possibles répercussions tant sur le comportement des futur-e-s adultes que sur l'évolution de l'organisation sociale existante, on tentera d'examiner ici la réalité de tels clivages entre les sexes; puis (dans le prochain CA) entre les générations. Mais on le fera en introduisant le critère de classe sociale, très peu souvent pris en compte dans les analyses sur ces questions.
LES GARÇONS ET LES FILLES, C'EST PAS PAREIL...
Deux tendances principales sont couramment soulignées aujourd'hui dans le quotidien de la jeunesse
-pendant leurs loisirs, les filles lisent plus que les garçons, jouent moins qu'eux aux jeux vidéo et pratiquent aussi moins d'activités physiques;
-pendant leurs études, les filles sont plus assidues et se distinguent en français, les garçons dans les matières scientifiques et sportives.
Sans chercher à démontrer par des calculs statistiques peut-être inexistants la véracité de telles observations ou impressions, voyons plutôt ce qu'elles recouvrent et impliquent...
En premier lieu et sans surprise, le maintien d'une spécificité, dès la petite enfance, dans les activités de chaque sexe - et sûrement même son accentuation depuis la critique féministe des années 70. On peut (continuer à avoir) aisément une idée de ces activités pendant les loisirs rien qu'en suivant les frontières du rose dans les magasins de jeux (le bleu, lui, se fond dans un multicolore ouvrant sur un champ d'horizon beaucoup plus vaste que celui de la parfaite ménagère-maman-infirmière). Et il en va de même pour les comportements scolaires : en gros, plus de chahut d'un côté, de sérieux de l'autre... bien que la soif de consommation et la recherche du ludique soient partagées par garçons et filles en tous lieux (voir la mode des marques, de la musique à partir des clips et pubs médiatiques). Pour finir, ce qui ressort des occupations et fonctionnements décrits est une aptitude plus manifeste à se laisser guider par le «principe de plaisir» chez les premiers - à travers notamment les jeux vidéo - que chez les secondes, lesquelles se montrent plus attachées au « principe de réalité» - à travers la... lecture comme accès à la connaissance, par exemple (1).
Cependant, les choix des filles, souvent moins amusants, spectaculaires ou hardis que ceux des garçons, traduisent avant tout une certaine prudence due au désir de s'en sortir mieux, dans une société à domination masculine, en se conformant à la discipline exigée. Cette conduite plus « raisonnable», loin d'être d'ordre physiologique, tient dans une large mesure à ce qu'elles ont moins droit à la fantaisie... et à l'erreur que les garçons parce que, qu'elles en aient conscience ou non, elles subissent un « handicap social » de par leur appartenance au sexe féminin.
C'est pourquoi il faut évidemment dénoncer avec force les explications avancées par certain-e-s - pas forcément de droite - pour attribuer les engouements de chaque sexe â un « ordre naturel» des choses : non, les filles ne sont pas «par essence» davantage portées à rêver, imaginer à partir d'un texte que les garçons (tout comme elles n'ont pas de façon innée un « instinct maternel»). Elles sont surtout bien éduquées dans un comportement attendu (se tenir tranquilles en bouquinant plutôt que s'agiter inconsidérément); et de même les garçons, largement attirés par des jeux vidéo conçus pour eux (dans les genres action, guerre, sports) et par des activités physiques que valorise en priorité leur entourage à leurs yeux. Bref, si on ignore où se situe exactement la frontière entre l'innée et l'acquis, on sait que ces positionnements tellement peu originaux des deux sexes résultent pour beaucoup d'une construction sociale. ils découlent de l'action constante menée par l'entourage familial et scolaire (2) pour forger des personnes conformes aux attentes de l'ordre établi. Pareil constat implique de dénoncer non seulement l'éducation patriarcale qui conduit à cet état de fait, mais encore, à travers la mise en avant de telles « explications », la recherche permanente d'une adéquation avec l'idéologie qui la porte. Car, évidemment, la répartition « naturelle» des activités de loisirs et des matières enseignées entre les sexes... vaut pour le travail, avec l'attribution des emplois en fonction de «valeurs» féminines et masculines, et sous-tend la hiérarchisation actuelle des rôles sociaux.
Toutefois, d'autres - pas forcément de gauche -qui déplorent le poids de l'idéologie patriarcale dans la répartition des rôles sociaux imposée aux deux sexes se réjouissent un peu vite de la «meilleure réussite ü l'école», en moyenne, des filles. Il faut y regarder de plus près pour ne pas se leurrer en croyant possible la disparition, ou même l'atténuation des inégalités économiques avec les garçons par le biais des seules études
- d'une part, en effet, si les femmes sont entrées en masse dans le salariat pendant la Première Guerre mondiale pour remplacer, notamment dans les usines d'armement, les hommes partis au front, elles y sont restées en majorité dans des secteurs, sur des postes et à des conditions de travail bien spécifiques; et si certaines sont aujourd'hui parfois plus diplômées qu'un homme sur un poste équivalent, elles demeurent en général moins payées sur ce même poste et progressent moins qu'eux dans leur «parcours professionnel (3) » ;
- d'autre part, les «succès» des filles se remarquent pour l'essentiel jusqu'au bac, puis dans les filières littéraires à la fac. Quoiqu'elles investissent peu à peu d'autres filières (en particulier celle de médecine), les garçons l'emportent très nettement à mesure qu'on avance dans le cursus universitaire - et plus encore dans les grandes écoles, sources mêmes du pouvoir économique et politique.
L'obtention de diplômes par une minorité dans quelques secteurs d'études ne garantit ainsi pas plus à leurs détentrices une égalité de traitement avec les hommes qu'elle ne modifie la condition des femmes dans leur ensemble.
... MAIS LES CLASSES SOCIALES ENTRE ELLES NON PLUS...
Ce qui manque en fait trop souvent à la critique antisexiste, voire antipatriarcale, c'est la prise en compte de la donne économique. Pourtant, dans le cadre du système capitaliste, il est aussi vain d'espérer la fin de la domination masculine que celle de l'exploitation salariale. Pointer seulement la différence de traitement existant entre filles et garçons dans l'éducation ou au travail ne peut entraîner, au mieux, qu'une réduction progressive des inégalités pour une frange de femmes, et constitue de plus une démarche d'intégration peu propice à un véritable changement dans les rapports sociaux globaux, à la fois de sexe et de classe (4).
Or, si l'on en revient à la question de l'écrit, on s'aperçoit vite, en introduisant cette donne économique, qu'il convient d'apporter de gros correctifs aux constatations brutes énoncées au début de ce texte, en fonction des classes sociales et des zones d'habitation dont on parle.
D'abord, un jeune citadin appartenant à la moyenne ou à la grande bourgeoisie lit sans doute autant ou plus qu'une jeune rurale issue du même milieu; ensuite, il lit sans doute plus qu'une fille d'agriculteurs... Enfin, il lit souvent aussi plus diversifié que celle-ci, y compris lorsqu'elle est « bonne élève », parce qu'il peut avoir accès chez lui à des ouvrages variés, donc susceptibles d'éveiller davantage la curiosité et la réflexion que les classiques prônés à l'école (surtout quand ces derniers sont pris à doses homéopathiques dans quelque version abrégée).
De même, dans les villes, en particulier les grandes, le choix du lycée général par rapport au lycée professionnel ou à l'apprentissage semble presque inversement proportionnel à celui des campagnes, en particulier les plus agricoles : tandis qu'une majorité de jeunes des deux sexes opte pour un enseignement général en milieu urbain, en milieu rural beaucoup s'orientent (sont orientés, et par leur famille et par le collège) vers des filières plus courtes, censées les conduire plus vite à un travail.
Les raisons d'un tel phénomène sont variées, mais la principale est aisément repérable puisque c'est une simple question d'appartenance sociale : les classes moyennes, davantage représentées dans les métropoles, poussent leurs enfants vers les études longues, alors que les catégories aux revenus plus faibles - petits agriculteurs ou artisans, employés et ouvriers - ont tendance à choisir des formations courtes pour les leurs. L'idée d'utiliser rapidement le savoir pour acquérir un métier prévaut dans ces catégories, par une pure logique de survie : ne pouvant payer longtemps des études à leurs enfants, les parents la jouent « efficace » (au besoin en « faisant des sacrifices » pour celui ou celle qui paraît vraiment disposé-e à étudier en vue d'un métier souvent arrêté tôt). Le réflexe de mettre sans tarder au travail les garçons, surtout, subsiste fortement; mais les filles y adhèrent également d'elles mêmes dans une large mesure - pour être coiffeuses, serveuses ou aides-ménagères -, afin d'obtenir une indépendance économique et d'avoir les coudées franches.
Par ailleurs, dans l'actuel contexte de fort chômage, les études générales s'avèrent de moins en moins un moyen d'ascension sociale (5), et les milieux peu fortunés en sont bien conscients : si dans les familles ouvrières d'il y a quelques décennies, on a pu miser dessus pour voir s'élever les enfants sur l'échelle sociale, l'illusion ne trompe plus grand monde (6).
... ET L'ÉCOLE N'ARRANGE RIEN!
L'Éducation nationale accentue terriblement le fossé entre les classes sociales parce qu'elle demeure une institution extraordinairement porteuse d'inégalités. Certes, au primaire, la scolarisation obligatoire assied presque tous les enfants sur ses bancs, mais la sélection commence dès lors, pour de multiples raisons - et ce, sans qu'il soit besoin de prendre les ZEP comme référence : l'apprentissage de la lecture dans une famille qui ne lit pas est moins aisé que dans le cas contraire; le personnel enseignant «accroche» plus avec un gamin à l'esprit ouvert par un environnement culturel proche du sien qu'avec l'inverse, etc. Et l'écart s'accentue à mesure que s'écoulent les années de collège - avec l'envoi massif, par ce personnel enseignant et l'administration, des enfants de « milieux défavorisés » en LEP, classes spécialisées et autres voies de garage, sous un regard parental favorable, ou d'une neutralité proche du fatalisme sinon de l'indifférence.
L'entrée au lycée parfait le tableau : la progéniture des couches sociales les plus élevées est extrêmement représentée dans l'enseignement général, comparé à un enseignement technique et professionnel quasi réservé aux « autres (7) ». Alors, parmi les rangs serrés des enfants de la bourgeoisie qui franchissent le seuil de l'Université ne se trouvent plus qu'une série d:exceptions confirmant la règle d'une hiérarchie sociale inébranlée.
En fait, comme l'ont montré des enquêtes dans les banlieues portant sur l'échec scolaire (8), les enfants accrochent d'autant mieux à l'institution scolaire que cette dernière a du sens pour eux, et l'opinion des parents sur le sujet compte évidemment. Or, cette opinion des parents et leur attitude par rapport à cette institution sont toujours directement liées à ce qu'ils y ont vécu eux-mêmes. Quant à la réussite scolaire, elle dépend pour une large part de l'environnement affectif, un soutien familial favorisant forcément la confiance en soi nécessaire pour mener des études à leur terme.
Bien sûr, des filles d'origine modeste arrivent à obtenir une autonomie financière par le biais de ces études. Mais les faits sont là pour montrer à quel point la réussite dans un tel domaine est encore un leurre : même si elles passent le barrage de classe qui empêche les moins fortuné-e-s d'accéder au troisième cycle, elles demeureront en retrait par rapport aux hommes sur les terrains qui comptent vraiment (ceux où il y a du pouvoir de décision). Et puis, les diplômes ne changent de toute façon pas grand-chose à la répartition des rôles sociaux au quotidien. Toujours en zone rurale, il arrive maintenant de voir dans un couple aux revenus avoisinant au maximum l'équivalent de deux SMIC la femme en possession d'un bac et l'homme non. Elle peut, grâce à ce papier, faire un peu de secrétariat dans un cabinet médical ou de comptabilité à l'usine du coin, pendant que lui est petit agriculteur, artisan ou ouvrier - comme son père ou son grand-père, sans doute. Mais la réalisation des tâches journalières, elle, reste traditionnelle : ménage et enfants pour l'une, potager et bricolage pour l'autre - potager et enfants étant éventuellement quelque peu partagés...
Autrement dit, l'enseignement actuel, déjà inégalitaire entre les classes sociales, ne modifie guère plus les rapports hiérarchisés entre les sexes que l'image négative des « filières pour filles » et « professions de femmes» par rapport à celles concernant respectivement garçons et hommes (9). Tout comme la féminisation d'une profession entraîne fréquemment sa dépréciation, au lycée les filières littéraires, où prédominent les filles, sont moins cotées que les scientifiques - lesquelles-occupent une place prépondérante dans... le système capitaliste.
Le bac S, qui tend à devenir le seul «vrai» bac général, puisque les bacs L et ES ne donnent pas accès à toutes les formations proposées par l'enseignement supérieur, échappera-t-il à ce sort avec «l'intrusion» en proportion croissante de filles dans ses classes? On peut en douter, d'autant que, selon l'Éducation nationale, les «très bons éléments» désertent de plus en plus les sections scientifiques telles que math sup au profit des sections technologiques. L'explication du phénomène tient à ce que les études théoriques, celles de la recherche fondamentale, étant toujours moins subventionnées par l'État et le capital, beaucoup de jeunes (mais surtout des garçons) optent pour leurs applications concrètes - un créneau plus rentable à court ou moyen terme... et à effectifs déjà très largement masculins.
Enfin, toujours sur le terrain des classes sociales - quoique cette réalité soit masquée par les zones géographiques les recouvrant en partie -, les lycées des grandes agglomérations et ceux des campagnes sont loin d'offrir à leurs élèves des moyens identiques pour mener à bien leurs études : il y a dans les seconds à la fois moins de matériel pédagogique et informatique, de choix dans les matières enseignées, et des conditions de vie plus difficiles (10) que dans les premiers. Et leur écart déjà croissant s'aggravera à coup sûr après la départementalisation, en accentuant encore la disparité des ressources entre les régions, donc de leur pouvoir attractif. Cet état de fait incite nombre de parents des zones rurales qui le peuvent financièrement à envoyer leurs enfants à la ville... d'autant que ceux-ci ont souvent envie d'y aller, par attrait pour les lumières de cette ville, et parce que la ruralité rime avec esprit rétrograde ou mentalité ringarde dans tous les canaux idéologiques de la société (11).
Paris a, pour sa part, le pompon dans l'art de contourner la «carte scolaire», comme l'a montré l'étude réalisée sur la dernière rentrée : 40 % des élèves de sixième - contre 29% dans la moyenne française - ne sont pas scolarisé-e-s dans leur collège public de rattachement (sans compter les fausses domiciliations, nombreuses mais impossibles à comptabiliser). Les arrondissements du nord-est sont particulièrement concernés : 6 % des familles y ont obtenu une dérogation et, surtout, 34% ont fait le choix du privé pour échapper à une composition sociale des classes ou à une équipe pédagogique qui leur déplaisait dans le public. Des chiffres caricaturaux, mais qui traduisent bien la composition sociale de la capitale, fief de couches moyennes et supérieures soucieuses à la fois de ne pas mélanger les leurs avec n'importe qui et de les voir maintenir leur statut par le biais des études.
En conclusion provisoire, on dira que si la chanson de Trenet Papa pique et maman coud a acquis un charme un peu vieillot dans la mesure où les travaux de couture - surtout ceux de culottier - ne sont plus tellement au goût du jour dans la société française, il n'y a pas encore de refrain à fredonner demain dans les familles sur le thème Papa joue et maman lit. Il existe sans doute bien, globalement, une préférence marquée pour les jeux ou la lecture chez les jeunes selon leur sexe, mais elle doit être relativisée par leur appartenance sociale, et ne traduit de toute façon pas de changement radical dans la répartition des rôles... Quant à la seconde partie de cet article, elle tentera d'apprécier à sa juste valeur la fameuse crise de l'écrit décriée, qui creuserait un fossé grandissant entre les générations.
Vanina
(1) On ne vise donc pas là le feuilletage des magazines pour adolescentes - sur les vedettes ou la beauté -, guère plus « intellectuels » que ceux pour adolescents - sur le football ou les scooters.
(2) La cour de récré, alliée essentielle de la télé, est de plus en plus prégnante dans la diffusion de « modes générationnelles » parfaitement ciblées selon .les sexes : pas besoin d'avoir un poste à la maison pour être touché-e par l'arrivée de la dernière console ou Barbie, les camarades de classe constituent le relais publicitaire idéal.
(3) On fait ici référence aux postes de cadres et, dans une moindre mesure, d'employées du secteur privé - les écarts de salaire pouvant s'obtenir aisément, entre autres, par la non-reconnaissance de la qualification correspondant à la tâche accomplie. Dans la fonction publique, qui pratique en principe une rémunération égale entre hommes et femmes, la différence de traitement à l'égard de ces dernières porte plutôt sur l'avancement, ce qui rend son effet sur la rémunération moins visible... À l'autre bout de l'échelle, les emplois les moins qualifiés et les plus précaires sont en majorité féminins - bien qu'il faille relativiser les résultats des études officielles sur la question, du fait qu'elles ignorent les innombrables boulots au noir effectués dans un secteur aussi important que le bâtiment par une main-d'oeuvre essentiellement masculine.
Courant alternatif #153 novembre 2005