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l'Humanité :
"L’hiver dernier, les morts consécutives de sans-abris dans ce bois avaient créé l’émoi. Loin de l’agitation, retour sur les lieux où vivent une centaine de personnes, avec les maraudeurs d’Emmaüs. D’abord, il y a des regards. Certains attrapent le vôtre, d’autres s’échappent. Un plant de tomates, une branche haut perchée, un ruisseau… autant de lignes de fuite. Ensuite, il y a ces hommes. Pierre, Jean-Marc, Paulo, Chamane, Thierry. Eux qui ont choisi de s’installer dans le bois de Vincennes plutôt que de subir la violence quotidienne de la rue et des centres d’hébergement. Eux qui ont décidé de se reconstruire, voire de se ressourcer, à l’abri des arbres dans ce qui constitue le plus grand espace vert parisien. De fait, il est possible de passer à côté des cabanes ou des tentes sans les voir. Il aura même fallu deux mois aux compagnons d’Emmaüs pour les trouver.
Garder le moral à moins 14 degrésIl faut ainsi s’enfoncer dans le bois, emprunter un sentier et écarter les branches pour arriver au refuge de Pierre. Ici, ce boulanger a récupérer des pierres pour poser un dallage. Là, il cultive un potager ; aujourd’hui, grâce à un long travail de débroussaillage, des salades, des tomates, des haricots verts ou encore du persil sortent de terre. Plus loin, il a même pensé à installer une évacuation d’eau et une chaise percée qui débouche sur un trou dans la terre. Voilà pour le coin toilettes. Fièrement, il présente sa cuisine, le barbecue, propose un café avant de lever une bâche pour dévoiler le bois de chauffage. « Je suis ici depuis 22 mois et il m’a fallu un an pour tout aménager. Cela demande du temps mais c’est plus agréable que d’être dans la boue. » Ainsi fondu dans l’environnement, il est tellement bien adapté, qu’il sera difficile de trouver une solution adptée de logement » analyse Christian, organisateur de maraudes quotidiennes avec Emmaüs.
Aujourd’hui autonome, Pierre, quinquagénaire sans logement, a pourtant craqué puis démissionné face au trop-plein de travail dans son ancienne boulangerie. « Suite à cela, je n’arrivais plus à payer mon loyer. On peut descendre très vite. » En septembre prochain, Pierre démarrera un CDI. Avant d’arriver dans les bois, il est passé par le Fort de Nogent, réquisitionné pour héberger les sans-abris du Canal Saint-Martin. « Quand j’ai vu que les gens se battaient pour une bouteille de vin, je suis parti. Ici, il faut aussi avoir un bon moral surtout quand on se réveille et que la température est descendue à moins 14° ».
Comme les bagnards en bavaientFin avril, la garde républicaine a conseillé à Jean-Marc, arrivé depuis peu dans le bois et somme toute assez fragile, de s’installer près de Pierre. Le système de solidarité qu’ils ont échafaudé permet au nouveau venu de se reconstruire. Avec l’aide de Pierre, Jean-Marc a désormais un potager bio, un coin cuisine et une tente canadienne qui tient le coup. Des journaux et des livres d’histoire ou d’aventures lui permettent de rester en lien avec le monde. À eux deux, ils ont extrait 400 kg de cailloux pour aménager l’espace : « J’ai compris comment les bagnards pouvaient en baver », souligne Jean-Marc avec un sourire timide. Il est lui-même passé par un foyer d’hébergement qu’il a vite largué. « Huit personnes pour 8 m²… impossible de dormir. Certains gueulent, d’autres toussent ou n’arrêtent pas de se lever. J’y ai, qui plus est, attrapé une maladie de peau. Ici, je peux profiter des douches du stade Pershing juste à côté car la propreté est nécessaire si on veut se réinsérer. Le bois de Vincennes, c’est le meilleur endroit pour se réadapter et retrouver confiance. » Avant de travailler à un jardin d’Emmaüs à la Pitié-Salpêtrière, Jean-Marc exerçait le métier d’ingénieur du son et gagnait plus de 3 500 euros par mois. Il cite en bloc des albums de Daho, Higelin ou Lavilliers sur lesquels il a travaillé. « Il m’arrivait de rentrer chez moi à 9 heures du matin après une nuit de boulot et j’en faisais toujours plus pour offrir la vie qu’elle voulait à ma femme et élever ma fille. » Les yeux mouillés, il poursuit. Un matin, en rentrant dans son appartement du 16e arrondissement de Paris, la concierge le regarde étrangement. Il comprend une fois chez lui : sa femme est partie avec sa fille. À partir de là, il se ruine en frais d’avocat. « Je continue d’entretenir quelques relations dans le show-biz. Mais je ne pouvais pas être à la rue dans Paris car les gens m’auraient vu. Là, les gens peuvent penser que je suis parti à Los Angeles, car si on te voit plus, c’est que t’es mort. » « Au départ, je m’étais dit que j’étais là pour deux mois mais d’un autre côté, j’ai tout aménagé ici. C’est paradoxal. Et en même temps, ici, je fais des économies. » De fait, le grand problème pour de nombreux sans-abri est de concevoir la nécessité d’une participation financière pour se loger. « Il y a certes des ruptures dans le travail ou au sein de la famille mais il ressort également chez eux un refus des contraintes de la société. C’est ce qu’ils expriment lorsqu’ils parlent de leur surcroît de travail. C’est pour ça que le retour à la nature est souvent évoqué », commente Odette d’Emmaüs.
Un va-et-vient permanentMissionnée par la Ville de Paris et par l’État, l’association travaille (en lien avec le Secours catholique, le SAMU social et la direction de la prévention et de la protection de la mairie) à créer des liens avec les sans-abri afin d’élaborer de concert des solutions adaptées et innovantes de relogement. « Ils sont tout de même socialisés et bénéficient de droits sociaux », relève Rachid, autre maraudeur. Non loin du lac de Saint-Mandé, il y a Paulo le barbu. Vingt ans de bois. Il refuse de parler aux journalistes. L’hiver dernier, après leur passage, « les bleus de Nanterre » sont venus le chercher. « Hors de question de dégager d’ici. » En face, quatre jeunes de 22 à 24 ans ont laissé leurs tentes pour faire la manche en ville. Un peu plus loin encore, il y a Chamane, un Africain longiligne et mystique qui invite à la relaxation, recouvert de peintures, de bagues et de boucles d’oreille. Un ami, Amaury, raconte que Chamane a quitté sa cité assez mystérieusement. Selon les saisons ou les flux des travailleurs venus de l’Est, le bois assiste à un va-et-vient permanent. « À l’inverse des gens de la rue, ces sans-abri sont chez eux et nous reçoivent. Sur le trottoir, il n’y a aucune barrière. Ils ont perdu de vue que l’hébergement social a évolué, notre travail consiste aussi à les amener sur place pour le leur montrer », pointe Christian. Difficile néanmoins de se retrouver dans un espace normé avec des règles et des horaires lorsque l’on a vécu en totale indépendance. Confiant, son collègue, Rachid, conclut : « Tout est à réinventer. »
Lina Sankari