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No pasaran. Depuis maintenant deux ans, la Russie connaît une vague de violences néo-nazies dont bien souvent, les habitants d’Europe de l’Ouest n’ont pas idée. Ces violences, qui ont connu une accélération depuis novembre 2005, prennent pour cible des étrangers (étudiants, demandeurs d’asile), des personnes originaires d’anciennes républiques soviétiques ou appartenant à des minorités ethniques et des militants antifascistes : elles sont, selon les autorités russes, le fait de skinheads souvent jugés pour « hooliganisme » ou « vandalisme » alors que leurs motivations racistes ou leur stratégie anti-antifasciste sont évidentes.
Dans le contexte russe, la violence néo-nazie n’est pas une nouveauté : depuis la fin de l’ancien régime « communiste », les nationalistes de toutes factions ont le vent en poupe, et certains partis ouvertement nationaux-socialistes ont pu rassembler plusieurs dizaines de milliers d’adhérents, leurs services d’ordre bénéficiant même parfois d’entraînements armés dans des camps militaires tout à fait officiels.
Depuis douze ans, la guerre en Tchétchénie a permis de laisser libre cours au racisme anti-caucasien, au niveau de la rue comme des administrations. Certains groupes en ont profité pour déclencher parfois de véritables pogroms sur des marchés de Moscou ou de Saint-Pétersbourg.
Dans la rue, il ne fait pas bon se promener isolé si on n’a pas le visage « européen ». L’agression est courante, parfois mortelle. Les ambassades et consulats donnent à leurs ressortissants « visibles » des consignes de prudence, de se déplacer en groupe ou même celle de rester chez soi tous les 20 avril, jour anniversaire d’Adolf Hitler. De fait, tout au long de l’année 2005 se sont succédées les attaques racistes, pourtant pas toujours jugées comme telles par les autorités russes. Lorsqu’en février, un étudiant en médecine originaire de Guinée Bissau a été tué à l’arme blanche à Voronej, les trois jeunes gens qui ont été arrêtés ont été reconnus coupables de meurtre raciste, ce qui a constitué un précédent important en Russie. En revanche, le procès de cinq personnes ayant participé à une attaque lancée en 2001 par plus d’une centaine de skinheads contre des commerçants appartenant pour la plupart à des minorités ethniques sur un marché de Moscou s’est soldé par l’acquittement de deux des assaillants présumés, tandis que deux autres étaient condamnées avec sursis et le dernier à une peine d’emprisonnement de six mois. Toujours en février, une fillette tadjike de neuf ans a été tuée à coups de couteaux à Saint-Pétersbourg alors qu’elle rentrait chez elle, en compagnie de son père et de son cousin. Plusieurs jeunes gens ont été arrêtés et poursuivis dans le cadre de cette affaire, mais finalement, le jury a exclu tout mobile raciste, alors même que les agresseurs ont proféré des injures racistes avant de poignarder la petite fille à onze reprises.
Force est de constater que le gouvernement de Poutine a tout misé sur le chauvinisme et le patriotisme pour suppléer au sentiment de frustration dû à la chute de l’ancien empire et s’en servir à l’occasion dans ses stratégies politiques, sans se soucier des conséquences. Or aujourd’hui, face aux violences d’extrême droite enregistrées, Poutine réagit en créant de toutes pièces un « mouvement antifasciste » dont l’organisation de jeunesse appelée Nashi (cf. encart) assume les actions de rues.
Intimidations, menaces... et assassinat
On peut difficilement marquer le début de cette vague de violence néo-nazie : pourtant, l’assassinat le 19 juin 2004 de Nikolaï Guirenko, éminent défenseur des Droits de l’Homme et spécialiste de la lutte contre le racisme et la discrimina-tion en Russie, semble constituer un tournant du fait de la place officielle qu’occupait ce chercheur, tué par balle à travers la porte de son domicile. Difficile, cette fois-ci, pour les autorités russes, d’invoquer le règlement de compte entre bandes rivales de hooligans, lorsque la victime se trouve être le président de la Commission des Droits des Minorités de l’Union scientifique de Saint-Pétersbourg et avoir régulièrement alerté l’opinion sur les groupes néo-nazis et les skinheads sur lesquels il avait réalisé plusieurs études en direction des pouvoirs publics ; il a été notamment l’un des très rares experts intervenant lors des procès contre les auteurs d’attaques ou d’actions racistes et permettant parfois une qualification comme telle de ces actes. L’enquête de police n’a pas abouti à ce jour : ni les auteurs de ce crime (que personne n’a vus car ils ont tiré à travers la porte) ni l’arme utilisée, une arme ancienne datant de la Seconde Guerre mondiale d’après les balles, n’ont été retrouvés. Il faut signaler que ce meurtre a eu lieu quelques jours après la libération d’un néo-nazi arrêté pour avoir saccagé les locaux de l’association Memorial de défense des Droits de l’Homme, connue pour ses positions antifascistes et y avoir agressé puis ligoté son président. Des menaces de mort (coups de téléphone nocturnes, graffiti sur la porte d’entrée) ont été enregistrées après cette attaque au domicile d’une autre responsable de Memorial.
Fait remarquable : un homme appartenant au FSB (nouveau nom du KGB) a été arrêté dans l’enceinte de la prison où était détenu l’un des agresseurs du président de Memorial (un néo-païen, l’autre, identifié comme skinhead n’ayant pas été retrouvé), au moment où il essayait de faire parvenir à ce dernier une liste de noms de personnes chargées de lui fournir de faux alibis...
Il faut préciser que les antifascistes [1] russes sont très divisés et isolés : quelques militants d’associations, des défenseurs des Droits de l’Homme, des militants issus de partis libéraux, tant au sens politique qu’économique, des anarchistes classiques et une mouvance alternative radicale qui se défie de toutes les forces précédemment citées. Cette scène musicale alternative, qui n’hésite pas à affronter les néo-nazis dans la rue, quitte à renverser la vapeur en allant les chercher, parfois avec succès, organise une riposte antifasciste radicale.
Des violences ciblées : des meurtres anti-antifascistes
À partir de l’assassinat de Guirenko, les violences prenant pour cibles des militants antiracistes et antifascistes semblent s’accélérer notamment sur trois villes : Moscou, Saint-Pétersbourg et Voronej (au sud de Moscou).
Le 13 novembre 2005, c’est un jeune militant punk de Saint-Pétersbourg, Timur, qui a été poignardé à mort devant une librairie par un groupe d’une dizaine de néo-nazis qui connaissaient son nom et son visage, sous les yeux de son ami Maxim, lui aussi blessé. Ces deux jeunes musiciens, qui venaient de participer à l’initiative hebdomadaire « Food no bombs » [2], étaient des militants de la scène antifasciste radicale de Saint-Pétersbourg, qui avaient déjà été menacés par les néo-nazis un mois auparavant. Timur est mort avant l’arrivée de l’ambulance sur les lieux de l’attaque : il avait 20 ans. Maxim en a réchappé malgré 5 coups de couteaux dans le corps : désormais unique témoin du meurtre de son ami, il a été invité par la police dès sa sortie de l’hôpital à reconnaître ses agresseurs parmi des naziskins interpellés. Face à face. Sachant que les procédures de protection de témoins sont inexistantes et dans le contexte actuel, cela équivaut à une condamnation à mort pour ce jeune de 20 ans. À ce jour, les meurtriers de Timur ont tous été arrêtés, à l’exception du chef de la bande, dont le nom est connu de la police, mais qui est toujours en cavale.
Le 7 avril 2006, un étudiant originaire du Sénégal, Samba, a été abattu d’une balle dans la nuque à Saint-Pétersbourg. Militant antiraciste de 28 ans, Samba était engagé dans une ONG appelée African Unity et avait participé à l’organisation de festivals inter-culturels, en lien avec le mouvement de jeunes pro-Poutine Nashi autoproclamé antifasciste. Samba a été tué au petit matin, après une soirée en discothèque où avait été célébrée l’amitié inter-culturelle entre Russes et étrangers. Le ou les agresseurs attendaient les étudiants africains, embusqués sous une porte cochère et, lorsqu’ils se sont rués dans la rue en hurlant des slogans nazis, les étudiants, pris de panique, sont partis en courant ; un coup de feu est parti, et les étudiants ont pu voir un homme avec une arme à feu. L’homme s’est enfui vers une cour et a disparu après s’être débarrassé de l’arme sur laquelle était gravée une svastika. À ce jour, l’enquête de police suit son cours ; le procureur a d’ores et déjà qualifié ce crime de « meurtre à caractère racial » et a déclaré en avoir fait une priorité. Contrairement au meurtre de Timur, le meurtre de Samba a fait l’objet d’un traitement médiatique international.
Le 16 avril 2006, un groupe de six skinheads néo-nazis a assassiné à Moscou un musicien punk antifasciste de 19 ans, Alexander (Sasha), alors qu’il se rendait avec un ami à un concert. Sasha a reçu de nombreux coups de couteaux au cœur et dans le cou : les néo-nazis portaient des gants en caoutchouc afin d’éviter de laisser des empreintes. La police a déclaré avoir trouvé des autocollants antifascistes dans les poches de Sasha, et les amis de ce dernier ont affirmé qu’ils avaient toutes les raisons de croire que ce meurtre avait été planifié par les néo-nazis. Les informations sur l’enquête et les divers témoignages recueillis sur cet assassinat sont assez limités pour l’instant, mais il n’en demeure pas moins que la situation va en s’aggravant et que la terreur anti-antifasciste s’installe en Russie.
En effet, en plus des agressions physiques, les actions psychologiques vont aussi bon train : après l’assassinat de Timur, des autocollants représentant un naziskin pointant son flingue sur la tempe d’un antifasciste pissant de peur, agrémenté du commentaire « Ainsi finiront tous les antifascistes » étaient visibles partout dans Saint-Pétersbourg. En outre, de nombreux défenseurs des droits des minorités et activistes antiracistes sont visés ; les données personnelles de certains d’entre eux ont même été affichés sur Internet et sur les murs, assortis de menaces, et ce dans plusieurs villes de Russie.
Les assassinats ciblés de Guirenko, Timur, Samba et Sasha, tout autant que les crimes racistes prenant pour cibles étu-diants africains, immigrés ou Roms, montrent bien que les néo-nazis ont identifié les militants antifascistes et antiracistes comme leurs ennemis, dont ils sont prêts à se débarrasser par tous les moyens, y compris le meurtre. Face à cela, les militants qui ont choisi de vivre à Saint-Pétersbourg, à Moscou, à Voronej ou n’importe où en Russie, doivent pouvoir compter sur nous autres, militants antifascistes et antiracistes français et européens, pour les soutenir et diffuser les informations qui les concernent dans nos pays et dans nos médias.
Tina et Wash, avec le concours précieux de Antifascist Motive
NASHI, la jeunesse poutinienne « antifasciste »
Les Nashi, qui s’appelaient Ceux qui marchent ensemble au moment de leur création, sont ni plus ni moins que les nouveaux komsomols mis en place par Poutine il y a quatre ou cinq ans pour embrigader la jeunesse russe. La signification du nouveau nom de l’organisation en russe (Les Nôtres) est largement évocatrice de par l’identité restrictive qu’elle suggère et ne promet pas un engagement des plus progressistes aux jeunes qui choisissent d’y participer.
Les Nashi s’autoproclament aujourd’hui antifascistes*, après s’être concentrés sur bien des terrains de « luttes » désignés par Poutine : créés pour combattre le NBP de Limonov que Poutine avait déclaré être l’ennemi du régime, ils ont occupé quelques temps le terrain de la lutte contre la drogue, s’adressant aux jeunes dans les établissements scolaires. De fait, leur caractère officiel et le lien qui les unit au gouvernement de Poutine leur ouvrent toutes les portes (écoles, administration) et leur permettent tous les financements, y compris en Tchéchénie où les Nashi possèdent des locaux splendides dans la ville de Grozny, en l’occurrence peut-être la plus belle maison de toute la ville.
À côté de leur tout nouvel engagement antifasciste, les Nashi n’hésitent pas à fustiger les défenseurs des Droits de l’Homme qui mettent en cause l’action de Poutine et de son gouvernement en Tchéchénie. Ainsi, en février de cette année, ils se sont mobilisés au moment du procès d’un homme qui avait publié un appel contre la guerre en Tchéchénie, mais pas pour le soutenir... Cet homme fut en fin de compte condamné pour incitation à la haine raciale ( !) et condamné à deux ans avec sursis. Après la mort de Samba, dont l’organisation African Unity avait auparavant travaillé à des mobilisations inter-culturelles avec les Nashi, ces derniers ont appelé à un rassemblement en mémoire de Samba. Parmi les antifascistes de Saint-Pétersbourg s’est posée la question de la participation à un tel rassemblement, face à une organisation gouvernementale qui s’était prononcée pour la condamnation pour incitation à la haine raciale d’un défenseur des Droits de l’Homme. Au bout du compte, quelques 2000 jeunes (18-19 ans) des Nashi se sont rendus au rassemblement, mais l’émotion n’était pas vraiment présente, malgré les bougies, les fleurs, les t-shirts Nashi et les blousons noirs et blancs que tous avaient revêtus pour l’occasion. Les mots d’ordre des Nashi étaient : « On nous tue, Poutine aide-nous », de sorte que Poutine était réellement présenté comme le sauveur attendu, comme le veut tout bon culte de la personnalité.
* Depuis deux ans, le nom officiel de la structure est : Mouvement antifasciste Nashi
à 23:10